Esquisse : Barbara Kroll
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Existiez-vous au moins avant
que je ne vous imagine ?
Vous surgissez comme
d’une nuit lointaine,
aussi irréelle
qu’imprécise.
D’une nuit de chair,
d’une pulpe soyeuse,
d’une nacre solaire.
C’est ceci qui a retenu
mon attention : nullement
Vous au premier regard,
nullement Vous en une
première intention.
Le VOUS était
barré, occlus,
privé de quelque
signification.
Le VOUS exultait en Soi
mais y demeurait, pareil au
limaçon dans sa
conque d’écaille.
Le VOUS ressemblait
à cette touche d’Infini,
un Bleu indéterminé,
sans contours,
sans origine ni fin.
Le BLEU pour le BLEU
et nulle autre explication
qui l’eût porté à une
possible connaissance.
Le fond sur lequel
vous apparaissez et cependant
ne VOUS donnez nullement
est tout à la fois ce Retrait,
à la fois cet Appel dont les signes
voguent et poudrent l’espace
d’un bien curieux frimas.
Une intime pulsation, un flux,
une oscillation, un rythme
identiques à celui, merveilleux
entre tous, du nycthémère.
Un jour, une nuit ;
une nuit, un jour.
Le fond qui vous produit, vous porte à la naissance, le fond dont vous êtes une simple émanation, un détachement, un étoilement, le fond est l’hymne secret par lequel vous venez au Monde. Nul n’en peut percevoir la pure irisation qu’à transcender le massif plein de son corps, à le rendre diaphane, éthéré,
à peine un souffle exsudant
d’une illisible matière,
à peine une floculation
au large des yeux,
à peine le liseré
du Printemps
sur le froid boréal.
D’emblée, il me faut en faire l’aveu, j’ai plongé dans cette fibre colorée, je m’y suis immergé comme la flamme monte du bois dans l’invisibilité de son être propre, j’ai troqué le coutre de ma conscience contre
cette pure affabulation
d’un réel évanescent,
une pluie, un nuage,
une brume.
Avant même que mon regard ne vous découvrît, Née-du-Bleu, j’étais déjà ballon captif, aliéné à votre cruelle Présence (oui, « cruelle » d’être trop présente, « cruelle » de jeter en moi les motifs de ma propre absence, de ma dissolution, sans doute de ma proche disparition), je n’étais plus qu’un invisible trait dans un dessin sans consistance. N’allez nullement croire que ma parole soit une plainte, qu’une perte divise nom corps et ne l’éparpille aux quatre horizons de l’insignifiance. Je ne suis en Moi qu’à être en Vous-même si votre apparition tarde à venir, victime des ellipses au sein desquelles vous êtes censée produire la possibilité de qui-Vous-êtes.
Chair ou Ombre ?
Ombre ou Chair ?
Chair ou Ombre ?
Cette litanie m’habite bien plus que Vous ne m’habitez, bien plus que Vous ne peuplez la coursive de mon imaginaire. Pour autant, je ne renonce nullement à Vous porter au jour, à esquisser les scansions de votre Temps, à tracer le galbe de l’Espace qui Vous accueille, à faire de Vous plus qu’une cendre se diluant dans les marges d’un clair-obscur. Savez-Vous combien il est rassurant pour une âme fragile, inquiète de Soi, de vous porter dans l’approximation, le tremblement d’un Signe ? Ainsi, de cette irisation, de ce reflet, de cette opalescence vous sortez grandie, multipliée,
mille images en une,
mille femmes reflétées,
mille songes
naissant à même le vertige que Vous instillez dans le doute qui m’étreint et me définit, dans l’instant, bien mieux que ne saurait le faire un croquis, un lavis d’encre, une aquarelle ou même une pâte lourde, dense, chargée d’une multitude de sèmes. Mais qu’ai-je donc de Vous qui brasille en moi et éclaire ma peau du luxe de l’indéfini, de l’inaccessible, de l’étranger, de l’insondable, sans doute du paradoxe le plus vif qui se puisse imaginer ? Vous n’êtes qu’Ombre et Clarté assourdie, une manière de lave refroidie, de basalte non encore venu à son être.
Vous êtes Question dont nulle Réponse
ne vient adoucir l’ardeur.
Vous êtes pur Mystère dont nul réel
ne vient révéler l’intime dimension.
Le massif de vos cheveux est nocturne de même que les lisières en lesquelles votre corps s’enclot. Le triangle de votre visage, bien plutôt que de dessiner les frontières d’une humaine présence, est une simple figure géométrique, une abstraction, une énigme pour tout dire. Du Bleu, lequel eût pu appeler une fraîcheur, se diffuser une sagesse, se déployer une sérénité, du Bleu ne monte qu’une profonde mélancolie comme ces êtres qui traversent les rêves et ne laissent, au réveil, qu’une large empreinte de vide. On essaie d’agripper un copeau du songe, une simple pellicule, mais ne demeurent jamais que d’étiques scories, de minces ruines dont on ne peut rien faire, sinon la fosse en laquelle s’abîmer sans possibilité aucune de retour.
Votre buste est plat, sans relief et vos seins sont un si mince monticule que la fugitive tache de vos aréoles est pareille à ces points de suspension qui, après quelques mots, n’indiquent rien, se fondent à même le vierge du papier. Que puis-je dire de vos bras, ces tiges frêles qui ne pourraient embrasser que l’inconsistance, le peu, le rien ? Que puis-je dire de vos jambes croisées, de l’abritement de votre sexe, du refuge de Vous en lequel vous semblez vous perdre, telle une Petite Fille que la simple clarté effraierait ?
Comment, à partir de Vous, pourrais-je m’extraire de mon silence ? Et ces mules étranges qui vêtent vos pieds, quelle est leur valeur, quelle est l’inquiète teneur que vous leur attribuez ? Avancez-Vous dans le Monde à pas feutrés, comptés, dissimulés ?
Ombre, Chair
Chair, Ombre
Ombre, Chair
voyez-vous, je ne peux vous évoquer qu’au gré de cette constante hésitation, de ce frisson, de cette longue convulsion, de ce vibrato infini qui est celui-là même par lequel je demeure dans le puits de mon corps, ébranlé par la vastitude du Monde, par son rythme fou, sa vibratile trémulation. Sans doute, pour Moi, serez-vous dans l’étonnement infini du Temps, ce sémaphore flou agitant son signal dans le songe d’une brume.
Le songe ! De lui j’attends
qu’il vienne me délivrer
de Vous, me délivrer de moi.
Vivre est aliénation.
Qu’une extinction,
qu’un silence infini viennent
nous dire ce que, pour nous,
a été ce curieux cheminement
sur des sentiers dont encore,
au seuil de notre perte,
nous n’avons exploré
que la poussière.
Les racines sont loin,
les racines sont blanches
qui réclament une
pluie de signes.
Les Signes, seuls
nous les Hommes,
vous les Femmes,
le pouvons.
Mais, au moins
le savons-nous ?
Il fait parfois
si ombreux
dans la meute de
la chair humaine !
Si ombreux que
la lumière efface !
Ombre, Chair
Chair, Ombre
Ombre, Chair