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1 juin 2023 4 01 /06 /juin /2023 08:38

Kath Holton

 

***

 

   Toujours en voie de Soi. On est là, quelque part au centre ou sur le bord du Monde, on est là, dans l’étonnante pliure de Soi, on y arrime tout ce qu’on peut y arrimer : un cumulus qui passe très haut dans le ciel, une fleur dont on fera un bouquet, une graine qu’on associera à une autre graine pour en tirer un froment, réaliser un pain, combler partiellement sa naturelle satiété. Car jamais la satisfaction n’est complète, car jamais la réplétion ne parvient à l’emplissement de ce dont elle est en quête, en réalité une illisible forme aux confins de son propre univers. On est Enfant au plein de son ravissement, on assemble l’une après l’autre les boules sur son boulier, les perles sur son collier et l’on croit posséder l’intégralité de ce qui est à l’aune de sa récurrente occupation. Mais la conscience du manque n’est pas encore parvenue à son terme et le jeu est pris en tant que ce qu’il est : une activité qui se ressource à même son propre mouvement.

   On est collectionneur, de timbres par exemple, et l’on assemble patiemment, dans de grands classeurs ces touchantes petites vignettes, toujours en attente de l’autre dont on n’attend rien moins que la résolution de sa propre incomplétude. On est voyageur, on traverse méridiens et équateur, on sillonne vallées et montagnes, on connaît chaque pays par son nom, ses valeurs, sa singularité, mais on rêve de terres inaccessibles, d’archipels extrêmes, d’Île Jackson perdue au milieu de nulle part, qui porte le nom étrange d’Oblast d'Arkhangelsk avec ses neiges éternelles ses eaux profondes bleues comme l’acier. Puis, un jour, sa vue on l’emplit de Jackson mais l’empan est toujours trop étroit pour y loger, dans un unique souci, la Mer Blanche, les terres arctiques de François-Joseph et de Nouvelle-Zemble. On est Nomade aux yeux étroits, aux mains percées, la fluence du Monde coule entre nos doigts sans que nous n’en puissions retenir la belle et inaccessible Totalité.

 

Toujours en voie de Soi,

jamais au bout du chemin.

  

   Chaque pas que nous faisons vers l’avant se dépouille de ce que le pas précédent avait assemblé avec tant de patience et de douce résolution. On est Homme terrassé au motif de sa propre finitude, on est assis à la terrasse d’un café parmi la multitude urbaine, on boit distraitement quelque boisson glacée, on dévisage les Passants, on aperçoit, parfois, dans une manière d’hébétude, la concrétisation de ses fantasmes, telle Fille perchée sur de hauts escarpins, jambes infinies, vêture courte, fière poitrine à la proue, cheveux coiffés à la garçonne, yeux verts telle une émeraude,

 

on voit l’Impossible,

on voit le Mystère et déjà,

 

   le coin de la rue est tourné qui ne laisse qu’une empreinte vide, un espace de totale nudité, un vortex qui fore son trou au mitan du crâne avec son bruit de forge.

   Alors, ON EST SEUL au plein de sa propre tragédie, alors on est Homme parmi les Hommes, Chiffre usé sur le vaste et inquiétant palimpseste d’une infinie dévastation. Toute existence est d’essence tragique au prix de cette fuite constante des Choses, tel qui croyait saisir ne happe plus guère que son étrange dénuement. Un vent passait qui portait son joli nom, Mistral, Ponant, Libeccio, Sirocco, autrement dit des significations et voici que n’en demeure qu’on « Vent mauvais », saturnien, tel celui chanté par Verlaine, simple feuille à la ténébreuse destinée. C’est bien là, dans cette Silhouette tremblante, dans cette féerie à portée de la main qui s’évanouit, c’est bien là la pointe la plus avancée d’un cruel Nihilisme, la flèche au curare de l’Absurde qui se plante dans la forêt révulsée de notre chair.

   Mais d’où vient donc, en ce printemps lumineux, cette inclination si funeste, elle fait penser à quelque deuil douloureux qui serait la métaphore accomplie du non-sens ? D’où vient ceci qui place notre tête sous les fourches caudines d’une verticale incompréhension comme si, tout entendement aboli, l’on n’était plus que cette diversion inaperçue parmi la sauvagerie du Monde, sa rapidité effrayante qui laisse de nombreux Quidams sur le bord de la route et nul véhicule ne passe qui, déjà, pourrait être signe de réconfort. D’où cela vient-il ? Simplement de la force sémantique de cette image au titre pourtant poudré d’une singulière joie :

 

« Bleu sur bleu.

La Méditerranée »

 

   Ce Bleu, symbole de sagesse et de sérénité. Cette si belle Méditerranée siège des Civilisations les plus éminentes, ses mers secondaires aux noms si féeriques l’Ionnienne, l’Égée, l’Adriatique, la Thyrénienne avec, au centre de son immense bassin, la Grèce, la Grèce mythique avec son Olympe, ses dieux, son art majestueux, son creuset de la Philosophie, son berceau de la Tragédie, si belles inventions qu’elles se donnent pour les créations les plus étincelantes, les plus éblouissantes dont l’Homme est capable lorsqu’il cherche la Beauté et ne se fourvoie dans les douves étroites et désastreuses de la barbarie. Comment être triste face à tant de merveille ? Comment désespérer de l’Homme dont le visage ici en filigrane laisse transparaître son génie ? Comment sombrer dans la mélancolie lorsque la grande Étoile blanche, du haut de l’empyrée verse à foison les nutriments qui façonnent et portent notre vie vers l’avant ? Comment ?

    Il suffit de regarder l’image plus avant, de s’y immerger en quelque sorte, d’en vivre la complexité du sein même de qui elle est. Il faut la lire tel l’oxymore qu’elle propose à notre sagacité, dont la formule pourrait se résumer en ces quelques mots :

 

« Cruelle Beauté »

 

   Oui, il y a une évidente Beauté qui tutoie un abîme dont la présence se rend visible eu égard à cette fragmentation qui joue en mode dialectique avec la Totalité dont toujours nous sommes en recherche afin qu’une possible Unité nous atteigne et nous dise le lieu imprescriptible de notre Être. Ici, bien plus qu’esthétique, le niveau de lecture qui est requis est ontologique. Nous voulons nous approcher de-ce-qui-est avec un coefficient de certitude qui apaise nos doutes et colmate les brèches vives ouvertes par l’angoisse qui, toujours, nous étreint.

   Devant cette mer bleue infinie que surmonte un ciel bleu infini, devant ce garde-corps blanc qui nous assure de sa protection, devant cette assise vacante qui attend notre repos, devant cette table propice à la joie de possibles agapes, devant toute cette profusion, comment demeurer en Soi, au centre de sa propre amande, graine avant même sa germination, vie non encore prise en charge par la vitalité de son métabolisme, existence celée identique à celle de la momie pliée dans les secrets de ses bandelettes de toile ? Comment, devant tout ceci, ne nullement exulter, comment retenir sa joie en Soi, comment se cloîtrer dans sa réserve apollinienne, comment ne pas sortir de soi, décorer sa tête de pampres, enduire son corps du jus de la vigne, comment ne pas courir après tout ce qui bouge, toute cette sève du délire propre à ce qui est sans frein, propre au geste délié de toute entrave ? En un mot, devenir Dionysos lui-même, ce dieu de la fête et du vin, ce dieu de l’intense liberté portée aux rivages mêmes de la folie, ce dieu qui fait du sauvage le mode d’être qui convient, le seul à même de nous ôter aux griffes du Néant.

   Mais il faut reprendre la sévère architecture de l’image, mer, garde-corps, assise, table, en déborder la signification immédiate qui ne nous conduirait, en toute logique, qu’à une manière de déconvenue. Mais ceci, la déconvenue, ne serait que moindre mal, un mal issu, en quelque manière, d’une incompréhension. Il y a bien plus que ceci. Il y a totale dépossession du réel qui vient à nous et, corrélativement, privation, spoliation de ceux que nous avons à être selon les lignes directrices de nos destins respectifs. Sans délai, il faut se livrer à une sorte d’herméneutique de l’image, extraire d’elle les sèmes qui la traversent en filigrane. Certes ils sont cryptés, certes ils sont hiéroglyphiques mais c’est bien en ceci qu’ils doivent fouetter notre curiosité, susciter notre étonnement.

   Le haut ciel est déserté de nuages et d’oiseaux. L’étendue bleue de la mer ne porte nulle voile, ne soutient nulle embarcation. Le garde-corps ne fait que se garder lui-même dans une étrange réification, minéralisation du Monde. L’assise jaune, pourtant solaire, n’est l’appui de nul Méditant qui en occuperait le lieu. La table est inoccupée, motif d’une étonnante Cène que n’anime ni la présence du Christ, ni celle des Apôtres et l’on chercherait en vain les signes de l’Eucharistie, ni miettes de pain consacré, ni trace de vin faisant signe vers l’absence du corps Sacré. La confrontation à cette image n’est rien moins que le surgissement du vertige. Histoire sans histoire. Scène d’un non-lieu, autrement dit inconsistance native de l’utopie. Et l’Homme, là-dedans, la Silhouette assurée, infrangible, qu’il imprime sur les objets du Monde, la mesure démiurgique de ses actes, le sceau de sa volonté tendue tel un arc, où tout ceci, où ce qui pourrait nous confirmer dans nos êtres ? Le haut signe anthropologique, celui nous faisant Hommes plus qu’Hommes, que ne se montre-t-il à nous à la façon du seul viatique qui nous justifierait, nous porterait en avant de nous, assurerait notre présence d’un possible futur ? Mais cette manifestation de l’Humain ne se dessine qu’en creux, au plein d’une cruelle absence si bien que le doute nous étreint quant à la possibilité de faire phénomène, de se vêtir des attributs de la présence.

   Et c’est bien en ceci que cette image est forte, qu’elle nous fait trembler, nous les Hommes, sur nos fondations d’argile. Elle fait apparaître, en toute son ampleur, ce qu’il faut bien nommer une « ontologie du vide », autrement dit l’être de l’image se contredit en permanence dans le non-être dont elle trace ce que nous pourrions qualifier de « doute exquis » (toujours nous sommes dans l’ambivalence, le curieux paradoxe de nous inscrire aussi bien, avec une félicité identique, soit dans l’être, soit dans le non-être car nous ne nous rendons bien visibles qu’à l’aune de cette constante dialectique), et de cette vision du manque nous tirons cependant quelque jouissance cachée, l’appelant telle notre « part manquante », celle, équivoque, qui toujours appelle la présence à partir d’une absence qui lui est coalescente.

 

Roméo n’est vraiment Roméo

qu’à attendre Juliette.

Juliette n’est vraiment Juliette

qu’à attendre Roméo.

 

   Le manque est le signe universel qui relie ces Amants maudits. Le manque, en son fondement le plus absolu, est ceci même qui tresse la trame de notre Destin, en soutient le continuel tissage. Ôtez le Manque et il ne demeurera qu’une étrange lassitude sise sur la margelle étroite mais irrépressible de la finitude.

   Observant cette image nous ne sombrons nullement dans le silence, ne nous abîmons nullement dans une éternelle mutité. C’est l’exact contraire qui se produit. Cela parle en nous, cela questionne en nous, cela s’agite en nous. D’une manière consciente ou inconsciente, nous cherchons à doter ce rébus d’une solution, nous nous mettons en demeure d’inscrire un sens à même sa complexité, à même son non-sens apparent. Une manière de gageure qui nous assaille et fait notre siège tout le temps que nous n’aurons fourni de réponse à la question. Face à cette mer énigmatique, à cette chaise désertée, à cette table ouverte à la vacuité, nous sommes pareils à des Voyeurs d’une œuvre abstraite, laquelle ne décèle, ni ne donne les prémices qui nous permettraient de dévoiler son chiffre interne. Nous sommes « perdus » en quelque sorte, orphelins d’une parole qui pourrait nous rassurer.

   Face à « Bleu sur bleu, La Méditerranée » nous sommes dans uns posture identique à celle que nous adopterions face à « Route de l’Estaque » de Braque (1908) ou face à « Maisonnette dans un jardin » de Picasso (1908), qui se souviendront tous les deux des leçons de Cézanne dans la vue de « Gardanne » 1883-86) ou des toiles de la « Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus » (1897), Braque comme Picasso passionnément épris du jeu des formes géométriques, de la plastique des structures rationnelles telles que développées dans le Cubisme, sous filiation cézanienne.

   Ce que nous souhaitons exprimer ici par le recours au Cubisme et à son fondement historique, c’est que l’ensemble des significations d’une œuvre ne sont nullement inscrites dans le cadre étroit d’un tableau, mais en débordent l’étroite figure, l’excèdent de toutes parts en se référant à sa singulière genèse. Comprendre « Route à l’Estaque », c’est en même temps comprendre « Gardanne » et « La Sainte-Victoire », associer Braque et Cézanne dans un même mouvement de la pensée. En quelque façon, partir de la présence du présent de la toile, une sorte de manque que viendra combler la dimension historique de l’Art et de ses œuvres. Rien n’est suffisant en soi, tout fragment (tableau image) est redevable de quelque chose qui lui est extérieur, une forme, une couleur, un style, une théorie qui en définissent les contours. La Terre, notre Planète ne fait sens qu’à figurer parmi la chorégraphie cosmique des étoiles. Les étoiles ne font sens qu’à accueillir la Terre.

 

Rien ne signifie hors contexte.

Tout ne signifie qu’à être contextualisé.

 

   Ainsi, la signification dans le Monde Grec Antique est un perpétuel jeu de renvois, un jeu de miroir sans fin. C’est ceci que nous dit Marcel Detienne dans « Apollon le couteau à la main » :

   « savoir qu'en régime polythéiste un dieu, quel qu'il soit, est toujours au pluriel, c'est-à-dire articulé à d'autres puissances, pris dans des assemblages, dans des groupements de dieux, dans des configurations d'objets et de situations sans lesquelles il n'est rien, ou si peu. »

   Ce qui veut dire que nul monothéisme clos dans son étroite monade n’eût pu correspondre à la belle tonalité grecque, laquelle exige échanges et rencontres, multiplicité, polyphonie et polychromie.

 

Tout ne signifie qu’à être contextualisé.

 

   Un pays par rapport à un autre, une frontière par rapport à une autre, un Homme par rapport à un autre. Mais les rapports ne sont pas toujours de positivité, telle chose appelle telle chose. Non, ceci serait trop simple. Parfois les rapports de l’exister sont-ils contradictoires, ourlés d’une native incompréhension, une positivité s’opposant à une négativité, une Présence faisant fond sur un Vide, une Absence. C’est cette manière de violente dialectique qui s’inscrit dans le site abstrait de « Bleu sur bleu. La Méditerranée ». Certes l’image est ici directement lisible, dans le repos, l’image appelle la raison, l’esthétique réfléchie mais c’est dans ses marges et, sans doute à l’extérieur de son cadre qu’elle incite au débordement, à l’excès, à ce qui métamorphose l’ordinaire en extraordinaire. Car demeurer à la surface de l’image avec pour seul horizon le ciel vide, la mer étale, les objets statiques, ceci ne nous entraînerait jamais que dans la douce léthargie de « l’in-signifiant, » dans ce qui, par essence, ne proférerait rien en soi. Å toute image convient-il de donner la parole. L’image est langage ou n’est rien. Mais les référents qui y sont présents nous laissent sans voix au motif de leur étrangeté. Le Réel qui est là, le Réel têtu, il faut l’extraire de sa gangue opaque, nous le rendre transparent, limpide, faute de quoi l’opacité nous gagnerait, nous rendant semblables à la pierre dissimulée au plus profond de sa veine de terre sourde.

   Le ciel, il nous faut en faire cette magnifique terre Olympienne où les dieux observent les Hommes et déterminent leur destin. La Mer, il nous faut la métamorphoser en ce mystérieux site fécondé par l’admirable Poséidon dont le trident déchaîne tempêtes et tremblements, on n’est nullement un dieu à se contenter d’une simple figuration. Le garde-corps, il faut lui donner cops, précisément, lui attribuer le prédicat de la limite selon laquelle l’Homme est Homme et non la Nature, un dieu ou une plante. Chacun à sa place selon le rang qu’il mérite. L’assise, il faut la considérer en tant que le lieu mortel dont l’Homme est le gardien, cette Finitude qui, tout en le terrassant, signe sa grandeur humaine rien qu’humaine. La table, il faut en faire le lieu de confluence de toutes les Altérités, des rencontres, des affinités, de la convivialité, de la fraternité, le siège de l’amitié, tout ceci dont l’Homme a grand besoin en ce Monde semé de déserts et de zones arides où le vivant reçoit les plus vives morsures qui se puissent imaginer.

    Habiller de prédicats tout ce qui vient à nous dans la présence, habiller adéquatement, ainsi se définit le rôle éthique des Voyageurs de la Terre. Ce qu’il est urgent de réaliser, de comprendre le monde où nous vivons, qui nous accueille avec la plus grande générosité.

 

Comprendre dans la perspective juste,

c’est réenchanter le Monde.

 

Comprendre juste,

c’est lui conférer l’assise

transcendantale qu’il mérite.

Comprendre juste,

 c’est le soustraire

 au poids infini des contingences

et le mettre à l’abri des lieux communs.

Comprendre, vivre éthiquement,

sont une seule et même chose.

Comprendre juste cette belle image,

c’est l’amener à son accomplissement,

en même temps que nous habiterons

correctement la Terre,

cette « Materia Prima »

qui est, tout à la fois,

essor de notre naissance

et pli de notre linceul !

 

 

 

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