Peinture : Barbara Kroll
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Cela pulse et s’agite
dans les multiples
corridors du Monde.
Cela bruit partout
où une vie trouve
à se manifester.
Cela fait ses flux
et ses reflux dans les
rues des villes,
sur les plateaux déserts
où soufflent sans arrêt
les rafales de vent.
Cela grouille dans les
boyaux souterrains
où se réfugient
les Existants.
Cela bourdonne
et rugit partout
où la vie allume
la flamme de son désir,
où brille la lame qui fouille
et retourne les chairs
afin que quelque chose
se dise de l’absurde
qui étreint les Hommes,
oppresse les lourdes
poitrines des femmes.
C’est un immense
maelstrom,
un raz-de-marée,
une lente giboulée,
c’est une tempête,
une pluie d’orage,
l’averse continue
de la mousson,
le déluge qui vient
de toutes parts et ne
trouve nullement
son arrêt.
C’est un livre que
nul mot n’habite.
C’est un jour
que nul soleil
ne visite.
C’est une joie
que nul sourire
ne promet.
C’est une musique,
avec le seul intervalle
entre les notes.
C’est le souffle
avant-courrier
d’une parole.
C’est le geste
d’amour
retenu avant
sa profération.
C’est le poème que
le rythme a négligé.
C’est l’espace du Rien
que le Néant poudre
de son vide.
C’est la chorégraphie
que nulle Ballerine
n’anime.
De Soi la difficile émergence
Le fond de l’univers
est rouge, rouge des
aubes assassines.
Rouge de sang
et de désir
comburé avant même
d’avoir eu lieu.
C’est un rouge éteint
qui s’obombre de
funestes desseins.
C’est un rouge
qui hurle à même
son silence.
Rien ne fait signe
qui s’approcherait
d’une possible entente,
d’une hypothétique
rencontre.
On est SEUL en Soi,
immergé dans le linceul
livide de son corps.
Mais, cette sorte de congère,
cette boule de neige inerte,
est-ce encore un corps ?
N’est-ce pas le tissage serré
d’une aporie qui dirait
un seul mot
et en bifferait sitôt
l’étrange substance ?
Est-ce la première image
d’un Monde naissant,
inconscient de lui-même ?
Est-ce la dernière image
qui brillerait avant
son extinction ?
Alors, égaré,
on se ramasse
en Soi,
on tâche d’avoir
l’ombre
la plus étroite,
on se retient de respirer,
de désirer, de penser.
Le Soi n’est plus
qu’une mince
feuille prise
dans les giboulées
du vent d’automne.
Le Soi n’est plus
qu’une étincelle
inaperçue
dans la grise anatomie
d’une cendre.
Le Soi nage
entre deux eaux.
Les eaux de l’Origine.
Les eaux de ce qui
touche au But Final.
Un mot s’éteint
à même sa Naissance.
Avec Soi, le corps
n’entretient
nul colloque.
Le corps est
de l’essence
de la Blancheur.
Silence.
Recueil.
Longue
méditation
hivernale.
Contemplation
du Soi par Soi.
Espace étréci
de la vision.
Temps plus étroit
que celui de l’instant.
Le Blanc vit du Blanc.
Le Silence se
nourrit du Silence.
La neige de l’exister
est à elle-même
sa propre condition.
Il fait froid dans la
nacelle étriquée
du corps.
Grésil, flocon,
gel, cristaux,
les quatre états
de la nature
au gré desquels
se donne
la réalité en sa
si étroite minceur.
De Soi la difficile émergence
Le visage est comme sidéré,
doué d’une étrange ubiquité.
Il est partout à la fois
et nulle part
en son refuge.
Il est vacillation,
perte de la vision
en son puits,
cristallisation d’un mot
qui s’éteint sur la margelle
étroite des lèvres.
Visage fantomatique,
pur retour de Soi en direction
d’une intériorité dévastée
à même son propre effroi,
à même le vertige
qui l’étreint en son sein,
efface le lieu de
toute signification.
Épiphanie ôtée à elle-même,
espace infini de privation,
tout est cloîtré en une
étrange cellule monastique.
Les murs sont blancs.
Le jour est blanc.
L’oraison est blanche,
prière qui gire tout
autour de Soi
sans le trouver, le Soi,
il est devenu ce à quoi
il prétendait depuis toujours,
un simple hululement
que nul écho ne renvoie,
un balbutiement
de lèvres de pierre,
la lourdeur d’un marbre
dans la carrière de l’heure.
De Soi la difficile émergence
Nul motif à l’horizon
qui serait un sémaphore
sur lequel régler sa marche.
Tout demeure en Soi,
tout se sédimente dans
le blanc sépulcre de la chair,
Tout se dit en mode de Rien
et l’air acide arrive de toutes parts
qui dissout jusqu’au moindre
pli de la conscience.
Ici, la loi du genre
n’existe plus, elle qui,
selon des figues opposées,
trace la voie même du Sens.
Masculin/Féminin confondus
en un unique creuset,
surgissement inquiétant
de quelque Androgyne
qui condamne le Soi
à n’avoir plus de pôle,
à errer longuement
d’une rive à l’autre
du Destin
sans savoir qui il est,
s’il est même.
La phrase du vivant
est si emmêlée,
si confuse,
les fils de chaîne
et de trame
font une grosse pelote,
une manière d’illisible
hiéroglyphe.
Un nœud à lui-même
son propre mystère.
Le corps de livide dessin
est une esquisse qui,
jamais n’arrivera à Soi,
l’écueil est trop loin
qui flotte sur des eaux
et se dit dans
l’inaccessible,
la fuite pour la fuite,
la perte pour la perte.
De Soi la difficile émergence
Comment dresser
la sculpture de Soi ?
l’argile fond
entre les doigts.
Comment tracer
les lignes de
son portrait ?
le crayon est usé qui
n’est plus que bois.
Comment faire s’élever
la silhouette de Soi ?
le sol est si meuble,
si friable.
Être Soi en Soi,
être Soi plus que Soi :
parler, lire écrire, aimer,
voir l’oiseau traverser
l’écume du ciel,
voir la houle marine
à l’horizon,
voir les yeux de l’Aimée
qui brasillent dans l’ombre
de la chambre et déjà
la plénitude gonfle
et déjà les voiles
sont hissées
qui claquent
dans la lumière.
Ce qu’il faudrait,
afin de connaître le Soi
en sa nature essentielle,
tout retrancher du Réel,
laisser seulement
émerger la fine pointe,
peut-être une
amorce de Parole,
l’éclair d’une joie,
la fulguration
d’une pensée
et demeurer en Soi
aussi longtemps
qu’un sentiment
de juste venue
aux Choses nous
saisisse du-dedans
et nous porte au plus haut
de qui-nous-sommes.
Quand viendra-t-il le temps
de la Grande Moisson ?
Quand viendra-t-il le temps
des sublimes Vendanges ?
Quand viendra-t-il le temps
des joyeuses Fenaisons ?
Quand viendra-t-il le temps
de la Cène avec l’assemblée
de nos Amis et leur
sourire tel un Don?
Quand viendra-t-il le
Temps en tant que Temps,
lui qui détermine
notre essence
et nous place dans ce
lumineux Soi qui est
l’irremplaçable Figure
par laquelle nous venons
au Monde ?
QUAND ?