Esquisse : Barbara Kroll
***
Purpurine, tel était le joli nom coloré de cette Jeune Femme dont il était difficile d’apprécier l’âge, tant elle se dissimulait derrière son voile Garance, on eut dit la muleta telle qu’arborée par le matador affrontant la puissance noire du taureau, autrement dit la Mort. Ce qui désignait Purpurine en son essence, un goût immodéré de la discrétion, de l’effacement, de la disparition que venait contrebalancer, en une manière de violent oxymore, une inclination à la puissance, à la souveraineté. Combien il est troublant, sous le visage le plus souvent affable et rieur de l’humaine condition, de découvrir de verticales couleuvrines en lesquelles s’arment, telles des arquebuses capables de lancer leurs projectiles avec la violence qui convient à tout geste d’agression léthale, les pires intentions. Car oui, sous d’avenants visages, tous autant que nous sommes, sommeillent en nous, juste sous la toile de notre peau, des griffes limbiques et reptiliennes capables des plus sidérants forfaits qui se puissent imaginer.
Mais laissons de côté cette propension à la violence et attardons-nous sur une rapide genèse de Purpurine telle qu’elle se donne à voir au travers du prisme des couleurs de l’existence. Purpurine, en son caractère affirmé - en dissimulât-elle la vigueur -, est la fille des décisions promptes et des choix radicaux, penchant immédiatement, selon l’aridité de son tempérament, en direction de telle réalité au détriment de telle autre. Ainsi ses choix se réduisent-ils à l’essentiel, ce que la démonstration ci-dessous voudrait mettre en exergue dans le champ pluriel du cercle chromatique. Dès son plus jeune âge, sans doute constituée en femme avant l’heure, Purpurine avait-elle fait le tri de ce qui venait à elle au simple motif qu’elle voulait avoir un pouvoir sur les choses et nullement le contraire.
Le BLEU, ce bleu le plus souvent délavé du ciel, ce bleu tourmenté des océans, ces « bleus à l’âme », elle n’en pouvait guère soutenir la présence et les avait reniés avant même qu’ils n’atteignent le profond de ses pupilles.
Le VERT, le vert proliférant, le vert habillant les immenses forêts, sculptant les tapis de mousse, se donnant sous l’aspect de la cendre des lichens ou bien ce vert cru qui montait des eaux semées d’algues, elle n’en supportait guère la présence et ce débordement de chlorophylle lui donnait parfois une sorte de nausée.
Le JAUNE ruisselait partout, depuis la périphérie de la couronne solaire jusqu’aux épis de blé, aux capitules rayonnants des tournesols et toutes les terres, les argiles, les glaises en étaient saturées, si bien que partout où le regard se posait l’on ne pouvait guère éviter ces Beiges, ces Noisettes, ces Ocres pareils à ces tapis d’automne qui envahissent la vue, la reconduisent à n’être plus que de vagues feuilles mortes agitées par le vent.
Le NOIR quant à lui, s’il était le plus souvent signe d’élégance, était aussi le signe du deuil, du retrait dans les oubliettes du Soi, de la vie biffée en quelque sorte, du renoncement à paraître, si bien qu’elle lui avait tourné le dos d’une manière définitive.
Le BLANC faisait sa claire effusion, son jet de lave brillante, ce blanc qui recouvrait tout de son dais d’absence et de silence, ce blanc mutique et neigeux dont elle ne voulait pas qu’il recouvrît son corps à la manière d’un linceul, son esprit à la manière de ces entonnoirs de métal qui mouchent les flammes des bougies.
Oui, Lecteur, Lectrice,
vous l’aurez compris,
Purpurine, en son fond,
tranchait à vif dans le réel,
donnant ici un coup de scalpel,
plaçant là une entaille au canif,
plongeant ailleurs une virulente dague
dans le derme des jours, dans la chair
des minutes et des secondes.
En une certaine façon, elle se voulait maîtresse d’elle-même et aussi bien d’un Monde qu’elle avait choisi, taillé à son exacte mesure. Du tri qu’elle avait opéré, seul le ROUGE persistait, seul le Rouge flottait sur la bannière dont elle entourait sa peau telle « La Liberté guidant le peuple ».
« Liberté » ?
La sienne propre.
« Le Peuple » ?
Celui des hommes,
des choses
et des êtres
qui, d’une manière ou d’une autre, voulaient tracer leur sillon sur la dalle immense de la planète. Cependant, n’allez pas en déduire qu’elle était tyrannique, aveuglée par les fastes du pouvoir. Ce qu’elle voulait surtout accroître, son irradiation naturelle, ce qu’elle voulait multiplier, la nitescence de sa « citadelle intérieure ».
Certes elle n’était guère indifférente au genre de fascination qu’elle exerçait sur les Autres, ces Autres qui ne pouvaient que ployer sous le faix de cette rutilance, de ce constant débordement de Soi, de cette rubescente diffusion d’une âme toujours portée à l’incandescence. On pouvait faire l’hypothèse, à son sujet, qu’elle fonctionnait sous l’empreinte du Héros des tragédies grecques, souvent atteinte de cette dimension de la démesure, placée sous le joug de cette hybris qui coulait d’elle comme la pluie chute du ciel, manières de larmes du Destin que les dieux avaient inoculées dans la pourpre même de son sang, lequel traçait l’arborescence douloureuse de son trajet humain. Douloureuse certes, mais cette souffrance était le prix à payer pour demeurer dans cette haute climatique ourlée des plus vives teintes,
Alizarine lorsqu’elle surpassait
la nécessité de sa providence ;
Grenat parfois quand un nuage assombrissait
la lumière mourante de son crépuscule ;
lissée de la douceur de Capucine lors des épisodes où,
recluse dans la densité de sa chair,
elle consentait à être elle-même mais dans la modération, l’allègement, l’émoussement, braise qui rougeoie à peine sous sa natte de cendre et de bois consumé. Voici, lorsqu’on est un être si singulier, si exigeant avec Soi, rien ne va jamais dans la pure évidence, beaucoup de choses se cabrent et ruent, beaucoup de vos Commensaux vous admirent en même temps qu’ils vous lancent des javelots, beaucoup d’événements surgissent à l’improviste qui sont autant de haies à franchir, d’obstacles à contourner.
Telle que Purpurine nous apparaît dans la belle esquisse de Barbara Kroll : le fond est gris, gris de Néant, car c’est toujours de l’Absence, du Rien que l’être se détache pour apparaître au milieu de la sphère des étants. Puis, dans une manière de coup de gong soudain, le Rouge surgit à la présence, claque tel un étendard battu par la puissance du vent. Gris/Rouge, parfaite dialectique, rencontre sublime. Ce que la Pourpre, cette tache de sang, cette vie portée à sa propre exubérance, ce torrent furieux dont les flots sont lutte contre la Mort, ce que donc cette vive couleur dissémine à l’envi au-devant de soi, tel un voile d’immortalité, le Gris en atténue le rayonnement comme pour affirmer la prudence, la réserve, la modestie à arborer en tant que vertus existentielles.
Trop de Rouge, et c’est l’action proliférante
de l’hybris qui court à sa perte.
Trop de Gris et c’est le Néant lui-même
qui reprend son dû.
La main droite est haut levée qui encadre les cheveux, le visage ; cheveux, visages, simples buées qui ne disent leurs noms qu’à la façon des lettres usées des antiques palimpsestes. Un œil, un seul, et encore partiellement biffé, peut-être y a-t-il danger à voir, puis à regarder ce qui, du Monde, vient à soi dans la façon de l’énigme.
Et cette robe,
ce voile,
cette chasuble,
ce surplis,
cette dalmatique,
cette colobe
(la polysémie infinie dit l’immense difficulté qu’il y a à nommer l’innommable, à décider de l’indécidable, à tracer les contours des plus vives apories, ceci même qui apparaît n’est voué qu’à disparaître),
cette laticlave,
large bande de couleur pourpre
qui ensanglante le corps,
comme s’il témoignait tout juste du geste de la parturition, des vives douleurs de la gésine, de l’arrachement du dôme amniotique qui était la souple avant-scène avant même que le drame ne se joue sur le proscenium de l’exister, dans la haute rumeur des luttes intestines, dans les foudroiement des regards qui sculptent l’identité des Existants, dans le tournoiement des mots-shurikens qui, parfois, dépouillent la conscience de ses certitudes les plus affirmées.
Tous, à la manière de Purpurine, nous venons de ce violent fourreau d’hémoglobine qui signe les premiers actes par lesquels nous serons au monde, portant en nous, peut-être au revers de notre chair, cette marque indélébile de notre laborieuse entrée sur les planches. Et les jambes de Purpurine, ces deux rameaux d’humanité qui paraissent issus du plus pur dénuement, et ces escarpins noirs placés ici telle une cruelle ironie : la Belle va au Bal des Suppliciés, pliée au sein même de cette tunique Rouge-Sang qui, signe de réminiscence, la renvoie au berceau originel de sa propre douleur.
Oui, Barbara Kroll, telle qu’en elle-même en ses esquisses les plus disertes, tutoie toujours cette palme de la Métaphysique qui, sans doute, est notre identité la plus vraisemblable.
Toujours, à défaut de bien l’apercevoir,
NOUS SOMMES DANS LE ROUGE