Esquisse : Barbara Kroll
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Lorsque votre intuition vous signale un Être de lointaine venue, un Être qui, par le plus pur des hasards pourrait bien se lier au vôtre, ou au moins vous influencer, infléchir le parcours de votre existence, vous n’avez de cesse de vous interroger à son sujet. Alors, dans une manière d’abord un peu chaotique des choses, vous vous demandez la nature de son sexe, la couleur de ses cheveux, la profondeur de son cristallin, l’inclination toute romantique de son âme ou bien, en son opposé, la verticalité d’un rationnel sans faille. Enfin vous vous interrogez sur tout et sur rien, comme si, de vos doutes, de votre constante hésitation, ne devait naître rien moins que le bloc d’airain inaltérable de la réalité. Mais, tout comme moi, vous n’êtes nullement sans savoir que toute réalité n’est qu’illusion, qu’elle se recompose à chaque instant, selon les projections de chaque Individu, qu’elle est perpétuelle métamorphose, réaménagement continu de ces images qui viennent à nous dans une façon d’aimable approximation. Mais si le réel, par nature, jamais ne peut être saisi, pourquoi alors ne tenter de chercher ce qui en constitue la seule et première trame visible, à savoir le généreux chromatisme du Monde qui vient à nous et sature nos yeux d’une manière d’arc-en-ciel qui confine au vertige ?
Imaginez un instant ceci : vous êtes le Passager, la Passagère d’un aéronef qui nage en plein ciel, bien au-dessus du souci des Hommes. La Terre est une simple boule qui vous apparaît sous la nuance de Bleu des Océans, sous celle Beige des Terres, sous celle Verte des marais de forêts, sous celle Jaune des chaumes d’été qui poudroient à l’infini, enfin sous celle, belle entre toutes, Rouille, qui confère à l’Automne son inimitable majesté. En réalité, et celle-ci est de l’ordre de l’évidence, ce sont les Couleurs et elles seules qui auront imprimé sur l’écran de votre rétine le sceau merveilleux des choses ici présentes. Vous aurez aperçu la palette d’un Peintre avec ses Terres de Sienne, ses Bleus Outremer, ses Jaunes Orpiment, ses Verts Véronèse, ses Violets Héliotropes. Toute cette variété colorée, certes vous l’aurez vue et il faut croire qu’une dominante aura frappé au cœur de votre sensorialité, ce Rouge si présent dans la psyché humaine. Car, si les couleurs désignent des choses, de prime abord, portant sur elles un regard plus précis, nous ne tarderons guère à nous apercevoir qu’elles sont le support de nos climatiques psychologiques.
Or, ici, nous n’avons fait l’économie du Rouge qu’à en mieux cerner la substance, à en pénétrer l’essence. Å seulement observer la riche palette des Rouges et déjà se porte devant nos yeux éblouis la multiple et bigarrée Condition Humaine avec ses avancées et ses reculs, ses heures de gloire et ses mélancolies, ses hauteurs où brille l’esprit, ses bas-fonds où végètent et se fomentent ses plus sombres desseins. Certes, toute perception des Formes et des Signes est hautement subjective, liée à notre vécu intime, parfois à nos fantasmes, au théâtre personnel sur la scène duquel s’animent nos projets et espoirs les plus secrets. Pour nous, en tout cas, les déclinaisons de cette belle couleur Rouge se donnent de la manière suivante. Le jeu des « correspondances », lexique baudelairien s’il en est, se décline de la sorte.
Å l’atténuation d’un Bordeaux,
correspondent
colère et violences rentrées.
Au rayonnement d’un Écarlate,
sang et principe vital.
Å l’effervescence de Mars,
le pur danger.
Å la déchirure violente de Magenta,
les émotions les plus fortes,
les plus exacerbées.
Au surgissement de Vermeil,
le danger de la Révolution.
Å l’élégance sourde de Cardinal,
la passion, la sexualité dionysiaque.
Vous, l’Apparition-sur-la-Toile, c’est Vous que nous essayons de décrypter au prix d’un laborieux inventaire des différentes teintes qui se présentent à nous. Nous savons bien qu’il y a péril à mésinterpréter, à surinterpréter, à vous dire telle que vous n’êtes pas. De toute manière, vous seriez bien incapable, Vous en premier, de vous définir telle la Venue-au-Monde dont vous portez l’esquisse à la manière d’un don à faire aux Autres, mais sur le mode de la réserve, de la prudence. On ne projette si facilement et sans quelque dommage qui-l’on-est sur le large praticable du Monde. Il y faut avancer à pas feutrés, derrière un masque (la « personne »), regarder par l’étroite fente d’une meurtrière, ne nullement se donner en pâture au regard des Curieux, ne nullement s’immoler dans les méandres de la foule qui ne sont que les linéaments apparents du Néant qui en creuse la mouvante et parfois fascinante effigie.
Å bien vous observer, à faire votre inventaire formel, vous ne correspondez à aucune des classifications tentées en vue de faire apparaître l’infinie polysémie des Rouges. Ce qu’il faut dire de vous en une prudente approche, le fond de la toile qui déborde sur vous et vous constitue, sans doute à votre insu : des teintes vives d’Anglais que vient recouvrir, dans la nuance, un Garance à peine plus affirmé, puis un discret Nacarat semblable au velouté d’un fragile épiderme, puis quelques touches de Ponceau qui paraissent vouloir tout éteindre dans une manière de pudeur, de sobriété, de réticence en quelque sorte. Faire effraction, oui, mais avec un geste de retour vers l’origine, l’aube virginale, la page blanche qu’encore nulle couleur n’aura fait différer de Soi, un germe en attente d’Être.
Voyez-vous, toute interprétation hâtive est sujette à caution. On se précipite sur le premier Feu venu, sur le premier Rose Corsa et on leur applique, en toute bonne foi, en toute inconscience, le sceau incontournable d’une définitive signification. Mais reste-t-il autre chose à faire que d’observer au plus près qui-vous-êtes, de vous investir de mots au plus près de votre Vérité (cette gageure !) et, dans l’orbe d’une modestie, de vous esquisser simplement, non telle que vous êtes (ceci est impossible, il y aurait trop de choses à embrasser !), mais telle que vous pourriez être selon les arabesques de notre infinie fantaisie. Voici : Il y a un étonnant paradoxe à vous faire venir au lieu de notre regard. Pour nous il est indécidable de nous prononcer sur le phénomène de votre venue. Est-ce ce Fond Rouge en nuance qui a déterminé votre propre genèse ? Est-ce vous, depuis les pouvoirs de votre Esprit qui avez appelé ce fond qui vous soutient, qui est le prédicat selon lequel vous serez image sur la toile du Monde ?
Au point où nous en sommes arrivés de notre méditation, vous demeurez largement en-deçà, au-delà de tout ce que le langage pourrait vous attribuer comme valeurs, comme qualifications. Å nous qui tentons de percer votre secret, vous demeurez haute énigme et, à vous qui sondez votre silhouette, à vous ne demeurez-vous transparente, telle la goutte d’eau qui scintille au sommet du brin d’herbe ? Car exister est s’affirmer tel un signe irréfutable qui s’inscrit dans le vaste lexique du Monde. Or, si la gamme des Rouges ne suffit à faire votre inventaire, si les formes hésitent à vous constituer selon une forme vraiment huamine, que nous reste-t-il à tirer en tant que conclusion, si ce n’est que vous êtes une Irréelle sur lequel le Réel échoue à faire fond, que vous êtes pure affabulation, narration non encore venue à son éclosion ?
Assise telle que vous êtes, chute blanche de cheveux, épiphanie barrée (votre visage a l’étrange consistance des Mannequins de De Chirico), haillons marrons de votre vêture, jambes à peine tracées sur le chemin mondain, quelle bizarre charade nous proposez-vous là, dont nul ne pourrait trouver la solution ? Mais jouons un instant à ce jeu des charades qui, autrefois était si en vogue, arasé qu’il est en nos contemporains loisirs par les images étranges qui surgissent de la Petite Boîte Magique et fascinent tant de Voyeurs, tant de Narcisse qui ne cherchent jamais à voir que leur propre image.
Jouons donc et souhaitons tirer de cette charade bien plus qu’une fantaisie énoncée à propos de ce réel dont il a été précédemment parlé, dont tout un chacun pense connaître la substance, alors que nul ne serait capable d’en donner la définition.
Mon premier est au centre de mon visage
Mon second est l’abrégé de « l’année »
Mon troisième est la fin de « parti »
Mon quatrième est la fin de « briser »
Mon tout est ce qui énonce le Non-Être
Solution NÉ-AN-TI-SER
Voyez-vous, charmante Apparition, non seulement les Couleurs nous ont abusés, non seulement les lignes nous ont embrouillés, non seulement les signes nous ont biffés, mais à tâcher de pénétrer vos plus apparentes ténèbres, nous nous sommes réduits au silence, nous avons posé sur nos yeux des cachets de cire, sur nos oreilles des tampons d’ouate, sur notre peau un voile, comme si l’acte de vous voir nous avait conduits au Néant. Par Vous nous pensions exister. Par Vous nous sommes reconduits plus loin encore qu’une supposée origine. Par Vous nous ne sommes nullement venus à la Parole. C’est pourquoi tout, soudain, s’est effacé. Seule une immense plaine blanche sous laquelle nos corps de chair ne connaissent plus qu’un Hiver infini !