Peinture : Barbara Kroll
***
« La Colombe poignardée et le Jet d’eau »
Guillaume Apollinaire
*
[Incise sur la « possibilité » d’être Poème – En réalité, nul ne sait vraiment ce qu’est un Poème, quel est son contenu, quelles sont ses règles formelles, s’il doit s’amarrer à quelque esthétique, s’il doit servir une éthique, s’il doit énoncer l’Amour ou bien le Guerre, s’il doit louer la Beauté, d’un Paysage, d’une Femme ou bien d’une Âme. S’il doit être Ode, se donner selon l’Épique, le Lyrique, où doit se situer sa césure, et le nombre de pieds sur lequel reposera son propre rythme. Je crois que le rythme, cette sorte de chorégraphie, est bien ce qui semble le prédiquer tel l’être qu’il est. Mais ceci est affaire de ressenti et, sans nul doute, de considération subjective. Et maintenant il faut en venir à son aspect extérieur, à la silhouette qu’il propose, au tableau qu’il dresse pour nos yeux. Ici je pense aux célèbres « Calligrammes » d’Apollinaire dont une image est proposée à l’incipit de cet article. Le début de cette poésie se lit comme suit :
« Douces figures poignardées chères lèvres fleuries
Yette et Lorie
Annie et toi Marie
Où êtes-vous ô jeunes filles
Mais près d'un jet d'eau qui pleure et qui prie
Cette colombe s'extasie… »
Sans entrer dans un commentaire mot à mot qui ne serait qu’un truisme, ce qui est d’emblée évident, c’est que la Forme est au service du Fond, comme si le sens était augmenté, transcendé par l’image selon laquelle la poésie se donne dans l’espace de la page. Une manière hyperbolique de signifier ses états d’âme intérieurs. Les porter au jour, pour Apollinaire, ne pouvait avoir lieu que sous cette forme de jaillissement, de pure exaltation, d’exhaussement de la graphie située au plus haut de sa capacité expressive. Et ceci est totalement admirable. Le génie de la langue rejoignant celui de la maîtrise du geste. Pour autant la forme seule serait bien incapable de signifier si l’essence même du mot n’en soutenait l’armature. La clarté du Poème, son rayonnement, peuvent se traduire, d’une façon métaphorique, comme la coque de la noix qui ne brillerait qu’à l’aune de l’amande qu’elle contient, qui en actualise et synthétise la totalité du sens.
Rapide commentaire
« Douces figures poignardées chères lèvres fleuries »
Ici, l’énonciation continue, sans césure aucune, s’adresse, telle une imploration, à la totalité de l’être de ces personnages féminins. Il y va de l’épiphanie des visages (cette inépuisable source de l’identité humaine), mais aussi, en un seul empan de la pensée, il y va des lèvres fleuries (ces emblèmes sublimes de l’Amour, ces seuils infranchissables à partir desquels nait l’irremplaçable Langage).
« Mya Mareye
Yette et Lorie
Annie et toi Marie »
Ici, le Poète, par le choix de sa calligraphie, place à l’avant-scène, ces Figures Féminines qui pourraient bien être les Muses qui font se lever le Verbe, le faire rayonner au plus haut de son destin. Par leur place dans le texte, Mya, Mareye et leurs compagnes deviennent des êtres clairement identifiés, des êtres de chair, si l’on peut dire.
« Mais près d'un jet d'eau qui pleure et qui prie »
Ici, une rupture ne serait possible qu’au prix d’un affaiblissement du sens. Si le Poète veut placer sous le feu de son style la haute affliction dont ses Héroïnes sont atteintes, rien ne lui est plus utile que de lier, en une intime et unique signification, identique au flux d’un flot, aussi bien les pleurs (coefficients d’une immense tristesse), aussi bien la prière qui est le geste par lequel elles voudraient infléchir le sort qui est le leur, le porter sur une margelle bien plus lumineuse. Ici se laissent voir, avec force, toutes les ressources d’une disposition spatiale singulière des mots. Leur aspect les accomplit tout autant que le sens interne dont ils sont porteurs par essence.
Une question naïve consisterait à se demander si une disposition typographique particulière suffirait à reconnaître un texte en tant que poème. Bien évidemment non car s’il en était ainsi, une simple prose indigente mimant l’aspect général de la versification, deviendrait, à son « corps consentant », Poème, ce qui ne serait qu’une usurpation d’identité.
« La Trahison des images »
René Magritte
*
Parfois conviendrait-il, à la manière du Peintre Surréaliste, de sous-titrer ses propres mots ainsi :
« Ceci n’est pas un Poème »
Afin que l’intention, clairement signifiée, ôte à l’ouvrage toute prétention à se situer dans une dimension « céleste » alors que son extraction serait purement « terrestre », cette précaution graphique, pour n’être pas oratoire, placerait les choses au sein même de leur propre vérité.
Le texte ci-dessous, malgré son « allure » poétique, n’est pas un poème. Sa disposition, faute de donner naissance à quelque vers que ce soit, se veut une manière de redoublement sémantique au gré d’une disposition spatiale censée en renforcer le caractère. Chaque ligne, en quelque sorte, est le lieu d’une unité signifiante que l’ensemble du texte vient confirmer et synthétiser. Il en est ainsi du langage que, parfois, il lui faut recourir à certaines inflexions pour affirmer, sinon une certitude, du moins mettre en lumière ce qui, depuis son sein, ne demande qu’à surgir à la manière d’une évidence. En réalité, le travail effectué sur ce qui aurait pu être le texte initial, modifie l’espace, en lui allouant, de facto, une valeur temporelle. Ce qui se serait énoncé selon une sorte de logique (l’écriture en pleine ligne), selon une évidente continuité, s’infléchit soudain en un énoncé dont la fragmentation cristallise, en un instant particulier, l’urgence de certains sèmes à se dire. Ceci n’est nullement perceptible d’emblée. Ceci s’adresse bien plutôt à notre inconscient qu’à notre conscient. Du point de vue du contenu réel, il n’y a, à l’évidence, aucune différence entre :
« Et si ce Jeu ne « se joue qu’une fois », son essence est peut-être bien moins temporelle que signe de notre immense Solitude car, c’est bien à Nous et à Nous Seul que s’adresse, au plus profond, notre éprouvante singularité. »
ET
Et si ce Jeu ne
« se joue qu’une fois »,
son essence est peut-être
bien moins temporelle
que signe de notre
immense Solitude
car, c’est bien
à Nous
et à Nous Seul
que s’adresse,
au plus profond,
notre éprouvante
singularité.
Il n’échappera à personne que l’isolement graphique de : « immense solitude », constitue l’hyperbole de ce sentiment d’esseulement qui nait, ici, dans l’œuvre de l’Artiste, de cette figuration où les deux Figures Féminines, bien que présentes à titre d’icônes, sont en réalité absentes à elles-mêmes, absentes à l’Autre, dont rien n’est attendu que la giration d’une confondante vacuité. Et cette « immense solitude » qui nous étreint en tant qu’Existants, ce radical retranchement en Soi, s’accroit du poids d’une scansion qui la met au premier plan, comme si le corps, réduit au fragment, ne pouvait plus trouver à exister que dans le domaine étréci de son aporétique condition. De la même manière, une analyse des contenus sémantiques des fragments conduirait à saisir en quoi, leur insolite constellation, contribue à placer l’index, ici sur la langueur d’une hésitation, là sur une « douleur de sourdre de Soi », là sur l’émergence d’une zone d’invisibilité.
Il n’y a pas d’autre motif à chercher et si « Poème » il pouvait y avoir, il serait affecté de quelque insuffisance constitutive, autrement dit le « Poème » ne serait nullement « Poème », ce qui revient à dire qu’il ne parviendrait pas à l’être. Bien évidemment, la décision des césures placées à tel endroit, plutôt qu’à tel autre, est le simple jeu qu’un ego singulier entretient avec le langage. Sans doute cette « démonstration » est-elle difficile à suivre et nombreux, nombreuses seront Ceux et Celles qui ne feront aucune différence entre le statut de la ligne complète et son remaniement selon une sorte d’a priori visant la langue.
Cependant que votre lecture ne soit nullement troublée si vous lisez ! Après tout, serez-vous plus qu’un « fragment » semé parmi la vaste plaine des mots ? Vous êtes, pour moi qui écris, de pures abstractions dont, cependant, j’imagine que ces abstractions sont pourvues d’un corps, qu’elles s’animent de gestes, qu’elles profèrent un langage, qu’elles s’inscrivent dans une temporalité, dont le flux ininterrompu est une suite sans fin…]
*
Dire le réel de cette image, ceci :
Un fond d’abord, un fond
à partir duquel naissent
des Formes.
Des Formes,
bien que féminines,
si peu assurées d’elles-mêmes.
Comme si leur genre était indéterminé
Flottement androgyne sans réelle destination
Comme s’il y avait
une hésitation à venir à la clarté,
à y décliner son identité,
à préciser ses contours selon
la pente de quelque affinité.
Douleur de sourdre de Soi
et de se livrer ainsi
au premier regard,
il ne serait jamais que le
scalpel de l’Altérité,
son surgissement dans la chair
non encore disponible,
dans la chair sourde,
pareille à un mot
se levant d’un marais,
se confondant avec la brume,
à un mot de lointaine venue,
il serait encore nimbé
de ses limbes originels,
il ne serait proféré
qu’à moitié,
qu’à se retirer
dans la zone
d’invisibilité
et de silence
d’où il provient.
Il y a toujours une
profonde hésitation,
un sentiment de haute douleur,
à assister à la naissance d’un Être.
C’est comme si, nous saisissant
d’une bribe venue
tout droit du Néant,
nos mains, nos doigts,
se révulsaient
à la terrible idée,
un jour,
d’en pouvoir rejoindre
la stupéfiante texture.
Souffrance double, en réalité :
souffrance de Qui vient à la présence,
souffrance de Celui qui assiste
à la lente et éprouvante parturition.
Tout est toujours difficile
qui s’extirpe de Soi, qui tente
de s’extraire de Soi
avec la farouche volonté,
à la fois,
de se manifester,
de se retirer déjà
comme s’il y avait
réel danger à éclore
dans le buisson épineux
du Grand Jeu.
Ici, nous voulons dire ce dernier
à la façon du Destin qui, parfois,
semble fomenter à notre encontre,
de bien étranges projets,
dont Roger Gilbert-Leconte,
dans le premier numéro de la Revue
éponyme, trace ainsi le portrait :
« Le Grand Jeu est irrémédiable ;
il ne se joue qu'une fois.
Nous voulons le jouer
à tous les instants de notre vie. »
« se joue qu’une fois »,
son essence est peut-être
bien moins temporelle
que signe de notre
immense Solitude
car, c’est bien
à Nous
et à Nous Seul
que s’adresse,
au plus profond,
notre éprouvante
singularité.
Nous disions donc
deux Formes,
deux Énigmes posées
à la face du Monde,
deux questions portées
à l’existence,
deux interrogations à tous ceux,
Vivants, Vivantes qui constituent
l’alphabet de la prose ontologique.
Conflagration des Êtres.
Confusion des Êtres.
Mais Séparation
des Êtres,
aussi et surtout.
Car, sur Terre,
rien n’existe jamais
que sur le mode
de la Division,
de la Désunion,
de la Scission.
Å peine tend-on le bras,
à peine assemble-t-on ses doigts
en coupe de manière
à recueillir en Soi,
un peu de la matière Autre,
que ne demeure qu’un
bien pâle ruissellement,
un cortège de gouttes tristes
qui fuit à l’horizon
d’incompréhensible venue
et le coup de gong
de la Solitude
résonne dans la conque
de nos oreilles
pour nous dire
l’Étrangeté
que nous sommes
à nous-même,
le mystère
que nous sommes
aux Autres.
Le Rien dont nous étions partis,
la sourdine, la mutité,
c’était un genre d’enduit blanc,
une plate surface monochrome,
à peine striée de zones
plus soutenues,
des zones Mastic,
des zones Étain,
des zones Argile,
autrement dit de si
basses proférations
qu’il nous eût semblé que
ne s’y pussent animer
que des ombres,
que ne s’y pusse donner
que le signe de la nullité.
Bien évidemment,
c’est une manière d’affliction
qui nous étreint devant ce Désert
dont chaque grain de sable
est refermé
autistiquement
sur son être minuscule,
sur ce point qui, hors de lui,
ne communique rien de son secret.
Sur ce non-savoir qui paraît
jouir de sa propre négation.
Nous comprenons cette
nécessité de la matière
de demeurer enclose
en son étroite enceinte,
mais comprendre ne suffit pas,
nous voudrions traverser
cette mince cloison
de l’Altérité,
y creuser notre niche,
nous comprendre nous-mêmes
à l’aune de cette Distance,
de cette Différence.
C’est seulement
en devenant
Autre
à nous-même
que nous serons au pouvoir
de mesurer qui nous sommes,
de percevoir
nos propres failles,
de nous pencher au-dessus
de notre abîme,
de comprendre les lignes
de fracture qui parcourent
notre corps, notre âme,
y tracent de bien
profondes lézardes.
Deux Femmes
en leur féminité,
en leur personnalité
encore inaccomplie.
Comme si, voulant être
Femmes plus que Femmes,
leur native impatience les
condamnait à une sorte d’exil,
genres de bernard-l’hermite
s’operculant au jour,
refluant dans cette nuit
dont elles feraient partie,
tout comme l’ombre dense
définirait la bizarrerie de leur être.
Les robes sont bleues.
Bleu de nuit avec
des balafres sombres.
En quelque sorte,
une ténèbre
à peine laissée
à elle-même
et déjà le drap serré
de l’obscurité
les rappelant à leur
obédience au Néant,
à leur soumission
à ce qui biffe l’exister
avant même qu’il ne rougeoie
sur le bourrelet des lèvres,
avant même qu’il ne dispose
le massif de la langue à la parole.
Les deux Femmes tiennent,
entre elles,
ce qui ressemble à
un étrange conciliabule
taché, maculé
d’obscurcissement,
genres d’égarements
qui le rendent inaudible
à Qui regarderait la scène
et voudrait lui donner
un possible sens.
Rien n’est là qui affirmerait
quoi que ce fût.
Les Formes,
en voie de venue à
Qui elles pourraient être,
paraissent si absentes,
identiques à de purs mirages
qui trembleraient sur l’illisible
moutonnement des dunes.
Les bustes des Femmes
sont inclinés
l’un vers l’autre.
La main d’une des femmes
esquisse un geste en direction
de son hypothétique Compagne.
Mais ce bras, bien plutôt que
de paraître humain,
crochète le haut du canapé
comme s’il s’agissait
du membre antérieur
d’une mante-religieuse
dont chacun sait
qu’elle n’existe
jamais qu’à manduquer
son partenaire,
le réduire à l’état
de non-existence.
L’image est si floue,
le « dialogue » si peu assuré
qu’il ne nous semble apercevoir
que deux Formes figées,
installées au centre
d’elles-mêmes
sans réel espoir d’en
pouvoir jamais sortir.
Le magnifique dialogue,
ce logos qui transite
selon le « dia »,
lequel traduit
une « traversée »,
un « processus »,
valeurs initiales du préfixe,
mais « traversée »
en direction de Qui ?,
mais « processus »,
en faveur de Qui ?
Nous ne savons guère que
répondre à ces pures abstractions.
Cependant,
« traversée »,
« processus »
ne s’éclairent d’une signification
qu’à relier entre eux
deux termes d’une relation.
Mais, ici, y a-t-il relation,
essai de transporter
Soi en l’Autre,
de Se transcender
en même temps
que d’assurer
l’assomption
de Qui fait face au
plus haut de son être ?
Non, nous voyons bien que
nous sommes dans la tunique
la plus étroite d’une
sépulcrale immanence.
Rien ne s’élève de rien.
Tout demeure en soi et aucun
espoir n’est permis de s’exonérer
de cette violente aporie.
Face à face
(Visage contre visage ?),
deux formes minuscules,
(le « F » majuscule leur a été ôté !),
deux non-présences qui sont
à elles-mêmes
leur propre vacuité.
Les Mots, les merveilleux Mots
leur sont refusés qui les auraient
installées, ces formes,
dans leur humanité.
Nous sommes, ici,
si proches
d’un végétal condamné
à connaître sa fin proche,
si proches d’une pesante minéralité,
d’une extinction de Soi
dans le sombre cachot d’une
totale privation de liberté.
Cette peinture est forte
graphiquement,
plastiquement
(ici nous ne parlons nullement
d’une possible esthétique,
sans doute conviendrait-il
de convoquer une éthique !),
cette peinture nous place
sans quelque concession que ce soit
face à une manière
de vérité verticale
qui pourrait s’énoncer
selon l’assertion suivante :
« Nul dialogue à l’horizon
du Monde,
des Choses,
seulement un intense
Monologue
qui résonne
dans l’abîme
sans fond
du corps. »
Un corps dévasté
de ne jamais pouvoir
connaître cet Autre
par lequel il serait
venu à Soi.
Le Vide
est manifeste
qui rugit
en silence.
Tels des Sujets dont on
aurait amputé un bras,
il nous serait impossible
d’applaudir à la Vie.
Serions-nous, par hasard,
plus qu’Une Main Orpheline ?
Où est la paroi de la montagne
qui nous fait face sur laquelle
notre parole pourrait ricocher
et revenir vers nous,
riche d’un sens nouveau
excédant
celui qui y figurait
à titre d’imploration,
de demande venant du
plus profond de notre
SOLITUDE ?
Solitude est notre lot.
Nullement châtiment.
Amorce d’un Sens infini
au terme duquel
nous cherchons
cet Autre de nous-même,
dont nous sentons bien qu’il
n’est qu’hallucination,
mais comment vivre autrement
qu’à l’aune du Songe éveillé ?
Je lance un cri dans l’espace
et sa réverbération vient
confirmer mon intuition.
Il s’éteint,
que nulle autre bouche
n’est venue féconder.
Existez-vous,
VRAIMENT,
Vous Qui me lisez ?
Votre respiration
est si lointaine
qui se confond avec
les murmures du vent.
Oui, les murmures !
Du vent.