Barbara Kroll
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Vous êtes là, posée sur le cube de votre fauteuil noir. Vous êtes là, mais y êtes-vous Vraiment ou bien feignez-vous de vous rendre réelle alors que vous n’êtes même pas assurée de votre Être ? Votre posture est, en soi, pure énigme. En avez-vous au moins conscience ? Ne cherchez-vous délibérément à vous rendre mystérieuse, absente à tout ce qui vous rencontre ou tente de le faire ? Vous êtes dans une telle zone d’invisibilité que, peut-être, nulle lumière ne s’allume en votre intérieur qui vous porterait à la clarté ? Ne seriez-vous énigme pour vous-même ? Nul langage ne vous habiterait, nul mot ne produirait son sens dans la meute aliénée de votre corps. Oui, je sais le lieu commun qui nous fait être secret et pures ténèbres pour-qui-n’est-nullement-nous. Le problème de l’Altérité, qui toujours se pose, et nous inquiète, prend la forme obtuse et inapprochable de l’aporie. Par nature, étant inclus-en-qui-nous-sommes (comment ne le serions-nous pas ?), tout ce qui nous est extérieur se vêt du prédicat de l’incompréhensible.
Mais comment donc peut-il y avoir quelque chose qui diffère de nous, quelque chose qui ne soit pas nous ? Certes cette méditation ne laisse de nous méduser au motif qu’elle nous pose tel le seul Être qui puisse recevoir une justification logique, le Tout Autre n’étant possiblement qu’une invention de notre esprit, lequel, parfois, livré à la torture de s’exonérer de Soi, ressent ceci comme la plus grande injustice et sans doute à la manière d’une étonnante concrétion de l’Absurde. Nous avons déjà tellement de peine à parvenir à tracer nos propres limites, à les investir de manière adéquate, que la tâche de sortir de Soi, donc « d’en-visager » le Monde (de lui conférer visage) est quelque chose qui est hors-mesure, la question nous terrassant avant même qu’elle n’ait pu trouver le début de quelque résolution.
Par essence, nous sommes des Autistes en acte, d’étranges Monades que rien ne pourrait traverser, de pures opacités dont nulle transparence ne pourrait se lever. Sans doute en avez-vous remarqué l’étonnante survenue, parti de Vous, subrepticement, une métonymie s’est déployée dont mon propre Ego est devenu l’Unique Sujet. Preuve, s’il en était besoin, de notre confondant statut monadique.
On ne parle jamais que de Soi.
On n’est jamais occupé que de Soi.
On n’est Soi qu’à être Soi.
Oh, ceci n’est nullement désespérant en raison du fait qu’empiriquement, symboliquement, réellement, l’on est logé au sein même de qui-l’on-est et que nulle effraction ne procèdera à notre propre métamorphose, fût-elle acte de générosité, de piété, d’amour. Nous sommes au centre de cette évidence ontologique, Soi-pour-Soi, comme l’écorce est au tronc, l’ongle au doigt, l’étincelle au feu. L’existence est tissée de cet irréductible constat jusqu’en ses plus infimes fragments, jusqu’en son imprescriptible chair. Certes ceci n’est accablant qu’au yeux de ceux qui voilent cette réalité de la taie d’une cruelle cécité. Être lucide n’est nulle malédiction, simplement voir le réel selon ses esquisses les plus concrètes, les plus vraies. Ceci fait signe en direction de la seule interrogation qui vaille :
suis-je, en Vérité, autre
que ce que la lumière
de ma conscience porte
au jour de ma Raison ?
Autrement dit, est-ce que j’accorde, en toute confiance et sérénité, une place à cet Autre qui peut-être n’est « Autre » qu’à la hauteur de mon propre décret ?
Si je me résous à admettre l’effectivité de l’Autre, ceci suffira-t-il à l’amener en présence et, corrélativement, à me poser auprès de Lui tel l’Être-que-je-suis ? Alors nous serons DEUX, placés en vis-à-vis et notre référence à la Solitude, à l’Insularité se verra du même coup invalidée. Ainsi l’Autre ne serait qu’un effet de ma propre volonté, le simple résultat de mon acceptation. Comme si, me dédoublant, en quelque sorte, Celui-qui-me-fait-face était issu de ma propre chair, tissé des invisibles fils de mon esprit. Mais alors, le problème d’une évidente réciprocité se posant sans délai, je ne serais, à mon tour, que cette Chose (une réelle réification) issue d’un Démiurge qui me serait nécessairement extérieur. L’on voit bien qu’ici, et de manière immédiate, le problème posé n’est rien moins qu’éthique. Si par pure complaisance ou auto-générosité je m’accorde la grâce d’Être, comment pourrais-je, et au nom de quoi, la soustraire à mon Commensal, à mon Frère, à mon Ami, à cet Arbre, à ce Nuage, à cette Eau qui bat au plus profond de l’Océan ?
Et, bien évidemment, le profil de l’Altérité entraîne la Totalité de ce qui vient s’inscrire dans le champ de ma conscience, aussi bien l’être de chair, l’être vivant que celui, inerte, la poussière par exemple, sur laquelle mes pas impriment le sceau de mon existence. Alors on est l’irrémédiablement livré au Grand Poème du Monde. On le lit, on l’écrit, on se le destine et on en fait le don à l’Autre. Du sein même de la bogue fermée de notre Ego, quelque chose se lève et s’ouvre en direction de ce-qui-n’est-nullement-Soi. De l’Indivis que nous pensions être, voici que tout se dédouble, que tout se réverbère, profère, à la manière de l’écho, Soi se portant au-devant du Monde, le Monde accusant réception de notre présence. Ainsi se dessine, dans la plus précieuse des matières qui soit, cette Parole au terme de laquelle nous témoignons de notre propre Esquisse et témoignons nécessairement de toutes les Autres car toute parole n’est qu’échange, relation, aller-retour ou bien meurt sous sa propre inanité, si elle n’était que pur silence. Le Langage, l’irremplaçable Langage nous place en position de Celui-qui-demande et de Ceux-qui-répondent à ma demande, seul l’effet de réel et sa possibilité s’inscrivant dans cette structure dialogique. Ce que la chair semble devoir occulter, à savoir la présence du Tout Autre, le Langage nous la restitue au centuple, essence de-qui-nous sommes, essence de qui-ils-sont, nos Interlocuteurs, ceux qui s’envisagent sous la forme de l’ALTER EGO.
Mais, si cette propédeutique est un juste préalable, afin de vous rendre « palpable », si je puis dire, obligation m’est faite, au titre de votre réverbération en Moi, de procéder, en quelque sorte, à votre inventaire. Vous êtes identique à ces présences hautement mythologiques dont il me plaît de dresser le portrait, une stratégie, si vous voulez, d’appropriation de-qui-vous-êtes à l’aune d’une fable qui n’est jamais que la conséquence de ma pure subjectivité, une singularité qui m’isole du Tout et me place au sein même de mon être là où rougeoie le sentiment d’une vérité. « Présences hautement mythologiques », entendez par-là ces genres de Cerbères qui hantent de leur étrangeté la banlieue des Enfers.
Non que je vous imagine telle cette dérangeante créature à trois têtes avec six rangées de dents, une queue de dragon et des griffes de lion. Nullement quelque attribut qui dirait votre archaïque animalité. Non, votre esquisse baroque se donnerait seulement comme symbolique d’un étrange enfermement à l’intérieur de vos propres frontières. Et, vous décrivant de la sorte, par voie de conséquence, Moi qui vous regarde, j’endosse à mon tour cette tournure si bizarre qui vous détermine. Nous sommes deux simples positions tératologiques dont l’essence est de demeurer en soi, enclos dans l’étroitesse d’une forme sans nom, autrement dit s’abîmant dans la pure négation. Lorsque l’Homme, la Femme désertent leur essence, lorsque, refusant toute altérité, ils s’enferment dans leurs corps sans issue, ils deviennent identiques à ces bêtes sauvages, à ces hyènes au dos fuyant qui hantent les cauchemars les plus éprouvants.
Notre contemporaine société est assez souvent porteuse de ces emblèmes du non-sens où nul ne reconnaît plus personne, où l’égoïté galopante devient le seul mode d’échange qui surnage, faible et dernière réminiscence des époques qui firent de la Lumière de la Raison l’étendard sous lesquels leur humanité se rangeait. Certes je ne vous placerai nullement sous la bannière de ces tristes individus qui émergent à peine de la plante et s’enfoncent bien plutôt dans l’hébétude d’un minéral qui ne connaît ni son nom ni l’obscur chemin sur lequel ils font du surplace plutôt que d’ouvrir un chemin. Ce n’était qu’une manière qui m’est personnelle de mettre en perspective ces apories qui nous assaillent dès l’instant où, ne se contentant de la croûte du réel on en entame de l’ongle le fragile épiderme, alors le derme se laisse voir à la façon d’une chair révulsée.
Mais après vous avoir aperçue tel Cerbère montant la garde devant la porte des Enfers (sans doute ai-je forcé le trait), il convient mieux maintenant que je vous mette en vis-à-vis de « L’Acteur tragique » mis en scène par Manet dans sa représentation « d’Hamlet ».
Hamlet, cet archétype du Tragique qui rassemble en lui tout le sombre, le terrible, « l’inquiétante étrangeté » dont l’Humaine Condition est saisie dès l’instant où, abandonnant le tissu chatoyant de la peau du réel, elle se précipite dans l’abime dont on ne ressort jamais qu’amputé de son propre être, vivant moins qu’à demi, remis au sort le plus ténébreux qui soit. Oui, c’est bien ce visage lacéré, labouré d’une étrange malédiction que vous portez au-devant de vous, lequel bien plutôt que de réaliser votre assomption, la sortie hors de-qui-vous-êtes, vous immole en votre geôle de chair, habille vos yeux de deux cercles impénétrables qui vous rendent inacessiblble aux Autres, seulement inclinée en votre for intérieur dont j’imagine aisément qu’il est parcouru d’ombres longues, de corridors tortueux, de douves infinies qui sont l’image d’une conscience abusée par son propre reflet. Tout indique le refuge en vous, le repli, le retrait comme si le monde alentour ne pouvait que procéder à votre sommaire exécution, vous reconduire au Néant dont vous revenez tout droit, les stigmates en sont visibles qui vous soustraient à la considération des Existants, quelle que soit leur condition, qu’elle que soit leur charité, leur magnanimité, leur fraternité en direction du Laissé-pour-compte, du Chemineau, de l’Invisible qui hantent les coursives immenses de la présence.
Vos bras sont deux tiges blanches, frêles, irrésolues dont vous supputez qu’elles constituent la barbacane censée vous protéger des assauts du réel. Vos deux jambes longues qui semblent n’avoir pas de fin, croisées l’une sur l’autre dans un geste d’étrange pudeur, vos deux pieds, larges battoirs qui n’arrivent à prendre assise sur le sol, tout ceci dit bien le désarroi qui vous étreint, vous précipite dans les oubliettes sans fond des incertitudes, vous biffe en quelque sorte de l’univers bariolé des saisons de l’âme, des polychromies du cœur, des arcs-en-ciels de l’amour, des scintillements de l’Altérité. Vous êtes pareille au limaçon forclos en sa coquille, un opercule de calcaire, lors de la péride hivernale, en scelle le destin non encore venu à sa forme propre.
Bien évidemment, ici, je viens de décrire la dramaturgie sur la scène de laquelle, nous Humains nous agitons Tous et Toutes avec nos vêtures multicolores d’Arlequin, nos vices à la Pantalone, nos minauderies à la Colombine, notre élégance à la Rosalinde, notre forfanterie à la Matamore. Ceci qui vient d’être décrit, ce sont nos masques, nos fards, nos maquillages.Il suffit d’un coup de vent du destin pour que tout s’efface. Que nos visages colorés, éclatant de santé et de joie ne se métamporphosent en cette face blême, triste d’un Pierrot subitement privé de boussole. Telle qu’en-vous-même le sort vous a livré au sein de son dénuement, si ce n’est de sa totale nudité, vous nous interpellez, vous figez un instant nos sourires béats d’enfants gâtés, illucides, inscrits sur la courbe d’un trajet lumineux. Que dure la Lumière la belle Lumière. Nous ne sommes nullement pressés de découvrir nos propres ombres, celles qui nous plongent dans une nuit sans espoir.
Que vienne l’aube
et l’effeuillement
des sourdes ténèbres !
Y a-t-il une Vérité
Hors-de-Soi ?