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Portugal
Photographie : Hervé Baïs
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Dans les livraisons de son travail en Noir et Blanc, Hervé Baïs nous a habitués à des images le plus souvent minimalistes et, lorsqu’elles débordent de ce cadre, elles ne le font que dans la juste mesure de ce parti-pris d’autant plus remarquable que ces exigences, aujourd’hui, du bien fait, de l’abouti, bien moins que minimales sont réellement homéopathiques. Mais la critique s’arrêtera là, sinon elle menacerait d’envahir la totalité de l’article. Regardez le lot d’affligeantes images d’Épinal dont nous abreuvent, quotidiennement, les Réseaux dits Sociaux, un tout jeune enfant même en serait décontenancé, à condition, cependant, que sa vision ait été entraînée à l’exercice d’une vue claire. Le débord du minimalisme, chez ce Photographe, n’en altère nullement l’exigence de qualité et quand le Multiple vient en lieu et place de l’Unité, c’est toujours l’Unité (cet écho de la Vérité) qui l’emporte sous les auspices d’un cadrage parfait, d’une inquiétude de la géométrie, de la précision des lignes de fuite, de l’harmonie bien étagée des différentes valeurs de la triade Noir-Blanc-Gris. Ceci est assez singulier pour ne nullement appeler de plus longs développements.
Mais mettons-nous en devoir de commenter cette Image au plus près, au ras des phénomènes si je puis dire, les significations y afférentes constitueront la suite logique de mon exposé. Mes descriptions habituelles partent, le plus souvent, des hauteurs du Ciel pour rejoindre la basse horizontalité de la Terre. Symboliquement une Transcendance se résout en Immanence à l’épilogue de son parcours. Donnons-nous l’optique inverse, laquelle consisterait, en quelque façon, à prendre essor du socle des contingences en direction de cette Idéalité toujours hors d’atteinte, ce qui est, du reste, la figure achevée de son Essence. Tendre vers…, être en chemin pour plus loin que Soi (selon l’une des formules récurrentes dans mes textes), ceci n’est rien de moins qu’entrer dans le vif du sujet depuis une position de surplomb, faute de laquelle rien n’est atteint de ce qui est dit dans une image, une situation du quotidien, l’espace d’une rencontre.
Le premier plan est une zone noire, indistincte, peut-être la conjugaison d’une végétation située à contre-jour, de graviers et de sable à la consistance nocturne. Au second plan, parmi encore un émiettement de graviers, une large flaque d’eau en laquelle se réverbère l’ardoise armoriée du ciel. Puis un genre d’isthme semi-circulaire, une sorte d’anse avant le ressac de buttes de sable qui tracent la limite entre le territoire terrestre et la vaste étendue marine. Au loin, se détachant sur la ligne d’horizon, les silhouettes malingres d’un Peuple de parasols en attente de leur ouverture, en attente du Peuple des Humains, ce Peuple fourmillant, bariolé, bavard, doué d’une inextinguible parole. Å droite de l’image se dessine la diagonale d’une haute falaise, laquelle regarde, comme son vis-à-vis, un essaim de maisons blanches blotties les unes contre les autres. Puis, un ciel de vaste étendue, un ciel qui semble n’en devoir jamais finir de se diffracter, semblable à l’expansion illimité de l’univers, un ciel clair en sa partie la plus basse, un ciel sombre en sa partie la plus haute, sa partie médiane ourlée des festons successifs de cirrus aux fibres légères, se succédant selon des bandes annelées, symétriques, parallèles, comme si un habile Démiurge en avait commandé l’ordonnancement.
Tout ceci dresse un tableau romantico-nostalgique auprès duquel les âmes inclinées au silence et au recueil puiseront les plus hautes valeurs cathartiques, les plus lénifiantes onctions. Certes le Romantisme est de nos jours fortement déprécié. Quant à la nostalgie, elle est considérée en tant que mouvement antiquaire dont on ne comprend ni n’apprécie plus le sens plein lequel, au mieux, ne serait que le reflet d’une passion depuis longtemps éteinte dans les mailles d’un inatteignable passé. Pour beaucoup, aujourd’hui, la seule Beauté qui puisse s’énoncer crépite sur de virtuels écrans qui, en toute hypothèse, ne sont que des écrans de fumée en lesquels la conscience ne rougeoie plus qu’à demi, l’esprit succombant au charme des chimères et sortilèges de la sphère médiatique. Å chaque écran qui s’illumine et fascine correspond, point pour point, un affadissement du réel, une perte esthétique, laquelle entraîne, de facto, une dilution éthique et un effondrement de ces valeurs qui constituaient, il y a peu encore, les racines des Existants, les signes selon lesquels ils s’orientaient et donnaient à leur marche en avant le statut de quelque qualité, la teinte resplendissante d’un but à atteindre.
Sur cette Image, nulle présence humaine, nulle conscience qui ferait son étincellement. Paysage en tant que paysage qui semble n’avoir plus aucune mémoire de Ceux qui s’y installent habituellement avec cette espèce d’assurance à tout va, psalmodiant, au fur et à mesure de leur cheminement, cette célèbre formule du Sophiste Protagoras :
« L’Homme est mesure de toutes choses. »
Mais, si, de cette assertion pleine de suffisance, nous ôtons la pellicule de surface, ce vernis dont l’Homme aime à se vêtir, afin de faire illusion, de se donner en spectacle, d’apparaître sur le mode de la représentation, si, de toute cette écume, nous extrayons la seule chose qui vaille, à savoir l’essence de l’Homme en tant qu’Homme, nous percevons aussitôt, combien cette affirmation de la « mesure » est fondée en Raison (encore que « le reflet de toutes choses » eût mieux, selon nous, convenu à cette réalité-vérité), nous prenons acte du fait que la présence de l’Homme est ineffaçable, adhérente qu’elle est, par nature, à tout ce qui fait Sens sur cette Terre. N’y aurait-il nul Homme et tout retournerait au chaos, et tout s’abîmerait en un silence éternel.
Si, étonnamment, je fais soudain référence à l’Homme qui, à l’évidence, s’absente de l’Image ceci n’est pure gratuité mais volonté d’introduire, dans cette représentation, sa présence discrète, continue, identique à un filet d’eau qui ondulerait, glisserait le long de failles inaperçues, sous des strates dont on ne soupçonnerait pas qu’elles puissent abriter quelque mouvement anthropologique que ce soit. Ce qui est à considérer, c’est que le Destin de l’Homme se devine en chaque chose, y compris en chaque chose le dissimulant, le soustrayant à notre vue, comme si une photographie dépouillée de quelque Existant, se devait, immédiatement, en sa nature même, de nous le rendre visible, préhensible, toute Image en soi étant le lieu d’émergence de l’humanité. Å l’encontre de la photographie dite « humaniste », la caractéristique humaine n’apparaîtrait certes qu’en filigrane, qu’en creux, mais ne serait, pour autant, nullement réduite à néant. Une dette existentielle aussi bien qu’éthique en quelque sorte. Le réel, tout comme une pièce de monnaie, comporte deux faces, une face visible, son opposé qui ne l’est pas. Il suffit de retourner la pièce pour apercevoir son chiffre si, jusqu’alors, la seule figure était venue à notre rencontre. Donc « retournons » l’image et mettons-nous en quête de ce qui s’y illustre qui, jusqu’ici, est demeuré dans l’ombre et le secret.
Graviers et sables, ne disent-ils l’usure du temps, ce temps éminemment humain qui le tisse en son fond comme l’être qu’il est, ce Mortel dont la finitude l’oblige à se questionner sur le sens de sa propre vie ?
La Flaque d’eau, ce miroir étincelant vers lequel, tel Narcisse, il courbe son corps, interrogeant son reflet, cet écho de son ego qui le fait Homme en tant que cet indépassable Sujet, cette flaque, donc, témoigne de qui il est, une personne des apparences et des illusions, un individu en quête de lui-même que l’eau éblouit, le privant ainsi d’une vérité qui eût pu le conduire en sa pointe la plus extrême.
Ce genre d’isthme, ne lui parle-t-il de ses propres limites lui qui, tel un dieu, se voudrait sans limites, capable d’aller à sa guise, ici sur la crète de la haute montagne, là au-delà du rivage qui l’aliène et le retient en un lieu trop étroit, là encore bien au-delà de qui il est, rêvant de se vêtir de la parure étincelante du Héros, tel Ulysse franchissant les mers, naviguant d’île en île sans que rien, jamais, n’en vienne arrêter la course sans fin ?
Cette vaste étendue marine, n’évoque-t-elle pour lui, l’Homme, des souvenirs anciens, d’une poésie de Victor Hugo, par exemple, quelques vers venus du plus loin du temps chantent encore à ses oreilles devenues sourdes des paroles qui disent la perte, l’effacement, le sombre de la vie en ses abyssales profondeurs :
« Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire.
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli. »
Ce Peuple des Parasols ne laisse rien dans l’ombre, lui. Tout, en lui, est pure évidence. Leurs frêles silhouettes sont déjà silhouettes humaines, on y entend du babil, des cris de joie, on y perçoit l’ivresse estivale, cette manière d’Infini qui se donne à l’Homme l’espace de quelques jours, de quelques heures.
La haute falaise, n’est-elle celle de l’Homme-Vigie lui qui, du haut de sa dunette, observe la haute mer, essaie d’y deviner les navigations hauturières, les voiliers cinglant dans le vent, les mats de goélettes où s’arriment mouettes et goélands, comme si, de cette patiente observation, pouvait se lever un présage, se dire l’aventure humaine en son étrange navigation ?
Les maisons blanches regroupées en essaim, ne sont-elles le symbole du sentiment grégaire de l’Homme, de l’essai de réassurance que lui promet la grotte depuis la lointaine préhistoire, dont il poursuit la fonction de protection au travers de la hutte de branchages de Terra Amata, puis des cubes de béton de l’ère moderne ? On y entrevoit l’unité que l’altérité accomplit. On y voit la mesure hestiologique de toute présence humaine : un foyer est là qui réchauffe, donne confiance, assemble la diaspora humaine selon les rites de la fraternité, du regroupement du clan, des digues à élever contre les humeurs sauvages de la Nature parfois ?
Oui, il nous faut en convenir, une lecture d’image, sauf à demeurer superficielle, ne saurait se contenter de sa surface glacée, miroitante. Il faut creuser plus avant. Il faut risquer l’interprétation. Il faut trancher le réel avec la lame d’une curiosité étayée en Raison.
Il faut traverser l’insu.
Voir l’invisible.
Écouter l’inaudible.
Å ce prix et à ce prix seulement le Monde perd un peu de son opacité pour nous offrir le début d’une transparence. S’être mis en chemin est déjà beaucoup ! Que l’Image adéquatement abordée puisse forer en nous la vrille du questionnement par quoi tout prend SENS, aussi bien ce qui nous est le plus étranger, aussi bien le sans-distance que nous sommes à nous-mêmes, mais pour autant figure énigmatique dont, jamais, nous ne sonderons la vertigineuse profondeur !