Photographie : JPV
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De prime abord nous demandons toujours au réel qu'il s'adresse à nous avec simplicité, dans une manière d'évidence. Avec les choses, nous voulons être dans un rapport direct, nous souhaitons qu'elles nous saisissent selon une manière d'immédiateté, nous les désirons cernées de lumière, nous évitons d'en percevoir les lignes de fuite, les ombres portées, les clartés qui s'occulteraient à notre regard désirant. De telle sorte que nous soyons rassurés, installés dans une familiarité nous conduisant à faire l'économie d'une réflexion allant plus avant. Car persister à vouloir comprendre à tout prix nous obligerait à tutoyer, sinon quelque abîme, du moins à longer de nébuleuses cryptes. Les cryptes, nous ne les aimons pas, nous redoutons leurs dalles de pierre froide, leur mutisme, nous sommes envahis d'effroi à la seule idée d'en déchiffrer les mystérieux hiéroglyphes. Nous le sentons bien, le réel est pourvu d'une infinité d'arêtes, d'une multiplicité de fragments dont nous ne saurions rendre compte qu'à l'aune d'une méticuleuse recherche. Alors, par facilité ou bien inclination naturelle de l'humain à cueillir les fruits à portée de la main, nous nous arrêtons à la surface des choses, à leur brillant, nous refusons de les dépouiller de leurs vêtures illusoires, le phénomène dont elles veulent bien nous faire l'offrande se suffisant à lui-même. Plutôt que de le déflorer afin d'en saisir la substance intime, la chair prolixe, nous demandons au monde qu'il figure la première esquisse disponible, qu'il nous offre un visage serein, nous livre sa pellicule apaisante.
Photographie : JPV
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Mais regardons donc cette image telle qu'elle nous apparaît avant même que l'on instruise un procès à son sujet. L'arbre nous le voyons s'élevant dans l'air à la façon d'un menhir de pierre. Nous pouvons en compter les écailles, en percevoir la forme proche d'une peau de reptile, nous pouvons apercevoir l'éventail des feuilles, en déduire, grâce à la couleur, la saison automnale, deviner le lieu de sa croissance, sans doute quelque Causse parcouru d'air et de vagues minérales. Les pierres, nous les ressentons dans leur texture même, nous en touchons les excroissances, nous en palpons la rudesse en même temps que la souplesse du calcaire. Nous nous réjouissons des coussins de mousse, de la limpidité de l'air, de l'atmosphère pastorale dans sa simplicité. Nous sommes, d'emblée, dans la contrée des certitudes absolues, dans le quotidien nous faisant le présent d'une conque douillette, nous sommes dans un nid. D'un seul empan du regard notre raison est comblée, nos affects en lieu sûr. Nous n'éprouvons nul besoin d'un ailleurs. Tout est posé là devant nous dont nous nous satisfaisons. Nous n'avons guère d'effort à fournir, seulement un léger décalage de la conscience, pour apercevoir ce qui déborde tout juste du cadre de la photographie, à savoir l'aventure d'un possible pouvant advenir que nous pourrons inscrire dans le cadre d'une fiction. Nous voyons les moutons, le berger, nous voyons le chien, nous apercevons le cercle des dolines où brille l'eau claire, les longues processions de murs de pierres sèches, les maisons pareilles à la cendre du volcan, leur auvent de tuiles brunes, les chemins blancs qui se perdent parmi les touffes de buis, les coussins de lichen, les grappes d'orpins. Tout cela nous le voyons sans effort tellement l'évidence est là, dans le proche, le directement palpable, et nous n'aurions guère d'efforts à engager pour construire une histoire dont cet arbre, ces pierres entassées, ce maigre sous-bois en arrière-plan seraient les faciles protagonistes. Mais nous ne serions alors que dans une anecdote si peu détachée du réel qui lui a donné naissance, qu'il s'agirait d'une simple concrétion de ce dernier, comme la bulle s'élève de la tourbière qui l'a générée. En fait, croyant nous échapper vers une autre dimension dont les métaphores semblaient constituer le véhicule, nous n'avons fait que du surplace, retombant dans les empreintes dont, un instant, nous pensions nous être exonérés. Voilà ce qui résulte donc du net en photographie, de la création au plus près, duplication fidèle du réel, précision des détails, lexique précis, horloger, nous installant dans une manière de vision pointilliste de l'univers. Certes, l'on objectera que tel portrait d'une vieille Chinoise dont le visage parcheminé, parcouru des milliers de sillons que l'existence a gravés comme au burin, signifie en direction d'un humanisme incarné, mobilise l'affect en même temps que l'émotion esthétique. Et l'on aura raison, de telles œuvres sont tout simplement admirables. Ce que nous voulons simplement affirmer quant au cliché net, à son souci de rigueur, de duplication proche de la réalité, c'est l'occultation de certains signifiants subliminaux dont l'image est porteuse, sèmes qui disparaissent sous la fascination exercée par la profusion des détails. La photographie de l'arbre et du mur de pierres sur le Causse dresse devant nous un écran qu'il devient difficile de contourner. Le réel, compact, dense, inévitable, amène notre regard à ricocher sur cette paroi de verre, à se diffracter et donc à demeurer en-deçà du phénomène qui lui fait face. Or il n'y a pas de vraie compréhension qui n'entraîne de subversion. Toujours l'image doit créer un trouble dont nous ne nous délivrerons jamais qu'à percer l'opercule derrière lequel elle s'abrite. Ce réel sur qui nous butons nous met en demeure d'engager, à son endroit, une polémique. Ne pas se satisfaire du carrousel dont il use avec habileté. Mais le transfigurer, le métamorphoser afin qu'en ses retranchements il consente à nous livrer quelques-uns de ses ultimes fondements. Alors, par l'échancrure ainsi ménagée, advient la polysémie, la profusion, le ressourcement du multiple.
Le flou en photographie nous permettra de mieux pénétrer la sphère des contenus latents, toujours prêts à éclore, à condition que nous nous y disposions. Mais, avant d'explorer d'autres pistes nous permettant d'approfondir la réflexion sur l'image, il nous faut faire un détour par cette même idée de flou, de vision décalée de son objet, de perception approximative, toutes conditions amenant les Voyeurs des œuvres dans un domaine cerné d'énigme, sinon de mystère. Et, d'abord, commençons par les œuvres d'art, singulièrement la peinture, laquelle, par les multiples effets qu'elle autorise entre de plain-pied dans cette charge perceptive avec laquelle nous n'en aurons jamais fini. Ainsi en est-il du tremblement, de l'irisation, des vibrations qui nous mettent en demeure de les interpréter à l'aune de nos propres oscillations mentales, intellectuelles, affectives. C'est dans une manière de maelstrom que nous nous confronterons aux parcellisations multiples de l'image. De la vision précautionneuse que mobilise tout objet posé devant nous avec netteté, nous serons passés à une perception d'astigmate, tout se dédoublant, tout s'emboîtant en abyme, fragments reflétant les fragments à l'infini alors qu'en tant que Regardants, nous aurons été conduits, à notre insu, dans un état proche de l'ivresse où rien d'autre que la giration ne s'accomplira.
Donc la peinture avec, en premier lieu, la station auprès de figures du clair-obscur
"Le philosophe en méditation" de Rembrandt (1632). Le personnage du philosophe est nimbé d'une lumière dorée, toute spirituelle, semblable au rayonnement de la mandorle qui entoure la tête des saints. Sa barbe est floconneuse, poudreuse, baignée d'une clarté irréelle. Pose méditative, contemplative, attitude livrée à une intense introspection sinon à une rêverie éthérée. Tout flotte alentour, tout gire infiniment, cintre de la fenêtre, sol incliné, spirale de l'escalier finissant sa course parmi les touffeurs obscures du haut plafond. Quant à la figure féminine, elle ne présente guère plus de présence qu'un fugitif feu follet, visage et main dans l'orbe du rougeoiement de l'âtre, corps confondu avec les ténèbres dont il semble à peine émerger. Ici se révèle l'image d'un "monde flottant" qui semblerait entretenir quelques correspondances sémantiques avec l'univers de l'ukiyo-e, art japonais de l'estampe (1603 - 1868), essai de représentation de l'irreprésentable, temporalité éphémère, sustentation des choses, invite du Sujet regardant à "dériver comme une calebasse sur la rivière."
Une telle œuvre n'est pas sans jouer en écho avec une autre représentation du clair-obscur, celle de "Saint Joseph charpentier" de Georges de La Tour (1643). Les personnages y apparaissent avec un même souci de conférer à la scène un caractère sacré. Le sujet s'y prête, il est vrai, mais pas seulement. L'homologie entre les images proposées (Rembrandt et De La Tour) tient essentiellement à la facture des œuvres, à la façon de les aborder, à l'effacement des personnages qui témoignent de leur présence grâce au rapport qu'ils entretiennent avec l'ombre et la lumière. Ils ne sont pas physiquement, organiquement incarnés. Ils se dissolvent dans une réalité qui les dépasse. La transcendance est là qui veille : dans la méditation du Philosophe, dans l'apparition de la figure de Jésus. Joseph, dont le corps se noie dans des teintes nocturnes, Jésus identiquement dissimulé aux yeux, ces figures ne sont apparentes qu'à mieux nous orienter vers une spiritualité qui irradie, transfigurant les traits des personnages, les éclairant de l'intérieur. Il y a comme une fascination qui permet aux protagonistes de la scène de prendre congé de nous alors même qu'une songerie nous saisit. Non religieuse, seulement esthétique.
Enfin, comment pourrait-on faire l'impasse de la célèbre "Joconde" de Léonard de Vinci (entre 1503 et 1519), de son inatteignable sfumato vénitien (beaucoup de peintres s'y sont essayé sans succès). Tout dans ce chef-d'œuvre concourt à nous égarer. Nous sommes transportés en un autre temps, un autre lieu, sans qu'il nous soit possible de poser le moindre prédicat sur ces fugaces apparitions. L'Insaisissable nous fait face en son insondable énigme. Nous demeurons interdits devant la trilogie platonicienne du Beau, du Bien, du Vrai tant ce tableau semble la mise en œuvre des sublimes Idées, plus réelles que toute matière. Ce qui nous saisit, nous ravit en même temps que nous sommes privés de voix, de perception ordinaire, n'est rien de moins que le surgissement de l'éthique, le déploiement d'une ontologie. De l'être à profusion, de l’être soudain disponible dont notre regard bientôt saturé se trouble à la mesure de l'événement. Car sans une vague perception de l'être (nous parlons seulement de l'exister en son incroyable éclosion, non d'une entité qui dépasserait l'homme du haut de sa toute- puissance), même dans son esquisse fuyante, nous sommes abandonnés, mais nous le sommes tout autant quand la corne d'abondance nous comble de sa brusque démesure. "La Joconde" s'éloigne de nous à mesure que nous nous appliquons à la mieux regarder, son sourire "énigmatique", sa bouche scellée nous ôtent tout langage ; sa poitrine, albâtre chastement voilé nous prive de tout désir à son endroit; le recueil de ses mains en une pose hiératique nous fige dans l'absence de mouvements. Quant au paysage, lequel n'en est pas un, seulement l'Idée dont il pourrait nous faire l'offrande, nous intimant à de plus profondes considérations en direction du sublime, de l'incomparable dimension de l'art, nous ne le voyons même pas, nous sommes en pleine cécité. Les génies, tel Léonard de Vinci, sont les médiateurs par lesquels nous atteignons les rives escarpées d'un Absolu qui, par essence, identiquement à Mona Lisa, s'efface à mesure qu'il consent à se dévoiler.
Enfin, nous ne pouvons nous inscrire dans cette perspective onirique, imaginaire, fantastique à l'orée desquelles nous conduisent les œuvres vite qualifiées de "floues", sans tenter une approche rapide de la littérature, évoquant seulement cette comète, ce scintillement dont le "Rivage des Syrtes" de Julien Gracq est la magnifique illustration. Mais laissons la parole à Henri Mitterrand dans "Grandes œuvres de la littérature française" :
"Construit autour du thème de l'attente, exalté ailleurs par Breton, le roman témoigne de son affinité profonde avec le surréalisme et la définition que Gracq donne de l'œuvre comme "rêve éveillé» est fidèle aux options du "second Manifeste du surréalisme". Personnages et intrigue flottent dans une sorte de flou et d'inachèvement (c'est nous qui soulignons) qui contribuent à déconstruire et à créer ce climat proprement surréel qui caractérise le monde de Gracq."
Mais nul ne saurait mieux que l'Auteur lui-même dire cet espace où le réel devient si flou, si aléatoire, semblant soumis à quelque caprice mystérieux, qu'il ne nous apparaît plus qu'à la manière d'une fantasmagorie, d'une "phantaisie", l'usage de cette orthographe ancienne, aujourd'hui tombée en désuétude, voulant exprimer ce que l'inexprimable, l'indicible, ne disent jamais mieux que dans la surréalité d'une fiction où plus rien ne tient que l'imaginaire de l'Auteur fécondé par le nôtre en une sorte de fusion :
"La province des Syrtes, perdue aux confins du Sud, est comme l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna. Des routes rares et mal entretenues la relient à la capitale au travers d’une région à demi désertique. La côte qui la borde, plate et festonnée de haut-fonds dangereux, n’a jamais permis l’établissement d’un port utilisable. La mer qui la longe est vide : des vestiges et des ruines antiques rendent plus sensible la désolation de ses abords. Ces sables stériles ont porté en effet une civilisation riche, au temps où les Arabes envahirent la région et la fertilisèrent par leur irrigation ingénieuse, mais la vie s’est retirée depuis de ces extrémités lointaines, comme si le sang trop avare d’un corps politique momifié n’arrivait plus jusqu’à elles; on dit aussi que le climat progressivement s’y assèche, et que les rares taches de végétation d’année en année s’y amenuisent d’elles-mêmes, comme rongées par les vents qui viennent du désert. Les fonctionnaires de l’Etat considèrent ordinairement les Syrtes comme un purgatoire où l’on expie quelque faute de service dans des années d’ennui interminables ; à ceux qui s’y maintiennent par goût, on attribue à Orsenna des manières rustiques et à demi sauvages — le voyage «au fond des Syrtes», quand on est contraint de l’entreprendre, s’accompagne d’un cortège de plaisanteries infini."
Ici confluent l'étrange, le merveilleux, le fantastique dans une profusion d'images, de métaphores qui agrandissent notre champ de vision ou plutôt l'amènent à de nouvelles configurations jusque-là inconnues. Là est le poème où la prose ordinaire, quotidienne, amorce son mouvement de reflux. Là est la littérature qui magnifie le langage, le portant à l'extrême limite de sa propre disparition. L'art est au prix de ce vertige, de cette hallucination.
Mais nous ne nous sommes éloignés de la photographie qu'à mieux y revenir. Et, d'abord, observons cette belle image de la corrida.
(Source : JDD du 1° Août 2010
"Dans le flou (c’est nous qui soulignons) de l'action
"Corrida de Séville Crédit photographique : Reuters)
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Cette photographie est doublement belle : d'abord par son parti pris esthétique qui la situe d'emblée dans la contrée de l'art, ensuite par la riche sémiologie qui la sous-tend, l'anime et la maintient comme en sustentation, l'amenant à transcender notre regard, à aiguillonner notre intellect. Or, si cette proposition de l'acte tauromachique n'est pas banale, si elle peut nous émouvoir, si nous manifestons intérêt et curiosité à son endroit, c'est tout juste par la grâce dont le flou la pare. La même mise en scène, nette, précise, sensible au détail n'aurait, tout au plus, constitué qu'un genre de document que notre mémoire aurait archivé sans plus attendre. Or, ici, la persistance rétinienne dont nous sommes affectés témoigne que nous avons été touchés au vif, là où s'ouvre toute signification. Devant nous, sur le sable d'or de l'arène, nous n'avons pas simplement un toréador face à un taureau, un combat à inscrire dans l'événementiel, nous assistons à un changement de registre, à une dilatation de l'espace, à une suspension du temps et, dans cette parenthèse ménagée par le Photographe, nous sommes remis à notre propre condition mortelle, nous plongeons en pleine métaphysique, nous convoquons en un seul et même endroit, en un instant ponctuel, la multiplicité de l'être-animal, de l'être-homme, de l'être-Voyeur dans une manière d'allégorie venue dire en une économie de moyens, en une essentialité langagière, la déréliction constitutive dont tous, Existants sur Terre nous avons à rendre compte, que nous devons assumer.
Cette écume noire jaillissant du sol devient l'archétype du néant lui-même alors que la concrétion humaine qui s'élève au-devant d'elle, la masse ténébreuse, semble signifier en même temps une volonté de puissance exacerbée et une fragilité temporelle. Nous sommes installés dans cette "attente" dont parlait Breton, nous baignons dans les eaux douces et prolixes du surréel, nous sommes remis à d'étranges visions comme au travers des brumes du Farghestan, peut-être même à des hallucinations et c'est tant mieux si nous ressentons comme une vibration des choses portées à leur incandescence. L'art n'a pas d'autre lieu, la littérature pas d'autre langage, le poème pas d'autre amplitude que cette dissolution de ce qui, d'ordinaire, s'érige devant nous avec une évidence absolue dont nous ne cherchons même pas à faire l'économie.
Ces considérations sur l'événement transcendant qu’implique toute création, reportées à la physiologie de la vision, ne peuvent donc se traduire que par des défauts ayant pour nom : myopie, strabisme, astigmatisme, presbytie, hypermétropie. Comme si, pour devenir œuvre véritable, une nécessaire distorsion de la réalité devait se produire, une démesure amenant le Regardeur à se projeter dans un possible au-delà de la vitre compacte des choses, dans le lieu même où s'opèrent transsubstantiations, métamorphoses et autres paraphénomènes dont la Renaissance, en son temps, multiplia les images fécondes, notamment dans les encres et pierres noires diluviennes, les entrelacs fuligineux des ouragans de Léonard de Vinci ou bien les grotesques et corps monstrueux surgissant du sol dans les peintures de Piero di Cosimo, vers 1515. Il semble nécessaire, parfois, de bousculer, de transgresser cette réalité qui nous assigne à une vue bien trop logico-rationnelle alors que nos affects bouillonnent, nous travaillent au corps, sourdent de notre épiderme afin qu'une liberté leur soit accordée qui les mette en rapport avec ce qui parle VRAIMENT, à savoir les œuvres humaines dont le sublime, trop souvent, s'occulte à nos yeux distraits.
Mais portons-nous, maintenant, vers de plus modestes œuvres procédant davantage d'une manifestation ludique de la photographie que de la mise en acte d'une pure esthétique. Les images dont il sera parlé ci-dessous auront surtout valeur propédeutique souhaitant illustrer l'actuel propos.
Photographie : JPV
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Ces arbres que nous voyons comme au travers une vitre embuée et qui paraissent émaner d'une élémentaire vibration de la lumière, notre subjectivité s'en empare, notre fantaisie s'y déploie, notre liberté s'en saisit comme d'un objet que nous pourrions, à notre gré, modeler infiniment, selon la tonalité de notre humeur, la couleur de nos caprices. Car les choses, ici, ne sont pas fixées. Elles sont infiniment mobiles, pourvues de plasticité, disponibles aux distorsions que voudrait bien lui imprimer la conscience. Les colonnes s'élèvent dans l'air comme aspirées par une théorie verte, fusion des éléments entre eux. Nous sommes alors livrés à l'effet similaire à celui qu'aurait pu produire l'absorption d'une drogue, notre vision se dédouble, se fragmente, irradiant ce qui, devant elle, fait ses milliers de fourmillements. Il y a comme une fascination, l'ouverture d'une nouvelle dimension par laquelle voir le réel autrement qu'en son habituelle occlusion, il y a le lieu d'une étrange contrée tellement semblable à l'espace de nos rêves.
Photographie : JPV
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Ces boucles, ces crochets, ces parenthèses, ces arcs de lumière, nous ne les inventons pas, nous ne les créons pas à la seule force de notre imaginaire. Les apercevant enfin, nous ne sommes pas sous l'emprise d'une démence passagère, laquelle obèrerait notre perception des choses, altèrerait la qualité de ce qui fait phénomène et vient à notre encontre. C'est bien du contraire dont il faut être convaincu. Les événements du quotidien s'abritent derrière l'irrésolution des contingences, disparaissent sous les sédiments serrés des habitudes. C'est à une démultiplication du factuel, à un approfondissement du sensible, à une transgression du visible qu'il nous faut nous préparer. Faute de cette disponibilité, c'est tout le revers des choses qui nous échappe, ne restant entre nos doigts, que quelques lambeaux de leur luxuriante peau.
Placés en regard de ce fragment du quotidien, nous sommes requis à en extraire plus de sens que n'en exige une vision rapide et superficielle du monde. C'est à l'intérieur même de l'existant qu'il nous faut nous immerger, de telle façon qu'avec lui nous ne fassions plus qu'un, que nos rythmes respectifs s'accordent, que nos respirations suivent le même souffle. Il y a une manière d'urgence à métamorphoser notre regard, à l'accorder à une "phénoménologie de l'inapparent", la meilleure voie pour que s'ouvrent toutes les apparences dont nous sommes constamment entourés. Voir cette image exige une fusion : devenir soi-même le banc exposé à l'étrange lumière qui semblerait venue d'un autre monde ; devenir le chemin à l'empreinte fragile, l'herbe mousseuse et onirique, l'arbre surpris de clartés, le ciel nocturne contenant et fécondant tous les possibles. Le Poème du monde ne s'écrit pas autrement !