Peinture : Barbara Kroll
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[Incise avant lecture - Chacun, chacune qui me lit s’apercevra de thèmes récurrents qui hantent mes textes. Souvent c’est la dimension du Tragique qui, ici et là, soit de manière hautement visible, soit de façon latente, circule à bas bruit sous la ligne de flottaison des mots. Bien plutôt que d’incliner à une « sombritude » (pardonnez le néologisme), ceci n’est que le revers bien naturel d’une exigence de perfection, le rêve éveillé de quelqu’un qui se définit volontiers tel un Idéaliste. Déjà le mot « d’Idée » en soi est tellement beau qu’il pourrait, à lui seul, effacer, sinon la totalité du Réel, du moins en gommer les saillies qui, pour être « normales », n’en sont pas moins dérangeantes au plus haut degré. Une sorte de prurit qui gâche la vie et empoisonne à ce point notre cheminement que, parfois, l’on se demande quel lien nous relie à elle, la vie, s’il ne s’agit simplement d’un fragile fil d’Ariane qui, à tout moment, pourrait biffer notre nom de l’existence. Ce qui est heureux au plus haut (peut-être histoire de se faire peur et de se rassurer à la suite), placer au firmament le luxe des Idées justes et claires, puis, dans un geste qui lui est naturellement corrélatif, dissimuler en quelque sombre réduit les ombres mortifères qui en animent les mystérieux mouvements.
En cette époque si troublée par les guerres, par les aberrations climatiques, par les comportements ego-narcissiques, par l’amoindrissement de la figure de l’altérité, convient-il, simultanément et dans un esprit de simple ouverture à ce qui pourrait se manifester sous la forme d’événements heureux, de placer en abîme, la peur, l’angoisse, les actions négatrices de l’exister sur Terre, de manière à ce que, grâce à un jeu de simple réverbération, du négatif puisse se lever du positif, que du dénuement puisse sortir une manière de plénitude à laquelle, silencieusement, nous vouons un culte secret à défaut d’en lire clairement le signe dans les plis complexes de notre inconscient ou bien de notre conscient. Si vous préférez, faire s’exhausser du Principe de Réalité, ce souverain Principe de Plaisir qui est la seule architectonique qui soit capable de tracer la voie lumineuse en direction d’un au-delà de Soi et nous mettre en mesure de nous excepter, sinon de toute situation fâcheuse, au moins tracer l’esquisse d’un avenir un peu plus radieux ! Ceci est un « péché » humain, entièrement humain.]
*
Les lunettes sont noires.
Noires de nuit.
Noires de suie.
Rien ne bouge à l’horizon
du Monde.
Rien ne frémit.
Immense est la solitude
qui fait ses résineux vortex.
Immense est le vide
qui fait sa lumineuse absence.
On croirait la Terre dévastée.
On croirait les Hommes
bien au-delà d’eux-mêmes
en de profondes et inimaginables coursives,
peut-être n’en pourraient-ils jamais revenir.
Les lunettes sont noires
sur lesquelles ricoche la clarté,
sur lesquelles convergent
les multiples rayons de l’angoisse,
sur lesquelles s’abîment les griffes de l’aporie.
Y a-t-il au moins un regard
derrière ces vitres compactes,
une conscience brille-t-elle,
une âme s’anime-t-elle
de son feu intérieur ?
Les cheveux sont verts,
vert-de-gris peut-être,
semblables à des guirlandes de lichen,
à des guirlandes éteintes
après que l’heure festive est passée.
Le visage est blafard,
entre plâtre et chaux mourante.
Les lèvres sont violemment purpurines,
signe de sang dont la trace est ineffaçable.
Elle survivra même à Elle qui la porte
tel un emblème vengeur.
Elle est l’illisible figure de l’Humain
en son ordinaire détresse.
La robe est entre Rose et Mauve,
pareille à un désir éteint,
à une gloire non encore atteinte,
à une puissance qui tarde à venir,
pourrait bien se retourner
en son contraire,
une immense faiblesse
qui serait la macula,
l’ombre portée
de la vénéneuse Finitude.
La Mort rôde en ces parages
avec son haleine acide,
avec ses os qui claquent,
on dirait les assauts du Noroit
contre la sombre mutité de la pierre.
Bras soudés le long du corps.
Marque de soumission ?
Reflux de la Vie ?
Perte de Soi en
de ténébreuses douves ?
Le mur est Bleu Pervenche.
Le mur est Jaune avec
des éclaboussures Orange.
Le mur est Noir que Nul,
jamais ne saurait habiter.
Le mur est Parme,
comme un signe avant-coureur
d’une imminente disparition.
Puis, là, sur le fond du mur anonyme, l’Étrangeté en son visage le plus énigmatique, le plus effrayant aussi. Mais Qui donc se présente ici avec si peu d’empreinte sur les Choses ? Qui donc arrive ainsi, surgit du Néant, ne fait phénomène que dans un genre d’abstraction puisque, dans un premier geste de la vision, nous n’apercevons guère que son foulard, comme si ce dernier signait la forme la plus confondante d'apparition : une venue sur le point de s'absenter définitivement. C’est comme si, soudain, tirés brusquement d’un rêve, nous surgissions au milieu du réel dans la complexité d’une savane dont nous ne reconnaitrions rien, sauf cette immense vacuité qui nous reconduirait dès avant notre naissance. Oui, cet Être au premier plan nous cloue au pilori et nous devenons identiques à ces chauve-souris qu’on fixait, antan, sur les portes des granges pour effrayer les Braves Gens, peut-être les placer sous le boisseau, les contraindre à accepter les fourches caudines d’une puissance qui les dépassait et leur enjoignait de n’être que des Vassaux sous la tyrannie d’un invisible Suzerain. « Détruire ! », disaient-ils et leur condamnation s’accroissait de cette insaisissable menace.
Mais revenons à Qui nous interroge et nous met au défi d’en dévoiler la native noirceur. De rapides et menaçantes corneilles criaillent dans le ciel livide du Causse et l’on n’en perçoit que cette clameur qui déchire l’éther et l’on demeure pliés au sein de qui l’on est, pareils à ces tas de chiffons qui rêvent l’Éternité dans leurs sarcophages richement armoriés.
La plaque des cheveux est Verte,
d’un Vert Bouteille qui ne dévoilerait
que le sinistre de son chiffre.
Le visage est de terre cuite
et l’on penserait
à ces visages mayas
qui dorment dans leur
immémoral linceul.
L’arc des sourcils,
l’arète aiguë du nez,
le trait Rouge des lèvres,
autant de formes qui chantent
l’hymne funèbre de qui est déjà
au-delà de sa propre vie.
Et les lunettes d’écaille noire,
et les verres fumés,
et les yeux par défaut
qui ne semblent
qu’attendre l’occasion
de lancer
leurs éclairs venimeux
contre Quiconque
oserait en croiser l’étrange
et mortifère destinée.
Et cette chemise informe
venue de la nuit des temps.
Et cette dentelle
qui feint de s’ouvrir
sur une poitrine malingre,
tout le chétif résumé
en un seul mot de l’image.
Seule une frise végétale,
bien qu’immobile,
bien que frêle,
vient à notre rencontre
afin de nous persuader que
nous sommes encore vivants,
que nous pouvons chanter
lors des matins de claire venue,
que nous pouvons écrire des poèmes
sous le regard de la Lune gibbeuse,
que nous pouvons encore accomplir
le geste d’amour en une étreinte ultime
avant même que notre souffle,
pris à rebours,
n’entame son chemin
en direction du Néant
dont nous ne chantons
jamais le refrain
qu’à le tenir éloigné,
qu’à le tenir pour une légende,
une antienne ancienne
faite pour endormir les enfants
dans leurs berceaux ornés
des dentelles de l’espoir.
Oui, cette peinture est sombre.
Oui cette peinture est tragique.
Elle est la face inversée de ceci même que toujours nous attendons faute d’en émettre le vœu à haute voix, cette claire félicité que nous nous octroyons en silence comme si un simple songe pouvait nous sauver de qui nous sommes, de simples fétus de paille que la première crue livrera à l’abîme. Pour autant, y a-t-il motif à désespérer ? Nullement car selon la loi des contrastes, selon la logique des contraires, la Tristesse, fût-elle infinie, n’est que la face cachée de la Joie.
Oui, toujours la Joie est à portée.
Décillons notre regard.
Tout au bout sont des braises
qui brillent dans la nuit.
Brillent dans la Nuit !