Esquisse : Barbara Kroll
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Il y a le Monde, le vaste Monde, avec ses collines semées d’herbe, ses vallées profondes, ses hautes montagnes, les flaques immenses de ses Océans. Il y a le complexe réseau des routes, les nœuds ferroviaires pareils à des énigmes. Il y a les villes tentaculaires, on dirait des pieuvres. Il y a les tours d’acier et de verre. Enfin il y a les Gens par milliers, par millions, Jaunes, Noirs, Blancs, Rouges qui parcourent tous les méridiens de la Planète, ils ressemblent à des essaims fous à la recherche de quelque provende, en réalité à la recherche de-qui-ils-sont. Puis, tout au bout de la chaîne, identiques à un maillon perdu dans l’immensité du Monde, il y a cet Homme que-je-suis, cette Femme que-vous êtes et, surtout le questionnement que nous sommes venus poser aux Choses que nous rencontrons à la manière d’étranges vis-à-vis. Autrement dit, il y a notre confondante singularité faisant fond sur le multiple, le pluriel, le disséminé et, le plus souvent, l’indéterminé au motif que, du Monde, nous ne saisissons jamais qu’une image, n’écoutons que l’une de ses narrations, ne rencontrons qu’un faible et évanescent échantillon de ses créations.
Certes on peut vivre sans se poser autant d’interrogations, plonger son museau fouisseur dans un rassurant humus, forer son trou de taupe et n’être que pur silence parmi le charivari partout présent, n’être qu’une forme invisible parmi l’éparpillement des autres formes. Certes, on le peut, au moins virtuellement, nullement réellement puisque, par essence, Êtres-Parlants, comment pourrions-nous nous exonérer de la question, du besoin de connaître, de percer un peu de la légende de ceci même qui nous entoure et ne profère rien, du moins dans une première approche ? Comment pourrions nous opposer au bavardage du Monde notre propre mutisme, notre retrait dans quelque coulisse dont on espèrerait qu’elle nous mît à l’bri des déconvenues, creusât pour nous la niche au sein de laquelle trouver repos et assurance ?
Certes nous pouvons vivre d’illucidité, comme si nous jouions à la roulette et attendre du Hasard qu’il nous plaçât sur le Grand Échiquier en position de Roi, nullement de Fou ou de simple Pion. Car, fût-on de modeste naissance, au plus profond d’un secret bien dissimulé, nous nous souhaitons en pleine lumière, hissés sur un piédestal, toisant du sommet de quelque Olympe, tels les dieux antiques, les jeux des Hommes et des Femmes au sein du carrousel qui est le leur. On serait dieu et homme à la fois, sans doute demi-dieu, cet étrange composé mythologique se sustentant à deux sources, s’attirant les grâce des Immortels, mais aussi celle des Mortels, pensant puiser à l’aune de ce constant paradoxe les faveurs les plus effectives.
Jusqu’ici, nous n’avons parlé que d’objets déterminés que l’on peut localiser facilement dans l’espace et le temps, leur assigner des polarités terrestres, les situer sur une échelle de valeur, tâcher de deviner la place qu’ils occupent dans un gradient hiérarchique. En un mot, notre regard nous l’avons volontairement circonscrit dans l’orbe des choses visibles, nous gardant bien d’interroger tout se qui gravite autour, par exemple l’Invisible, le Néant, le Rien, l’Inapparent. Ces mots de haute tenue qui portent en eux aussi bien la possibilité d’une inquiétude, aussi bien les perspectives d’une joie sans partage.
Or si nous sommes inscrits dans l’ordre de la Présence, nous le sommes tout autant dans l’ordre de l’Absence, du non-encore-venu-à-jour, de l’irrévélé, de l’avant-genèse des Choses et des Êtres. Si la psychanalyse nous met en demeure de nous reconnaître parmi les figures identificatoires du Père-Loi ou de la Mère-Réceptacle, jamais elle n’outrepasse les deux bornes de l’en-deçà, de l’au-delà. Elle se confine à la parenthèse existentielle et même l’inconscient qui pourrait s’extraire de cette lourde contingence, toujours il est ramené à tel événement, tel lapsus à tel accident, tel désir projeté sur une personne en chair et en os.
Mais est-il bien sûr que notre aventure ontologique se situe exclusivement entre ces deux pôles ? Ne conviendrait-il de franchir ces limites de pierre et de roc, de chercher à apercevoir la sourde pulvérulence qui essaime à l’entour de ce qui nous est familier ? Certes, sommes-nous assurés de notre existence, du moins en théorie, mais notre totalité, notre unité se réduisent-elles à ces pures évidences, à ce qui vient à nous dans la conformité que, d’emblée, nous leur attribuons ? Sans doute notre réassurance primaire se satisfait-elle de ces évidences qui, toujours, sont évidences pour notre sensorialité, essentiellement pour notre regard. Ne vaudrait-il pas mieux pratiquer un décèlement du réel, en ouvrir la bogue, en explorer le chatoyant corail ?
Ne nous est-il enjoint, d’accomplir le trajet essentiel de notre propre genèse ? Il est en arrière de nous dans la nécessaire nébulosité de notre naissance. Il est en avant de nous dans le champ obscur qui sera ouvert par notre mort. L’image ici présente de Barbara Kroll fait voler en éclat la coque matérielle de la physique et ouvre une brèche dans le mystérieux et l’inaccompli, autrement dit dans ce qui, sous couvert de silence et d’invisibilité, est le moyen le plus immédiat de nous reconduire à ceux-que-nous-sommes, des enfants de la Métaphysique qui connaissent une éclaircie le temps de quelques aventures humaines. Bien évidemment, méditer sur de l’intangible, de l’inapparent est forcément entreprise délicate. Cependant, à cette fin, nous pouvons disposer de trois vecteurs d’approche : l’analogie, la métaphore, enfin l’allégorie. Or, pour nous en tout cas, l’esquisse de l’Artiste entre bien dans ce dernier cas de figure. Pour notre part nous y voyons, quoique dans l’approche, le flou, l’approximation, les principaux traits qui déterminent l’essence humaine, dans ses franges, dans ces halos certes, mais c’est bien là que gisent les fondements de l’aventure anthropologique. Maintenant convient-il d’interpréter, à nos risques et périls. De toute manière toute interprétation est nécessairement située dans l’irréel, l’imaginaire, le plus souvent dans le feu d’une intuition qui, tel l’éclair, dit peut-être la Vérité mais se retire aussitôt dans son cèlement essentiel.
Cette image est troublante. Cette image nous confine à quelque vertige comme si nous étions soudain placés face à un illisible abîme. Cette image que, pour notre part, nous vivons à la manière de l’emblème de l’avant-Vie, de l’après-Mort, (y aurait-il équivalence, valeurs convergentes, identité en quelque sorte ?), cette image donc tire toute sa puissance signifiante (étrange paradoxe) de ce qui, non-sens absolu, ne saurait avoir quelque signification, à moins que cette dernière ne soit cryptée, ésotérique, nécessitant l’apprentissage d’un code secret. Ce que l’image semble ici poser dans l’ordre de l’évidence, le langage peine à en restituer la fuyante, l’évanescente nature. Cependant nous ne pouvons nous contenter de confier à notre seul regard, à notre sensorialité, le soin de venir à bout des sèmes inaperçus semés ici et là, qu’il nous faut bien essayer d’approcher afin de ne demeurer dans la banlieue d’un sens sans polarité, sans contenu apparent, manière de fable aux mots troués qui disparaîtrait à même son énonciation.
Ce qui, présentement, est difficile à saisir, ce flottement indéterminé, cet espace de pure vacuité qui oscille indéfiniment entre le non-être et la possibilité d’être. Ces énigmatiques figures (ce sont les nôtres selon l’hypothèse que nous formulons), nous placent face à une aporie constitutive : ne se saisit-on jamais qu’à la manière d’une brume sans consistance, d’une fumée que boirait sans délai un ciel vide ? Ces formes ne sont formes qu’après avoir été, qu’avant même de trouver le site de leur présence. Ces formes ne sont formes que dans la grâce de l’instant. Dès qu’entamée, leur temporalité connaît déjà son déclin. Mais alors, seraient-elles porteuses d’éternité seulement avant de paraître, après avoir paru ?
Le traitement de l’image, esquisse à peine entamée, biffure des formes naissantes nous installe d’emblée dans le vaste et mystérieux domaine de l’antéprédicatif, de l’a priori, avant même (ou après) que l’existence a trouvé ses propres assises terrestres. Ce qu’il faut en déduire, que ces formes sur le point d’être sont totalement libres de se donner de telle ou de telle manière. Leur fort coefficient d’indétermination leur ouvre tous les espaces, tous les temps. C’est une chair invisible avant même que le mystère de l’incarnation puisse avoir lieu. C’est le silence qui précède le mot comme sa condition de possibilité. C’est à partir du silence que se déploie la pure merveille de la parole. C’est du Trou, du Rien, du Néant du Non-être que l’être tire la nécessité qui le rend visible.
Certes on a beaucoup glosé sur l’être, sur la quasi impossibilité de « l’en-visager » (de lui conférer une épiphanie, de le rendre « palpable » en quelque sorte), sur le vide adjectival qui lui est intimement coalescent. Sur le plan métaphorique : une sorte de dentelle qui n’exhibe jamais que ses trous, jamais la trame qui en relie l’essence. Nécessairement l’être ne peut se sentir tissé de voiles si arachnéens qu’aucune substance ne pourrait en traduire la supposée forme. Le pourrait-elle et l’être, devenu étant, perdrait tout son prestige et l’étant toute possibilité de faire sens puisque c’est bien l’être de l’étant qui manifeste l’étant et seulement lui. L’être-rose de la rose est son déploiement même, il n’est ni abstraction ontologique, ni pure matérialité parvenue à son terme. Il n’y a accomplissement de la chose qu’au travail inapparent de l’essence qui en nervure la venue en présence. L’être est passage, translation, mouvement dynamique, chemin du repos à l’acte puis repos se ressourçant à une origine constamment renouvelée.
Les visages à peine marqués, les corps à la limite d’une visibilité sont les témoins oculaires de cette effervescence interne de l’être qui ne bourgeonne qu’à accomplir sa propre genèse en-lui-hors-de-lui, dans cet éternel mouvement de balancier qui, jamais ne le rend visible (il y a être seulement, l’être à proprement parler n’est pas), toujours en retrait, en absence, en effacement et il est heureux qu’il en soit ainsi pour la simple raison que les phénomènes ne pourraient exhiber leur revers qu’à s’annuler eux-mêmes. Ici se montre de façon nette le hiatus qui existe nécessairement entre la valeur symbolique du langage et la valeur ontologique de ce-qui-se-montre-à-nous. Le langage est purée évocation. Le Réel est pure présence. Et, une fois encore, nous aurons recours à la force de visualisation de l’analogie. Imaginez une pièce de monnaie avec ses deux faces. L’avers porte la Figure, autrement dit le phénomène. Le revers porte le Chiffre, à savoir le prédicat qui détermine le phénomène., en indique la valeur en quelque sorte. Quant au liseré entre les deux, la carnèle, symboliquement, se montre comme l’espace du déploiement entre être et chose, en même temps qu’il correspond à notre propre espace de compréhension de ce qui vient en présence, à vrai dire bien plutôt une saisie intuitive qu’un échafaudage strictement conceptuel.
Ces étranges créatures sans contours précis, dont on ne peut réellement savoir si elles sont en-deçà de la ligne ou bien au-delà, cette nuit informe et surréelle, ces teintes qui n’en sont pas, une simple cendre, une pulvérulence qui paraît ne sortir de soi que pour y mieux retourner, tout ceci, cette énonciation à mi-voix, cette figuration à mi-regard, ce flou des lisières, cette hésitation de l’aube, ce fourmillement des choses sur le point d’être, de n’être pas encore ou bien d’avoir été, tracent les contours toujours hésitants, constamment remis en question, ces constants allers-retours dont la Condition Humaine est l’étrange mise en musique. Une symphonie que remanie une fugue, une fugue qui s’élève en symphonie.
Et nous les Hommes,
vous les Femmes
qui sommes des
êtres de l’entre-deux.