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7 août 2023 1 07 /08 /août /2023 09:20
En elle, le point d’abîme

Peinture mixte

Léa Ciari

 

***

 

   Les ombres sont Bleu de Nuit dans le croissant des barkhanes, profondes, mystérieuses, dont nul ne saurait explorer l’énigmatique présence. Au-delà du cercle lumineux des clairières, de larges zones de ténèbres dont personne, jamais, n’a pu réaliser l’inventaire, connaître le moindre fragment. Dans l’enceinte des villages médiévaux, dans les venelles étroites où personne ne s’aventure, le bitume coule en de larges nappes qui demeurent vierges de tout regard. Sur le versant vertigineux des montagnes, là où l’ubac fait son étrange lac de suie, nul jour ne s’allume, pas même la douce émergence d’une étincelle, pas même une discrétion de luciole. A l’entour des barkhanes, des ramures arborescentes, au large des venelles poudrées de silence, au-dessus du deuil des ubacs, la fête de la lumière, les incessants tourbillons de clarté, les rubans de phosphorescence, les dépliements de blanches corolles, les efflorescences de cristal, la géométrie de la Raison qui trace, au-devant d’elle, l’architectonique d’une joie vacante, parfois immédiate, un feu de Bengale se meut qui ensemence le ciel libre de nos méditations.

   C’est le lumineux adret de l’existence. C’est la gerbe de sens qui s’extrait de la mutité. C’est le rayonnement de tout ce qui est, parcourt l’espace à la vitesse sidérale d’objets certes innommés mais dont l’offrande nous comble à l’aune d’une vision exacte de ce qui fait encontre, de ce qui ne se dresse devant nous qu’à nous confirmer dans notre être, à nous hisser plus haut, plus loin que nous. C’est pure donation, c’est ouverte oblativité, à la manière dont une aube émerge et se teinte de lueurs aurorales, premier pas en direction d’un présent éclairé de l’intérieur, tel le sublime photophore à la transparence de papier huilé.  On pense aux Maisons de Thé, à leur subtile fragilité. Tout va de soi, rien ne biffe ni ne barre. Nul obstacle à l’horizon, chemin de lumière qui trace devant lui le sillon libre de son destin. Tel un rêve de diamant aux arêtes vives, tout s’y réverbère selon nos espoirs les plus fous, nos désirs soudain fécondés par on ne sait quel phénomène inaperçu, quel surgissement de météore dans l’enceinte éblouie de notre tête, sur le cercle incandescent de notre pensée.

En elle, le point d’abîme

Ce que je viens de décrire au travers d’allusives métaphores, cette ombre des barkhanes, cette illisibilité des venelles, ces ubacs sertis de confusion et de doute, ceci correspond en tous points à cette zone d’occultation, telle que représentée par Léa Ciari, à droite du visage du Modèle, ce site d’indétermination foncière, cette aire de confondante opacité, ce « no man’s land », cette terre étrangère, toujours à défricher et à déchiffrer, dont cependant l’informe résiste à toute tentative d’aller plus avant, de percer, au milieu de toute cette noirceur, un peu du secret qui nous eût un instant délesté de la dette de vivre. De la « dette », oui, car ce lieu, en tant que lieu de privation, ne saurait refléter que la dimension insondable d’un manque constitutif de notre condition même. Nous avançons sur le chemin de l’exister, toujours sur la lisière des choses, toujours au bord du ravin mais nos yeux ne veulent nullement sonder le mortel ennui, s’emplir de la poix lourde de l’angoisse. Ils ne veulent s’éclore qu’à la diaphanéité d’une félicité, ils ne veulent connaître que ce liseré d’intelligibilité qui court le long des hautes montagnes, les détoure d’une aura étincelante.

   Cependant détourner ses yeux de l’ombre n’équivaut nullement à en évacuer le caractère absurde. L’illucidité n’a jamais sauvé personne de soi car elle ne saurait avoir de vertu cathartique. Seulement un sommeil léthargique, une avancée somnambulique, un vertige en attire un autre, une mécompréhension en appelle une autre. Ce Noir profond qui jouxte le visage, en barre en partie l’épiphanie, le réduisant à une manière de demi-vérité, ou bien plutôt le noyant dans la lagune grise du mensonge, il nous est requis, en tant qu’Hommes, en tant que Femmes, d’en interroger la nature, de tâcher d’en percer l’opercule, afin que porté au jour, ce demi-visage contrarié reprenne des couleurs et se dise selon le rythme d’une parole renouvelée, ressourcée à la fontaine de la positivité. Car nul ne saurait se connaître à dissimuler ainsi ce qu’il est en son fond sous cette bannière de crêpe qui l’annule à même son être. Selon un contexte religieux, Christian Bobin nommait cette zone d’invisibilité « La part manquante », et voici la définition qu’il en donnait, au travers du geste de l’écriture :

 

"C'est par incapacité de vivre que l'on écrit.

C'est par nostalgie d'un Dieu que l'on aime. »

 

   Je ne suivrai nullement l’Écrivain sur ce chemin de foi et de piété, seulement dans la perspective existentielle, attribuant cette « part manquante » à des motifs immanents, à des accidents de parcours, à des « irrévélations », à des obscurités qui nous assaillent, venues d’on ne sait où, dont cependant, en vertu du Principe de Raison, il nous faut bien élaborer quelque hypothèse à défaut d’en pouvoir dominer l’irrépressible force, la puissance qui nous rive à demeure, nous aliène au sein même de notre citadelle de chair.  Ce qui, pour un Croyant, aussi bien pour un Athée, se donne en tant que vérité certaine de soi, en tant qu’apodicticité, donc indémontrable, c’est bien ce sentiment de manque coalescent à notre nature même, se vivant comme un fondement irréductible de qui-nous-sommes en notre posture, des êtres mortels, donc des êtres en lesquels s’inscrivent, de toute éternité, cet absentement, cette existence trouée dont jamais, nous ne pourrons réduire la terrible inconsistance.

   Je pourrais ainsi, à l’envi, décliner sur d’infinis registres, l’image de ce manque qui crée faille en nous, selon des motifs qui, s’ils sont singuliers, s’affilient en quelque manière à un vaste courant universel des choses et des êtres en de leur paradoxale rencontre. Il suffira de dresser, ci-après, quelques figures du manque telles qu’elles apparaissent dans l’horizon fluctuant des Quidams que nous sommes, ces genres de marionnettes désarticulées qui, toujours, cherchons à nous rassembler autour d’un centre qui nous fuit et nous désespère. La fugue des manques ci-après désignés est fugue personnelle dont je ne sais si, d’une façon ou d’une autre, elle pourrait correspondre aux attentes de l’Artiste qui a dressé ce portrait sur lequel je m’interroge. Mais se questionner sur l’Autre, ce continent invisible, ne se fait jamais qu’à partir de Soi, comme si, Celui, Celle qui nous font face n’existaient qu’à titre de simple réverbération. Donc la litanie infinie des manques infinis :

 

Manque : ceci qui, en moi,

me demeure inconnu.

Manque : cet « invécu » dont j’aurais

 voulu qu’il me rencontrât.

Manque : ce point vers lequel je m’achemine,

qui n’est que chemin de non-retour.

Manque : ce désir qui s’est éteint

avant même qu’il ne rougeoyât.

Manque : cette œuvre demeurée incréée.

Manque : tous ces livres à lire

qui, jamais, ne le seront.

Manque : ces mots que j’aurais

voulu prononcer,

ils se sont réduits au silence.  

Manque : ce voyage en Soi

 à demi entamé.

Manque : cet amour inexaucé,

il demeure en friche.

Manque : cette écriture à court d’absolu.

Manque : cette Littérature, si vaste

continent, à peine rencontré.

Manque : cette persistance en

Philosophie, sur le seuil seulement.

Manque : ce concept approché tel la Léthé.

Manque : cette vision synoptique,

demeurent des angles morts.

Manque : le surgissement

dans la plus pure Idéalité.

Manque : cette notion d’AFFINITÉ

insuffisamment portée au concept.

Manque : ce Mot, cet unique mot,

 tel Idée, Substance, Être

dont j’eusse souhaité qu’il devînt

 mon indépassable orient.

Manque : naissance en Soi,

de cette inépuisable ressource au

terme de laquelle une plénitude

 se fût d’emblée atteinte.

Manque : apercevoir la

totalité des Œuvres d’Art

en leur cercle refermé.

Manque : se situer à la fine

 pointe de l’Idée à partir d’où

tout se détermine et fait sens.

Manque : vivre un jour seulement

dans l’étincelle du Génie.

Manque : assembler en la dignité

 d’un recueil l’entièreté

 des Beautés du Monde.

Manque : apercevoir le rayonnement de l’aura

qui intime l’existence de deux êtres

au-delà des visées communes.

Manque : voir sortir de Soi le fil de la Vierge

tissé des mots d’une ultime Poésie.

Manque : devenir l’Insulaire hantant

jour et nuit les travées

en clair-obscur où luisent

les maroquins des ouvrages

et leurs dentelles fascinantes de mots.

Manque : vivre au plus haut d’un Phare

et éprouver l’Essence même

de la Solitude jusqu’au vertige.

Manque : arriver tout au bout du monde

et projeter son propre regard

sur son mystérieux envers.

Manque : faire de cette magique

Réminiscence

le lieu effectif d’un

 Ici et Maintenant.

Manque : porter son Imaginaire

dans le hors limite,

l’Ouvert, l’infinie pluralité des Choses.

Manque : entrer dans la lentille de verre

de la diatomée

et connaître le fourmillement

de l’Infiniment Petit.

Manque : porter ses yeux au ciel

et voir l’invisible

derrière l’épaule du Bigbang

Manque : être Soi jusqu’en sa

 lisière et être à la fois,

Arbre, Tronc, Racine, Rhizomes.

Manque : grimper l’échelle des tons

et parvenir

là où l’éblouissement

devient la seule Parole.

Manque : éprouver le vibrato d’une Voix

et s’y abîmer corps et âme.

Manque : faire de sa peau

 un miroir du Monde.

Manque : babélienne volonté :

que toutes les Langues

fassent en soi une unique colonne,

un seul et même ébruitement.

Manque : se vivre infime soleil fécondé par

la Grande Étoile Blanche donatrice de Vie.

Manque : être rivière, puis ruisseau,

puis mince filet d’eau, puis Source.

Manque : de l’empan d’une seule vision

 balayer l’Espace et le Temps

jusqu’à son point d’Origine.

Manque enfin, ne pouvoir dire

du Monde, des Êtres, des Choses

que l’Alpha alors que l’Omega

attend d’être fécondé

Jusqu’en son ultime.

Manque et toujours manque

Jusqu’en son possible épuisement,

mais ceci est-il Humainement possible ?

 

   Alors, après cette longue évocation des manques, saturée d’une vision purement Idéaliste, que reste-il à dire de cette Peinture qui a enfoncé son coin dans la pensée et risque d’y demeurer pour la suite des temps ? Dire et toujours redire ce-qui-vient-à-nous avec la seule matière disponible, celle des mots. Laquelle reflète celle de la proposition plastique. Tout vient du fond. Tout surgit à la lumière à partir de ce fond sans fond qui est le lieu même de provenance de l’Être. Dans ce pli de la Nuit, rien ne parle ni ne fait signe. Mais bientôt, une Figure paraît comme surgie de nulle part. Toute épiphanie, par essence, est toujours un mystère. Comment une chose nait-elle du Rien ? Aporétique question qui nous reconduit au silence. Et pourtant il faut briser cette paroi de silence, l’offusquer de mots, la seule possibilité qui soit effectivement en notre pouvoir.

   L’image est, en sa partie inférieure, occupée par une surface dorée qui nous fait penser aux fonds des toiles de Gustav Klimt, ces manières de fabuleuses icônes qui pointent en direction du religieux, du sacré. Bien évidemment, la tension est vive entre ces deux surfaces se jouxtant selon la puissance sourde d’une polémique. Combat du nuitamment non-éclos et du diurne en son solaire déploiement.

 

Un Rien s’affronte à un Tout.

Un Vide se heurte à un Plein.

 

   Verticale dialectique où les contraires ne naissent à leur propre essence qu’à avoir auparavant connu le visage heurté de son antinomie. Elle, l’épiphanie en creux, l’épiphanie irrévélée, l’épiphanie biffée qui ne vient à nous qu’à recevoir son Sens le plus apparent, ce Visage donc armorié selon un retrait, un côté atteint de Plénitude, un côté affligé de Vacuité, ce Visage qui vient heurter de front notre sensibilité est la représentation de la Métaphysique en ses fondements mêmes : Être et non-Être se « dé-visagent », c’est-à-dire se donnent visage en même temps qu’ils l’annulent, ouvrant en nous qui regardons, la faille du tragique, le clignotement ontologique du paraître et du disparaître, la mesure d’une possible Infinitude et d’une incontournable Finitude.

   Tout visage est le lieu de ce conflit, de la lutte des opposées, du feu des contradictions, de la césure qui fait de l’entre, qui crée de la distance, qui creuse un fossé au milieu du tissu apparent d’une unité que nous pensons sans faille. Comme le dit Montaigne dans ses « Essais », nous sommes toujours « en visage descouvert », ce qui signifie que ce découvert est le signe du risque immanent à notre cheminement terrestre. Édifiés sur du Manque, tissés d’une argile friable, nous ne sommes que des Esquisses lézardées assistant, impuissamment, à cette chute qui évolue à bas bruit, à cette ligne de partage qui place d’un côté ce visage de terre cuite à l’immémoriale beauté, de l’autre ce masque de nuit qui ne cherche que son dû, ce dû qui, depuis toute éternité, n’attend que d’être soldé. Certes la lucidité a ceci de confondant, décillant nos yeux, elle les porte à l’incandescence du regard. Ce qu’elle prélève du visible et d’un possible succès, elle en ôte le rayonnement, rendant à l’invisible ce qui lui appartient de plein droit, ce Non-Être dont il est tramé jusqu’à l’absurde.

   Cependant, il ne faudrait pas croire que cette toile n’indique qu’un sombre désespoir. Il y a des lignes de positivité : celle déjà signalée d’une homologie du fond avec un Klimt et, sans doute en existe-t-il une seconde de nature formelle, cette minceur du cou, cet oblique du buste inclinant vers les portraits de femmes de Modigliani. Positivité qui se dialectise avec le haut nocturne de l’image, manière de reconduction à « l’Outre-Noir » d’un Soulages, cette énigmatique figure d’un « Outre » dont nul nom, nulle présence ne sauraient tracer les effectifs contours. Du reste, n’est-ce là la mission de l’Art en ses plus hautes cimaises que d’affronter la Présence, tout en puisant à l’Absence comme son répondant logique ? Songeons à la belle assertion de Paul Klee :

 

« L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

 

   S’il se contentait de rendre visible le visible, nous serions immédiatement adossés au non-sens d’une tautologie, ce cercle fermé, cet ouroboros, ce serpent qui se mord la queue. Si l’Art « rend visible », c’est bien une chose : l’Invisible dont seul le phénomène, l’apparence se montrent à nous sous les traits de l’œuvre. Or l’Art n’est jamais pure abstraction qui ne vivrait que de son ciel, dans son ciel. L’Art vient à nous, comme la vie vient à nous, comme l’existence nous convie à être au-dehors du Néant, à le toiser tant que le rayon de notre regard peut en supporter la belle et tragique vision. Oui, le Néant se donne sous la forme contrastée de l’oxymore, il nous fascine en même temps qu’il nous terrifie. A nous de trouver ce point d’équilibre, tel l’intervalle entre deux mots. Nous sommes phrases que le point final attend. Mais alors quelle joie de vivre au rythme des mots ! Quelle joie !   « Peinture mixte » tel est le sous-titre de cette belle œuvre.

 

Or le mixte est toujours mélange,

de la Nuit et du Jour,

de l’Absence et de la Présence,

du Manque et du Désir.

Rien n’est pur qui brillerait

de son feu éternel, telle la

merveilleuse Idée platonicienne,

une lumière se lève des

ténèbres qui vient à nous.

 Elle est à cueillir

dans l’instant même.

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