Esquisse
Barbara Kroll
***
Ici, il ne peut être question que
de haut et de bas,
de lointain et de proche,
de parole et de silence,
d’invisible et de visible,
d’être et de non-être,
de transcendance
et d’immanence.
Ici quelque chose va advenir dont nous sommes en attente, mais en réalité nous ne savons guère de quoi il s’agit, de quelle forme se vêtira cette longue patience, si elle nous affectera en propre ou bien s’il ne s’agira que d’un événement qui nous sera extérieur, qui ne nous déterminera point, dont nous ne percevrons que la fuite à défaut d’en pouvoir posséder la teneur, d’en déchiffrer le signe secret, d’en deviner l’intention, d’estimer sa situation dans l’espace, de faire quelque hypothèse quant à la nature de sa temporalité. Une sorte d’énigme sans réponse. De rébus dont nous ne parviendrions à démêler le peuple bariolé des lettres, chiffres et dessins. Un genre de charade dont « mon tout » ne serait l’assemblage, ni de « mon premier », ni de « mon second » mais une illisible formule flottant au plus haut.
Or cette perte de Soi dans la mouvance d’un insaisissable réel, il nous faut la doter de quelque assise, lui octroyer des coordonnées au gré desquelles nous ne serons plus des Silhouettes errantes, des Nomades perdus en plein désert mais des Sédentaires bivouaquant sur un sol ferme, sous un ciel orienté, repérable à son Étoile Polaire et au dessin de ses multiples constellations. Pour l’instant, ne retenons de notre quête d’orientation que le HAUT, le BAS, lui se définira par simple opposition, par évident contraste. Le HAUT est cette pure dimension seule capable de nous aimanter, de conférer à notre vision la vastitude des espaces infinis, de l’immerger au plein de cette lumière qui est la provende même au sein de laquelle se donne l’Esprit, se déploie l’Âme, ailes grandes ouvertes tel le sublime Aigle Royal qui parcourt l’empyrée de la majesté de ses cercles merveilleux, toujours renouvelés.
Donc nous disons que, présentement, nous laissons volontairement à l’extérieur de notre conscience les bas-fonds inondés d’ombre, les vallées noyées dans leur propre stupeur, les creux des dolines où la clarté se meurt, les ravins perclus de larges blessures, ils sont la perdition même de ce qui, jamais ne s’élevant de soi, ne connaît que la sourde mutité des abîmes, le glauque et l’immobile des vertigineux abysses. Mais il devient urgent de s’éloigner de ces signes négatifs. Nous atteindraient-ils et c’est notre nature même qui chancèlerait et c’est notre essence pervertie qui ne connaîtrait plus le lieu de sa manifestation.
Il faut oser la Lumière.
Il faut déplier l’Ouvert.
Voyez la Fleur du Tournesol, sa tige ombreuse se perd dans la touffeur du sol, ce Vert-Bouteille, ce Vert-Sapin qui semblent proférer les derniers mots avant leur proche disparition. Mais le généreux capitule, lui est solaire, lui rayonne et éclaire tout ce qui se trouve alentour. Il est la figure même de la joie, le rire éclatant de l’enfant, la plénitude heureuse de l’Amante.
Voyez les hautes torches des Peupliers, leur partie sommitale joue avec les nuages, folâtre avec le cristal du ciel, sème en automne ses mille écus jaunes au milieu des tourbillons du vent. Les regarder, porter ses propres yeux en direction de leurs cimes et c’est déjà s’élever, Soi, perdre ce contact avec une terre sourde où végète le peuple vaincu des racines aveugles.
Voyez la belle Colline, celle de Sion par exemple, ce haut relief des Côtes de Moselle, la vue y est si ample, dégagée que, par temps clair, l’événement inouï du Mont Blanc se donne sur le mode d’une « apparition », à la manière dont l’Esprit pourrait trouver à se matérialiser sous la forme d’un corps de mémoire, mémoire de ce qu’il fut qui, encore, transparaît dans cette fête de la visibilité. Maurice Barrès lui-même ne s’y est pas trompé qui, dans son roman « La Colline inspirée », désignait ce site tel « un lieu où souffle l'esprit... ». Alors, à cette aune-ci, que sont les basses terres, les sillons de noire perdition, les creux de glaise où rampent les vers et s’enroulent les scolopendres ?
Voyez les filaments des superbes cirrus, leur aérienne légèreté, à peine un voile, comme s’ils étaient tissés de la vêture des dieux. Aphrodite parée de sa ceinture magique. Apollon jouant de la pure diaphanéité de son arc, de sa lyre, de sa flûte. Héra auréolée de la lumière de son sceptre, de sa couronne. Hermès le Messager aux semelles de vent. Comment le « Monde du Bas », englué dans sa lourde substance, pourrait-il supporter la comparaison ?
Voyez enfin la superbe Rose des Vents, voyez le souffle d’Éole tel que déployé sur la Mer Méditerranée, écoutez le glissement de Tramontane, la voix discrète de Mistral, l’haleine chaude de Sirocco, la caresse douce et humide de Levant, la parole pluvieuse et heureuse de Libeccio. Tout ce qui est situé au-dessous est affecté de lourdeur, de corruption, de perte prochaine dans quelque insondable abîme.
Alors, de manière analogique, plaçant en regard de Tournesol, Peupliers, Colline, Cirrus, Rose des Vents, toutes ces Hauteurs Insignes, plaçant donc en miroir la Belle et Essentielle Silhouette Humaine, nous pouvons affirmer sans crainte de nous tromper qu’il y a coalescence d’un SENS singulier, confluent, à savoir que le Haut de l’Homme, son Visage est l’Épiphanie de l’Être, la manifestation en quoi il se rend, sinon entièrement visible, du moins intuitionnable. Notre vision prenant appui sur tel ou tel visage, peu importe sa configuration, ses déterminations propres, notre vision donc donne droit à ce pur mystère du « il y a », il y a quelque chose qui s’annonce, qui surgit, qui se déploie, se révèle comme l’éternel mystère dont il est, l’espace d’un instant, l’intercesseur, le médiateur.
Il nous reste, maintenant, à reporter sur l’image de Barbara Kroll les quelques méditations antécédentes afin de leur donner corps, afin que l’Être entrevu, nullement saisi dans la complexité de son essence, nous dise quelque chose de son inapparence/apparence, cette Forme toujours en-deçà, en-delà de notre Raison, de notre possibilité de concept, cette dérobade, cette fugue, cet éloignement signant, tout à la fois son caractère précieux, tout à la fois notre persistance à tâcher d’en surprendre quelque perspective, à en deviner quelque ligne de fuite.
Le bas du corps, cette jambe, ces bras, ces membres griffés de vert, Ce Vert Anglais, ce Vert Véronèse, que nous disent-ils d’eux dans cette posture immanente dont rien ne semble pouvoir se lever que de la douleur, de l’ennui, de la perdition ? Ils sont la figure d’un cruel dénuement, ils pourraient s’annuler à même les intervalles qui en creusent la surface, un Néant est en eux, ce Blanc-Gris qui menace de les reprendre dans le cercle des choses encore non-venues à elles. Le bas du corps de Modèle (du moins de Modèle en voie de venue à Soi, non du Modèle entièrement réalisé), ce bas joue en écho avec la tige terreuse du Tournesol, joue avec les racines ombreuses des Peupliers, joue avec le pied de la Colline encore plongé dans son indistinction native, joue avec le ventre gris du Cirrus lorsqu’il vire à l’orage, joue avec la Rose des Vents en sa partie la plus terrible lorsque la tornade s’assemble et menace les logis de Ceux-d’en-Bas, les Vivants à-demi, ceux qui, délaissés des dieux, courent à leur perte le sachant ou à leur insu, de toute manière la finalité sera la même : retour à la case départ avec un jeu pipé, un jeu faussé, un jeu mortifère.
Mais assez travaillé « Esquisse » au charbon, au trait de fusain, nous devons éclaircir la touche, la porter au plus haut, lui attribuer ce statut de ligne claire dont, en son fond, elle est porteuse, mais nos yeux indociles n’en perçoivent nullement le rayon de joie. Certes une joie discrète, dissimulée derrière le paravent de sa retenue, mais félicité pleine et entière au motif même de cette réserve, de cette ressource en attente de figurer. Certes le visage, cette épiphanie de l’Être, est teinté d’un lavis bien sombre, comme si un appel de l’Ombre en obscurcissait la soudaine présence. Mais l’on ne vient nullement de cette confusion du corps, de ces lignes Vert-Cru, de ce Mauve-Mélancolique de la vêture, sans en conserver encore quelque souvenir graphique empreint de cette pesanteur, de cette lenteur à s’arracher à des puissances primitives qui paraissent sonner l’hallali, condamner l’Être à la dimension du Non-Être, à son absentement définitif. Oui, car de la partie inférieure du corps au visage, il s’agit bien de la distance entre Non-Être et Être. Quelque chose se réfugiait dans l’indistinction de soi, quelque chose traçait une façon de linéament en spirale, de limaçon refermé sur son point focal, cette lentille presque invisible, alors que, à quelque distance, se hissant vers un hypothétique Ciel, une autre chose arrivait à pas comptés, à pas feutrés sur l’avant-scène du Monde, comme dans le pli retiré de ténébreuses coulisses.
Mais toute énonciation de ce qui vient en présence, de facto, se doit d’être dite au présent. Afin que, hissée du mystère de sa neuve naissance, quelque chose puisse nous rencontrer que, toujours, nous attendons, comblement d’une partie de nous-mêmes, obturation provisoire de la faille, suture des lèvres de l’abîme dont le mouvement se dit sous la forme de l’exister. Ce Visage de l’Être, du moins son reflet, du moins sa possibilité, du moins son envisageable événement, cette Apparition donc, nous souhaitons en être les témoins privilégiés, les Voyeurs insignes, peut-être même les Révélateurs puisque l’Être ne se dévoile jamais qu’aux yeux des Étants que nous sommes, nous les Hommes. Or de quoi disposons-nous, hormis notre regard, qui puisse rendre compte de sa décisive venue ? Du Langage, des mots de la description qui cherchent à dessiner ses contours, tout au moins s’essayer à leur donner sens.
Telle l’âme qui, un jour, a pu contempler la lumière des Idées, la restituant au titre de la réminiscence, le témoignage que nous pouvons apporter se fonde d’abord sur un acte de pure mémoire.
Fragment d’Esquisse Pablo Picasso (D’après)
Barbara Kroll Étude « Les Demoiselles d’Avignon
Source PLAZZART
Pour nous, l’analogie est évidente, qui place immédiatement en regard « Esquisse » et « Les Demoiselles d’Avignon ». Chevelure hirsute, large front, dimension dilatée des yeux, ligne oblique du nez et enfin ces rayures, ces hachures qui signent, tout à la fois, un style commun et la volonté de parapher l’œuvre à l’aune de ces vigueurs graphiques. Mais, bien plus que ces confluences formelles, c’est de la représentation singulière de l’Être dont nous devons être alertés. Car, ici, il y a bien une inquiétude en l’Être, sans doute une volonté de retrait, l’adoption d’une posture marginale qui pourrait, d’un instant à l’autre, substituer au procès de la représentation, comme son envers, une figure-sans-figure, un visage-sans-visage, autrement dit la pure annulation de ce-qui-est, nous requérant, nous-mêmes, tels des Êtres-du-doute, tels des Êtres si peu assurés d’eux-mêmes, que le plus pur et puissant des cogitos cartésiens ne parviendrait nullement à sauver d’un incoercible naufrage.
Car c’est bien là notre lot humain que de ne jamais savoir où nous en sommes avec cette lourde et exténuante tâche d’exister, le réel, à jets continus, nous ôtant d’une main ce qu’il nous offrait dans l’autre. Ce constat de la donation/retrait est le signe le plus avancé, la figure de proue de cette finitude, laquelle, en son essence, est identique au scalpel qui entaille les chairs, rétrocédant toujours vers le Rien dont nous espérions qu’il vacillerait sous les coups de boutoir du Tout, ce Tout dont nous pensions constituer, en un seul empan, l’alpha et l’oméga. Or, que voyons-nous ici ? Qu’Être c’est Des-Être, qu’exister se fait sur le mode de la privation, que vivre est un métabolisme fou qui porte en lui les germes de sa propre et incontournable aporie.
Regarder cette image,
c’est traverser son Être propre
jusqu’en des rives innommables,
où le Haut, le Visible, l’Effectué,
le Tangible, le Positif
sont toujours amputés, euphémisés
par le Bas, l’Invisible, l’Ineffectué,
l’Intangible, le Négatif.
Inexorablement, nous sommes
des Êtres de l’Écart,
du Suspens,
de l’Entre
et ceci nous le savons au moins depuis le jour de notre naissance. Ceci, cette condition édifiée sur du sable, ceci, cette tour reposant sur une fragile argile, ceci, ce cheminement troué, est-ce si tragique qu’il y paraît ? Nullement. Ce qui serait tragique, au sens le plus fort du terme, que notre existence s’ouvrît sur de larges horizons, que notre durée s’indiquât illimitée, que notre chair se vêtît d’immortalité. Car alors, nous ne serions plus Humains. Car alors la recherche de la joie n’aurait plus nul sens. Car alors serrer l’Amante dans ses bras serait pure fioriture. Ce qu’au terme de notre voyage, notre finitude nous offrira, cette mesure immense, cette ouverture illimitée à l’Absolu.
Parfois, dans les moments
d’étincelante lumière,
hissés tout en haut des capitules des Tournesols,
perchés sur la tête ébouriffée des Peupliers,
posés sur le dos souple des Collines,
planant sur l’écume des Cirrus,
naviguant sur la pointe de la Rose des vents,
nous oublions tout ce qui,
dans l’ombre des mangroves,
au fond des sombres venelles,
dans les cachots de la Terre
se désespère et se meurt
de ne point connaître la clarté.