Photographie : Hervé Baïs
***
[Prologue – D’une recherche fiévreuse du Soi en l’Autre ; de l’Autre en Soi.
Parfois convient-il de se retourner, de regarder par-dessus son épaule, de viser ce qui, dans l’ombre du passé, vient jusqu’au présent, pour lui donner forme, pour le conduire tout au bout de son être, là où nul autre ajout ne pourrait en confirmer la singulière essence. Ceux, Celles qui sont familiers de ma prose (qu’ils en soient ici remerciés) n’auront manqué d’apercevoir, dans le rythme des phrases, surgissant telles de souterraines eaux, des motifs toujours renouvelés qui s’y impriment à la façon d’un refrain lancinant, d’une complainte venue de loin, en partance pour l’illisible destin qui se nomme « existence » et toujours nous interpelle au simple fait que c’est nous, et seulement nous, qui en tissons les fils de chaîne et de trame au terme desquels la toile sera celle de notre propre Destin et nulle autre, lui ressemblât-elle, comme reflétée en quelque miroir.
Mais si nous sommes les maîtres d’œuvre de cet ouvrage, loin s’en faut qu’une activité solitaire n’en détermine la forme. La solitude, le Solitaire ne prennent vraiment sens qu’à avoir, en retour, quelque écho venu d’ailleurs, quelque regard plongé dans l’ombre, quelque poitrine qui bat à l’unisson. Les mots que j’écris, au fil des jours, sont en attente d’être fécondés par d’autres consciences attentives. Ainsi se donnera un levain qui fera gonfler la pâte du langage jusqu’à son point d’incandescence, si ceci est cependant possible.
Écrivant, je ne suis qu’attente
Lisant, vous n’êtes qu’attente
Ainsi confluons-nous en une même eau dont nous souhaitons qu’elle comble quelque vide constitutif de nos êtres respectifs.
Écrire : ma part d’incomplétude
Lire : votre part d’incomplétude
Et, ici, je pense au beau titre du livre de Christian Bobin, « La part manquante ». Cet Écrivain voulait la combler avec le nom de Dieu et, peut-être sa Présence. Nous aurons de plus modestes ambitions, espérant, de notre Lecture/Écriture, obtenir quelque douceur qui nous dise le lieu de nos Êtres au sein d’un Monde en proie à ses démons et, certes, ils sont nombreux, que beaucoup, par ailleurs, prennent pour leur Ange Gardien. Mais ceci n’est qu’une remarque adventice, l’essentiel est sans doute ailleurs, simplement peut-être en redonnant au merveilleux Langage une place qu’il a, depuis longtemps, perdue. Alors nous nous questionnons : quelle est « la part manquante » du Langage ? Et aussitôt le lien est immédiat qui ne se peut formuler qu’ainsi : c’est L’Homme qui est « la part manquante » du Langage puisque ce dernier, le Langage, est son Essence, le visage par lequel, nous autres Humains, parvenons à qui-nous-sommes d’une manière ultime. Bien plutôt que d’argumenter longuement, pensons à ceci : qu’en serait-il du sens de la vie si le Langage n’y imprimait nullement la nécessité de ses Mots ? La question, ici, vaut réponse. Chaque mot lu, écrit, proféré est un substantiel ajout à notre babélienne architecture. En réalité nous ne sommes qu’assemblage de mots. Certes, l’affirmation n’est ni récente, ni originale. Mais, parfois, une once de vérité habite-t-elle la modestie du lieu commun. Toujours un jeu subtil, un constant phénomène de renvois, de reflets, s’instaure au sein même de la Triade Mots/Choses/Monde. Nous en sommes les Acteurs et les Spectateurs.
Je reviens donc à ce que je n’ai jamais quitté, à savoir ma tâche d’écriture. Et, immédiatement, je ne peux qu’évoquer les lignes de force, les aimantations, les confluences qui dessinent l’espace de mes méditations. Comme un jeu de piste, un chemin sinueux dont, cependant, émergeant des multiples « lignes flexueuses », des linéaments se dessinent que se peuvent résumer sous la forme d’une véritable litanie lexicale :
Le Fugitif – L’Empreinte – La Trace
Le Silence- L’Origine – Le Soi
La Solitude – la Blancheur – L’Indécision
Les Hiéroglyphes Mallarméens
Le Saisir comme Dessaisissement
L’Attente comme Attente
L’Art – L’Amour – L’Absolu
Le Don – L’essence – Le Désert
L’Aube – Le Crépuscule – Le Clair-Obscur
L’à peine venue du Jour
Le Corps Halluciné
Le Guetteur – Le Double – Le Jumeau
L’Ombre – La Lumière – La Pénombre
La division – La Césure – La Faille – L’abîme
L’Être des choses qui viennent à nous
Le Souvenir – La réminiscence
La Nostalgie du Lieu d’Avant-la-Naissance
Le Langage – La Parole – La voix
Le Simple – Le Rassemblé – L’Unité
Et, comme un Point d’Orgue :
L’ABSENTE (« de tous bouquets »)
Cette Idée, cette Illusion, cette Chimère
Qui tiennent lieu du Réel et, parfois,
L’embellissent et le donnent à la manière
D’une Essence,
d’une Beauté
Dont nous ne pourrions faire
L’économie qu’à nous absenter
De Nous et n’être plus
Que ce Rien, ce Vide, Ce Néant,
c’est sur eux que prend fond
mon écriture, tout comme
Chacun, Chacune
Se porte au jour
S’en extrayant
Au moins
provisoirement
Et, maintenant, que reste-t-il à dire après avoir tutoyé cCux que beaucoup considèreront tels de sombres abysses ? Rien que ceci : comment saisir le Réel en sa plus exacte mesure ? Cette entreprise a l’air d’une gageure tant les pièces du puzzle sont multiples. Ce qui m’occupe constamment et nervure l’ensemble de mes textes, aller au plus près d’une Vérité, autrement dit forer, si ceci est possible, jusqu’au socle premier, là où un feu couve encore, là où une « chair du milieu » (Certains, Certaines reconnaîtront) se déploie et se donne comme la provende originaire selon laquelle poser à l’horizon de notre regard cette étincelle unique de l’Instant, germe d’une Beauté à venir dont il est urgent de saisir le rare, l’inimitable, l’unique.
Ceux, Celles qui, au travers de mon écriture, auraient reconnu l’ombre portée de la perte orphique de l’Aimée, seront au cœur même de la cible. Cependant il faut préciser que, sous le terme de « L’Aimée », s’il s’agit bien, certes, d’essayer de retrouver Eurydice, mais aussi, au travers de qui elle est, la Figure de la Beauté, cette Beauté qui transfigure les œuvres d’Art, donne aux Choses leur visage le plus aimable, confère au Monde la « Multiple Splendeur » selon le titre d’une oeuvre du Poète Émile Verhaeren. Ma « complainte », sinon ma « plainte », dans le respect et le retirement admiratif, laisseront la place à cet extrait tiré du fascicule « Le Verbe », car comment pourrait-on mieux dire,
« Mon esprit triste, et las des textes et des gloses,
Souvent s’en va vers ceux qui, dans leur prime ardeur,
Avec des cris d’amour et des mots de ferveur,
Un jour, les tout premiers, ont dénommé les choses. »
Oui, « dénommer les choses » c’est inviter à les faire paraître. Les faire paraître avec simplicité et pudeur, voici ce qui trace la ligne qui délimite, sur la crête de la prodigieuse Montagne, l’Adret ensoleillé ; l’Ubac d’ombre.
Comme si la Vérité,
une fois regardait
l’éblouissement
de la Lumière,
une fois se perdait
dans la Nuit Ombreuse.
Lumière des Mots,
Ombres de leurs intervalles.
Comment ne pas vivre
dans le rayon de Lumière ?
Comment ne pas saisir
ce qui, précisément, nous sauve
du Silence,
du Rien,
du Néant ?
*
Sur la belle image d’Hervé Baïs
Un texte qui essaie de poétiser
Peut-être à défaut d’y parvenir
Le Langage est si Haut
Le Langage est si Beau
*
Toi dont l’empreinte,
si fugitive en sa passée.
Toi dont l’empreinte
se confond avec
le nuage si haut.
Toi dont l’empreinte
a tracé en moi les
lignes d’un espoir.
Partout le ciel est noir,
d’une insondable
profondeur.
On dirait une nuit,
on dirait un bitume
que rien ne semblerait
pouvoir éclairer.
L’ombre
de l’inconscient
dans son étrange
continent
de chair sourde.
Le ciel ne parle pas,
le ciel est muet
qui regarde le Monde
du haut de son mystère.
Rien ne bouge
au-delà de moi.
Rien ne bouge
et le paysage
est figé,
comme
s’il voulait
s’annuler,
en quête de
son origine.
Rien ne bruit.
Tout est en soi, plié
au plus profond
de son être.
Les arbres sont plantés
dans le sol de givre.
On devine le trajet
silencieux de
leurs racines.
Les arbres sont
à eux-mêmes
leur propre histoire,
une surrection dans
l’ordre du jour,
puis une plainte
intérieure
soudée à même
leur écorce.
Leurs branches
identiques à de
touchants
sémaphores,
nul ne répond
à leur geste de bois.
L’herbe est noire
qui joue
avec le ciel,
avec la haie,
avec les fûts des arbres.
La place est blanche,
d’une blancheur
sans tache,
elle me fait penser au
« vierge, vivace et
au bel aujourd'hui »,
la complainte mallarméenne
est là qui fait
son langage crypté,
qui tourne tout
autour de moi,
pareil à un essaim
d’abeilles blanches.
Oui, blanches et
« cette blanche agonie »
pénètre mon âme
d’une bien
étrange langueur.
Il lui faut, à mon âme,
cette longue indécision,
cette halte du temps,
ce prisme de l’instant
sur lequel mon esprit
ricoche et bondit
hors de lui
tel l’oiseau ivre
de l’écume du ciel.
Oui, « l’écume du ciel »,
le noir est parti et l’éther
est une vaste plaine lisse
qui me dit le lieu
possible de
mon être,
entre un flocon
qui arrive,
un flocon
qui part.
Sais-tu,
Toi-la-Divine,
combien c’est une joie
de saisir et, à la fois,
de ne rien saisir ?
Combien c’est un bonheur
d’espérer
et de désespérer ?
Combien c’est une félicité
de se sentir Soi
et Autre que Soi ?
Tout est dans l’attente,
la longue et sinueuse
attente des choses.
Nul n’étreint le rien
qui tend ses mains
vers l’Absolu,
l’Art,
l’Amour.
Tout est toujours
en retour de Soi et
l’attente est pur Don.
Pur Don de ce qui,
inaperçu,
vient à moi
et emplit
mes mains
de l’ombre
d’une Présence.
Toi-la-Divine,
je ne sais
quel est ton nom,
de quoi est tissée
ton essence,
si tes yeux sont
bleus ou mordorés,
si ton corps se cambre
sous le plaisir,
si tes doigts effleureront
un jour mon visage
pour en dessiner
les contours.
Je ne suis incliné
à moi-même
qu’à te deviner
penchée sur moi,
telle une Fée
bienfaisante.
Je t’imagine parfois
en mon théâtre intime.
La place est déserte.
Le portail de fer est fermé.
La haie dresse ses tiges dans
l’air transi de froid.
Les flocons,
une pluie de flocons,
une giboulée de flocons,
flotte entre Ciel et Terre.
Des flocons-messagers
qui tracent les lignes
de Qui-tu-es,
là sur ce banc de bois
qui porte encore la chute
de ton corps souple,
chaud, disposé
à la mesure
étroite de l’heure.
Ce banc si vide que,
pour un peu, il chanterait
un hymne à ta beauté
et alors, sur Terre,
tout se figerait,
et alors sur Terre
tu serais
la Seule
à vivre,
à sentir,
à aimer.
Tout autour du banc,
les arbres font
comme une porte,
un Temple à la Déesse
que tu ne manqueras
d’être pour moi,
simple Guetteur
de tes Songes.
Car il me plaît
de t’envisager sous
les traits indistincts
de quelque animal fabuleux,
Licorne, Oryx, Chimère,
en tout cas image nichée
au plus secret de
mon imaginaire,
un Double en
quelque sorte,
un Jumeau,
une Ombre Siamoise.
Ainsi figurerais-tu mon envers,
le contrepoint que mon esprit
réclame afin de se connaître
en totalité.
Sais-tu combien
il est éprouvant
de sentir en Soi
la ligne d’une division,
la trace d’une césure,
de s’approcher,
à tout instant,
d’une faille
qui pourrait
s’ouvrir où connaître
le plus cruel désespoir,
s’immoler en Soi
et perdre
toute prétention
à être.
Mais vois-tu,
malgré ma
plainte lancinante,
un genre de mélancolie
s’abreuvant à sa propre source,
je ne suis nullement triste,
seulement en
attente de Toi :
Flocon qui virevoltes
et hésites à rejoindre le sol,
Encre du Ciel qui
imprimes en moi
ses précieux caractères,
Arbre levé dans la
toile du silence,
Place lovée
en sa blancheur,
Banc de bois
qui dessine
le souvenir de Toi.
Le possible de Toi
Oui, de Toi.