Le fleuve Yukon, vue des
Five Fingers Rapids
Source : Wikipédia
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Sylvain, qui signifie « être des bois, des champs, de la forêt », Sylvain est un joli patronyme qui sonne clairement selon deux frappes bien distinctes. Tout comme l’on dirait « Bouleau », « Sapin », « Lichen », deux syllabes claires, aussi nettes que la lumière exacte de la Forêt voisine, des sombres montagnes, des lumineux glaciers. Le beau prénom « Sylvain », en quelque manière, dit une partie de la beauté du Monde. Un genre de fragment évident sous ces latitudes septentrionales. Ici, sous la rigueur du climat, ici, sous la clarté sans partage du ciel, ici, sous la solitude immense du paysage, rien ne peut se donner que sous la précision horlogère d’une vérité. Avec le Yukon, avec sa nature sauvage, nul ne peut tricher. Il faut être Soi, entièrement, jusqu’à la limite du débordement de Soi et, sans doute l’authentique conduit-il, ici, à s’exiler de son corps, à sortir de son esprit, à devenir, dans l’immédiateté d’une intuition « Esprit de la Nature », pure efflorescence de ce qui est, à se métamorphoser sous les traits de l’Épinette Blanche qui éclaire, de l’Épinette Noire qui se fond dans la nuit boréale. Être juste ce balancement, ce rythme apaisé entre ce qui appelle et ce qui se retire ; entre ce qui, effusion du végétal et sa possible disparition, n’attend que le moment de sa chute, de son repli dans le miroir glacé de l’air hivernal.
« Sylvain ». Existe-t-il une prédestination du nom, ce dernier nous est-il attribué à la mesure de notre futur destin ou bien, d’une façon bien plus hasardeuse, n’est-il le fruit que d’une pure délibération ne recevant nul fondement, simple buée qui, tel le papillon, trouve à se poser sur cette fleur-ci, alors que cette fleur-là eût, aussi bien, convenu à butiner le précieux nectar ? Bien évidemment nul ne saurait fournir d’explication logique à un acte de nomination qui en est dépourvu. Il n’en demeure pas moins que les Parents de Sylvain avaient eu « la main heureuse » en lui attribuant ce blason tissé de mousse, de lilas et de petite airelle. Quant à lui, Sylvain, dans sa croissance, s’était-il identifié au parme léger de la pulsatille, aux fleurs en calice du raisin d’ours. Sans doute eût-il été bien en peine de désigner l’origine de ses inclinations à herboriser, à préférer les effluves de la douce chlorophylle aux fragrances lourdes et fuligineuses des villes. Ce prénom qui l’inscrivait dans une lignée, avait curieusement fait l’économie d’une génération, celle de ses Parents dont il jugeait qu’elle était trop attirée par le clinquant et le cliquetis des villes, lui préférant de loin le versant Grand-Paternel, lequel ne jurait que de vertes prairies, d’adrets ruisselants de lumière, de frais ruisseaux frayant leur chemin parmi les campanules et les grappes de digitales.
Ainsi avait-il passé la plus grande partie de son existence auprès de son Grand-Père à errer dans les bois, à parcourir les mille sentes du lieu, à inventorier les moindres fourrés qui constituaient la géographie familière de cette Suisse Alpine qui, certainement, contenait en germe la vastitude arctique des terres du Yukon. Jamais il n’avait eu d’attrait pour les études et les sévères salles de classe avec le quadrillage étroit de leurs fenêtres lui faisaient l’effet d’une prison que venait libérer, de temps en temps, le carillon qui annonçait l’heure de la récréation. Devenu jeune adulte, employé au hasard de ses caprices dans des pépinières, débitant des planches de sapin dans des scieries artisanales, participant à des programmes de végétalisation de la montagne, il s’était vite avéré que ces activités parcellaires ne pouvaient constituer le programme d’une vie entière. Face à ce continuel papillonnement, ses Parents s’étaient résolus à confier au Grand-Père la charge d’orienter le jeune Sylvain vers des activités conformes à ses choix intimes. Il devenait évident que, loin d’être asociale, cette jeune existence ne saurait jamais s’accommoder que d’une vie libre, selon le mode naturel, loin du tracas des villes et des exigences sédentaires d’un travail de « rond de cuir ». Il est fort à parier qu’il ne connaissait nullement l’étymologie du mot « sylvestre » qui lui était apparentée, qu’il ne pouvait soupçonner la proximité de son nom avec le sens d’« animal sauvage », cependant, n’en sachant rien, il y avait comme un calque de cette empreinte farouche, brute, insoumise, toutes traces qui traversaient son caractère comme les fleuves franchissent les continents sans rien savoir de la signification de leur propre trajet.
Donc, traçant son sillon dans le sillage de Théodore, son Grand-Père, lequel herborisait et vendait les plantes de la montagne dans les épiceries locales, le jeune Sylvain s’était-il, de façon toute naturelle, coulé dans ce bain vert des prairies, dans ces effluves bleus qui glissaient du ciel dans une manière d’onction toute spirituelle. Ainsi, petit à petit, gagna-t-il ses aptitudes à cueillir les plantes, à les faire sécher, à les disposer dans des sachets de toile que Théodore rajoutait à l’activité de son négoce aussi simple que faiblement rémunérateur. Mais trouver la gentiane, en extraire la racine, en humer le parfum étaient-ils mille récompenses bien supérieures au fait de compter le gain journalier. Plongé de bonne heure dans des livres de botanique anciens et usés comme de vieux grimoires, Sylvain apprenait-il les rudiments d’une activité, bien plutôt que d’un métier, attentif au moindre détail, s’exerçant à créer des fiches sur lesquelles il notait avec application toutes ces vertus des simples dont, par un aimable jeu d’homonymie, sa propre vertu s’inspirait dans l’espoir d’atteindre une manière de complétude.
Sans doute le Lecteur, la Lectrice se questionneront-ils du rapport entre la Suisse natale et le Yukon comme terre d’élection. Théodore avait mis un long temps à thésauriser ses quelques économies en vue de réaliser un projet qui lui tenait à cœur. L’un de ses amis d’enfance avait émigré au Yukon où il avait passé de nombreuses années. De retour en Suisse, l’Aventurier avait lentement inoculé les vrilles de sa passion dans le sang inquiet de Théodore, faisant lever dans le cœur de ce dernier une réelle envie de nomadisme, un réel désir d’éloignement du lieu natal dont, pourtant, il avait gravé au fond de lui, les stigmates les plus vifs. Après maintes hésitations et réflexions, un beau jour, le Grand-Père décida-t-il de rompre les amarres, s’embarquant pour le Nouveau Monde, trois sous en poche et, surtout, la ferme détermination de découvrir les facettes d’une vie différente. Å Whitehorse il avait acheté une vieille guimbarde, trois outils, une toile de tente, un sac de couchage et quelques menues provendes dont il ferait son ordinaire avant même que sa vie ne s’organisât plus avant. Puis, remontant vers le nord, longeant les eaux émeraude du Yukon, il finit par arriver près du Lac Laberge, y trouva un Autochtone à qui il acheta quelques arpents de terre afin de s’y établir en toute tranquillité.
Petit à petit il se fabriqua une sorte de cabane mal équarrie faite de fûts d’épinette et de planches grossièrement dépolies qui provenaient de l’une des rares scieries locales. Le paysage était superbe, l’eau du lac vert Véronèse reflétant les grands fonds, vert Menthe pour les parties les plus claires, les plus superficielles. Cependant ses recherches botaniques se doublaient d’un motif tenu secret pour les Autres et à peine révélé à Soi-même : Théodore s’était soudain senti une âme d’Orpailleur au motif que, parmi les graviers et sables du bord du Lac, quelques scintillement jaunes trahissaient la présence du métal précieux. Des journées durant, il faisait tourbillonner au fond de sa batée des milliers de particules de mica microscopiques, y découvrant, parfois, avec un plaisir teinté d’émotion ces infimes pépites dont il assemblait le peuple minuscule qu’il allait vendre périodiquement à des négociants de Whitehorse. Mais que l’on n’aille nullement se méprendre. Cette cueillette s’apparentait plus à un jeu d’enfant qu’à la recherche fiévreuse de l’or. Elle était comme un divertissement, une lumière brillant dans la nuit boréale, une étincelle pareille à celle qui montait des écorces d’épinette lorsqu’elles crépitaient dans l’âtre. C’était une sorte d’occupation adventice, consacrant la majeure partie de son temps à inventorier les espèces végétales, les feuilles des trembles rouge Bronze en automne ; les écorces grises et blanches des bouleaux, les fins rameaux des peupliers baumiers. Il archivait méthodiquement fleurs et feuilles de l’amélanchier dont il apprit que les baies nourrissaient, jadis, les membres des premières nations des Prairies ; il plaçait avec précaution, entre des feuilles de papier buvard les corolles blanches et or des dryades ; il conservait précieusement les grappes mauves des lupins arctiques, dont les graines, paraît-il, avaient été retrouvées dans les terriers des lemmings, ces deniers s’alimentant, selon toute vraisemblance, de ces simples.
Plusieurs années de cette vie austère autant que rayonnante avaient passé à la manière d’un rêve. Mais le Pays natal réclamait son dû, mais Sylvain, devenu jeune adulte, il allait sur ses 24 ans, demandait le retour. Alors, effectivement, le retour eut lieu, mais une épine demeurait enfoncée dans le cœur de l’Orpailleur songeur, lequel retour avait, selon lui, interrompu trop tôt ses activités botaniques. En effet, il poursuivait en secret le rêve de donner jour à une sorte d’encyclopédie qu’il aurait lui-même illustrée de ses propres dessins, portant en lui une évidente faculté de reproduire la beauté de la Nature. Quelques autres années passèrent à éduquer Sylvain, à forger en lui l’exactitude d’un regard conciliant mais exigeant. Un matin de froidure, le corps de Théodore fut retrouvé étendu parmi les étoiles de givre blanc et les lèvres des congères. Sylvain fut très affecté de la brusque disparition de son Grand-Père. Peu de temps après, il fut averti par le Notaire que Théodore lui avait légué la quasi-totalité de ses avoirs et, bien évidemment, les quelques acres de terre ingrate, inhospitalière qui gisaient, là-bas, loin, sur les rives désertes du Lac Yukon. Ce legs inscrivait en l’âme de Sylvain la dette ineffaçable de poursuivre la voie ouverte par son Aïeul. Il ne faillirait nullement à sa tâche morale. Le temps d’assembler quelques effets, d’aller saluer Parents et Amis et notre Aventurier se retrouva bientôt sur ces terres du lointain qui devenaient, légitimement, le lieu d’une œuvre à poursuivre.
Å peine arrivé sur son nouveau continent, Sylvain, bien qu’informé en son temps par son Grand-Père, ne manqua d’être étonné de ce monde étrange qui se présentait à lui, à la manière dont il aurait découvert, enfant, les illustrations d’un monde lointain parmi les pages d’un livre. Pour le Suisse qu’il était, Whitehorse se donnait sous la forme d’une ville de carton-pâte, bizarre décor de studio de cinéma avec le rouge brique de ses murs, le bleu lavande de ses toits, le tracé gris de ses avenues rectilignes. L’artère principale de la ville se dirigeait tout droit vers l’échancrure d’encre des collines à l’horizon, sans doute mirage pour tous les pauvres Diables qui avaient échoué là dans l’espoir que l’or vienne ensemencer le globe de leurs yeux, emplir leur escarcelle d’espèces trébuchantes et sonnantes. L’antique Dodge que son aïeul avait achetée en son temps, Sylvain avait pris la précaution, dès avant son voyage, de la confier à un Garagiste chargé de la remettre en état. La guimbarde paraissait devoir honnêtement remplir son office. Dans son vaste plateau arrière il arrima tout ce qui lui était indispensable de façon à assurer la survie des premiers moments : bidons de carburant, solides cordes de chanvre, provisions de bouche, pétrole pour la lampe tempête, quelques livres chargés de le distraire lors des longues soirées d’automne. Le périple se fit sans encombre sous un ciel de plomb et de cendre que traversaient parfois, les rayons dorés de la lumière. Avant de parvenir à destination, il s’arrêta un long moment au bord de l’étrange dessin que faisait le Fleuve Yukon, une manière de pause paresseuse, anticipatrice des eaux calmes du grand lac. Le paysage fluvial se donnait à voir tels des cercles concentriques, des replis sur eux-mêmes de méandres, des boucles hésitantes cherchant la voie de leur destin. Ceci faisait une manière de lagune parsemée de multiples ilots de terre dont certains étaient nus, d’autres parsemés des jeunes pousses des peupliers baumiers. L’automne avait embrasé la plupart des arbres et l’atmosphère était de cuivre et de laiton que traversaient, parfois, la fine cohorte de cirrus glissant contre la bannière du ciel.
Ce qui étonnait le plus Sylvain et le ravissait en même temps, c’était le sentiment de l’immensité, la vastitude des paysages, un infini sentiment de liberté associé à une solitude si réelle qu’elle en devenait quasiment visible, presque palpable. Il n’eut guère de mal à reconnaître le Refuge de Théodore, ce dernier en avait matérialisé l’emplacement sur une vieille carte lustrée par ses doigts attentifs. La Cabane était posée sur une sorte de tertre qui surplombait une surface rase de tourbières qui mourait tout au bord des eaux cristallines du Lac Laberge. De l’autre côté de la rive, la masse cependant légère de la montagne, teinte qui hésitait, glissait entre Glycine et Lilas, dans une sorte de brume à la Turner. Le Jeune Botaniste demeura un long moment à observer son rêve, fasciné par cette Nature généreuse, plurielle, donatrice de joie qui, toujours, l’avait habité. L’Abri de son Aïeul était, somme toute, plutôt dans un bon état de conservation. Il lui suffirait de reclouer quelques planches, d’assujettir avec des cordes quelques rondins rebelles, d’enduire le bois d’une couche d’huile minérale qu’il avait pris soin de compter au nombre des biens indispensables à son indigent confort. Le premier contact était positif, la Suisse loin au-delà de la grande flaque bleue de l’Océan, ses Parents présents par la pensée, Théodore si près de lui que, parfois, il lui semblait entendre sa belle voix grave et chaude en même temps.
Cela fait deux bonnes années que Sylvain est le seul Riverain, ici, des berges du Lac Laberge. Ses journées, aussi exactes que la course du soleil, sont rythmées par l’alternance blanche et noire du nycthémère. Vie de sablier si l’on veut. Vie naturelle, comme l’on dirait vie d’exil ou de repos. Comment décrire précisément cette vie sans tomber dans le lyrisme, ni pencher en direction d’une simple bluette ? Décrire au plus près quelques journées dans la vie de Sylvain depuis l’aube jusqu’au crépuscule. Mais d’abord, il faut parler du « Trappeur », de sa mince silhouette, comme s’il était une simple lame d’air boréale, peut-être le bourgeon d’un mélèze laricin, se fondant dans le peuple des autres bourgeons, dans le peuple des pins tordus et des cyprès. Une Nature Humaine fusionnant dans la Grande Nature, celle qui porte en elle le Tout du Monde. Son visage est en lame de couteau que parcourt une barbe rase. Ses yeux sont gris, identiques à ces silex dont il taille les faces avec amour, avec dévotion. Ses cheveux sont de paille jaune, longs, qui dévalent le long de son dos, parfois rassemblés en chignon, petite boule sommitale dont il retient la chute à l’aide d’un mince fil végétal. Sa musculature est fine, longiligne telle celle du renard arctique qui se faufile parmi les touffes de saxifrage et de raisin d’ours sans plus laisser de trace que la neige de sa fourrure hivernale dans l’air cristallisé d’hiver. Sylvain est vif, ici sur le sol de tourbière souple, là aussitôt sur la plage de graviers, plus loin encore sur les flancs de la montagne, simple courant d’air que ne retiennent ni les aiguilles des conifères, ni les écorces de cendre des faux-trembles. Il est unique trait de nature dans celle, l’Immense, la toujours renouvelée, qui l’accueille et le porte au-devant de lui dans le sillon d’une immarcescible joie, d’un bonheur immédiat, issu de sa propre essence.
Sylvain, au plus propre, est l’Homme du Contrat naturel, sa distance est la plus mince avec ce qui vient à lui, toujours prêt à s’accorder au brin d’herbe, à glisser le long du Lac à la façon du nuage à l’horizon, prêt à débusquer, sous le tapis de feuilles, les grappes de glands qu’il disposera sur la poutre de sa cheminée telle une clepsydre végétale indiquant la position temporelle : le premier gland appelle Janvier, le quatrième Avril, le dernier Décembre et l’inévitable réclusion tout contre la chaude assurance des flammes dans l’âtre. Seule exception à la société fabricatrice d’aliénation, il fume la pipe, une pipe recourbée avec le foyer en écume de mer (allusion à Dame-Nature ?), qu’il bourre d’un odorant tabac hollandais, volutes de miel et de cannelle dans le jour qui vacille et, bientôt, disparaîtra derrière la ligne de crête de la montagne. Bien plus qu’un loisir, fumer est le geste qui le relie à la lignée de ses Ancêtres, grands fumeurs de pipe devant l’Éternel. Il faut à sa vie, ces amarres du sang, ces liens de la chair à l’aune desquels il se sent, certes comète sillonnant le ciel, mais comète connaissant son origine et présupposant sa propre fin. Un amer s’offre à lui à chaque bouffée qu’il restitue à l’air ambiant, une manière, par souffle interposé, de rejoindre la matrice d’où il vient, la Naturelle sans laquelle il ne serait qu’un rien dans l’espace infini des rivières et des lacs, dans le firmament piqué d’étoiles, parmi l’invasif raz-de-marée des Peuples polychromes. Certes, beaucoup de symbolique dans tout ceci, mais tout symbole relie à cette dimension d’invisible qui est aussi la nôtre, nous les Humains qui dérivons au hasard des confluences mondaines et des aventures de toutes sortes.
Dès qu’arrivé sur les rives du Yukon, le Trappeur (il porte la longue veste à franges, le pantalon ample de ces Chasseurs d’infini), n’a eu de cesse d’explorer les environs immédiats de sa cabane, accomplissant des cercles de plus en plus larges en direction de la forêt de mélèzes et de sapins. En alerte, jarret tendu tel le coyote attentif, tout à la fois, à découvrir sa proie, à ne pas constituer la proie de qui serait plus fort que lui. Chez lui, le sens de la Nature est pareil au flair infaillible de l’animal en quête de nourriture. Le sous-bois est odorant, note profonde d’humus d’où s’élève le chant sourd, discret des mousses et des lichens duquel monte, une note au-dessus, la fugue subtile du peuple des champignons. Sans se presser, dans une sorte de recueillement qui est, en même temps remerciement, Sylvain, de la lame de son couteau, prélève les précieuses provendes : le parapluie blanc tacheté des coprins chevelus ; le chapeau lie de vin en forme d’entonnoir des russules ; les élégants bolets au pied généreux, au chapeau brun clair qui luit sous la pluie de lumière tamisée des grands arbres arctiques. L’une des règles de vie du Suisse, vous l’aurez compris : vivre en autarcie, ne prélever que l’essentiel dans la Nature, réserver la portion congrue à ce qui est fabriqué, manufacturé, à ce qui est loin de l’Homme, le pervertit, l’aliène de manière quasiment inaperçue, donc perverse, le mal progressant à bas bruit sous la ligne de flottaison de la conscience. Sylvain est un garçon lucide qui s’est longuement exercé en compagnie de son Grand-Père Théodore, à démêler les buissons du réel, à n’en prélever que les baies les plus prometteuses, ces mêmes baies que déjà, tout jeune enfant, il cueillait, les mâchonnant longuement, palais parfois inondé de la saveur âcre des prunelles. Ceci avait constitué, si l’on peut dire, la propédeutique indispensable précédant le nourrissage futur, ce lien direct du Soi avec cet autre Soi Naturel qui devenait, dans une manière de gémellité, cet Alter Ego, Soi plus que Soi dont Sylvain était atteint dans de somptueuses rencontres qui, parfois, confinaient à l’extase. Il n’en demandait pas plus que ce que la Nature, dans un geste d’oblativité, lui donnait sans retenue, elle la Généreuse qui dépliait sans fatigue aucune, le pavillon si large de sa Corne d’Abondance.
Le jour où, ayant longuement arpenté les rives du Lac, retournant quelques graviers de la plage où dormaient des cloportes, apercevant quelque pierre plus brune que les autres, plus brillante que les autres, faisant l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de silex, ce que bientôt sa main experte confirma sans délai, ce jour donc, sans faire de vilain jeu de mots, fut marqué d’une pierre blanche, tellement le silex avait de valeur magique pour qui se veut en quête des origines de l’humanité. Pendant tout le temps de sa jeunesse passé dans l’ombre tutélaire de Théodore, il avait appris le vaste alphabet du Monde en remontant toujours plus amont vers la Grande Source donatrice de Vie. Ainsi, en compagnie d’un Anthropologue ami de son Grand-Père, avait-il appris à débusquer les précieux silex, à les attaquer sans délai à l’aide d’un percuteur, sous le jaillissement joyeux des étincelles, apercevant bientôt, ces faces lisses et brillantes, ces fragments de l’intelligence humaine sous les auspices des outils du néolithique. S’exerçant à façonner des silex, il avait bien conscience de reproduire dans la conque de ses mains étonnées, le grand geste de l’Humanité : partir du simple, de l’immédiat et commencer l’éternelle ascension en direction de la maîtrise de son environnement proche. Ce qu’il avait perçu aussitôt dans la taille du minéral, c’est que l’Homme préhistorique ne façonnait pas seulement un outil à dimension utilitaire, mais qu’il élaborait, fragment par fragment, patiemment, cette sculpture de Soi qui n’aurait plus de suspens dans la suite des temps. Regardant l’image du Monde Moderne, il pensait avec parfois un peu d’amertume qu’une longue parenthèse dans la conquête du milieu ambiant eût été préférable, l’Humaine Condition, par essence, ne voulant nullement connaître ses limites, se dépasser toujours, au risque même de la Nature.
Sylvain s’est assis, jambes en tailleur, sur un bloc de pierre. Percuteur à la main droite, la gauche tenant un rognon de silex présentant quelques cassures, à la belle patine gris-fer, avec des éclats tranchants qui indiquent la possibilité, sinon la nécessite de dégrossir puis de faire surgir cette forme unique qui, depuis une éternité, attend le temps de sa libération. Les doigts de notre Homo Faber sont grossiers, parcourus de fines rides, parfois des débuts de crevasses apparaissent. Les doigts sont usés et polis par la terre, les doigts sont abimés par le contact avec les cailloux, les doigts sont modelés par la longue pratique des branches et des herbes, les doigts sont le prolongement naturel des objets auxquels ils ont affaire. Le Solitaire donne des coups vifs et sûrs. De courtes étincelles. Des éclisses minérales commencent à joncher le sol. Petit à petit une forme semblable à un biface sort de sa nuit, se précise, l’outil s’apprivoise, s’aiguise telle la lame brillante d’un canif. La lumière qui brille sur le silex semble s’échapper de son intérieur même, la lumière bondit et, tel le fulgurant éclair, dessine sur le visage en lame de couteau, les esquisses d’une joie modeste, trace sur l’épiderme mangé de barbe, les sillons d’une venue à l’être de ce qui était longtemps retenu, devait un jour s’actualiser, connaître son destin de pierre dure, ouverte aux éclats, appelée à la fragmentation.
Tout au fond de lui-même, Sylvain sait cette intime liaison de l’Être-Nature, de l’Être-Homme, de l’Être-Chose dans un identique creuset réunis, ceci est la loi immémoriale du Monde, le chemin en lequel il inscrit les pas de son devenir. Tout ceci, cette nécessaire confluence des choses, cette harmonie qui doit se lever du brin d’herbe sous la goutte de rosée, se lever du crépitement des flammes du soleil sur les vagues de la mer, qui doit se lever de l’Amour des Hommes pour les Autres Hommes, ceci est pure évidence que, souvent l’aveuglement humain reconduit à de confondantes ornières, dans d’illisibles chemins de suie. Mais il ne faut nullement « jeter le manche après la cognée », il faut, à coups patients de percuteur sur le bord de la Vie, en affûter le tranchant, le rendre visible pour tous, tailler dans le lourd derme de l’exister les fines lamelles translucides qui seront la métaphore d’un bonheur enfin à portée de la main, du cœur, de l’âme. Symboliquement, c’est bien cette tâche-ci, de désoperculer le réel, de le rendre fréquentable qui occupe l’entièreté de l’esprit du Trappeur. C’est de cette façon que nous devons l’apercevoir, nous hommes Égarés qui ne savons plus reconnaître le sentier exact qui nous appelle parmi la foultitude des autres sentiers, des autres choix, des autres voies qui s’offrent à nous sous le visage de la fausseté et de l’inadéquation.
La tâche fût-elle difficile, ingrate, Sylvain poursuit son projet jusqu’au moment où l’objet réalisé n’est plus une chose extérieure mais fait partie de lui à la façon d’un prolongement de son corps. Avec lui, il a emporté un manche en bois depuis longtemps sculpté, puis poli. Il a pris aussi une gaine en bois de cerf qui faisait partie de ses cueillettes en Suisse. Il a introduit le silex taillé dans une extrémité de la gaine, puis, à l’autre extrémité, il a placé le manche comportant une saillie. De ses doigts musculeux, de ses mains puissantes, il a tout arrimé ensemble d’un mouvement sec, énergique, comme s’il voulait imposer sa volonté à la matière, mais une volonté douce en quelque sorte, une volonté de parvenir au plus précis du but qu’il s’est fixé : connaître au plus près, dans l’exigence même de sa chair, un peu de cette nécessité préhistorique qui plaçait l’homme face à une Nature toute puissante dont il convenait de contenir, de canaliser la pure force. Maintenant le Trappeur a sa hache bien en main, il la fait passer d’une main à l’autre afin d’en estimer le caractère pratique, immédiatement utilisable. Une branche de peuplier baumier est au sol, à peu de distance. Sylvain veut, sur elle, tester l’efficacité de son outil. Å petits coups secs et précis, il entame l’écorce, puis il arrive à l’aubier, blanc, éclatant, genre d’innocence première dévoilée au regard du Monde. Le silex est nerveux, le silex est bien affûté dont le tranchant enlève, écaille après écaille, de plus en plus de matière. Sylvain en éprouve le contact doux, rassurant, de la pulpe des doigts. La branche s’affine, devient simple ligne de bois dont il fera un bâton de marche. Ici, sous ces latitudes boréales immensément solitaires, toujours il est prudent d’emporter avec soi cette « arme » rudimentaire qui peut servir à mettre en fuite un ours trop curieux, mais aussi à devenir perche sur laquelle prendre appui pour franchir un gué parsemé de flaques d’eau, mais aussi pour se frayer un passage au milieu d’une végétation qui fait obstacle.
Ainsi les jours s’écoulent calmement, telle l’eau claire du Lac Laberge qui se contente de briller sous la douce caresse du ciel. Sans doute, Lecteur, Lectrice, vous poserez-vous la question légitime de savoir si l’ennui ne gagne nullement notre Solitaire, surtout lors des longues nuits d’hiver au milieu desquelles le jour, la lumière, ne sont que de brèves parenthèses. Certes, il n’est guère facile de vivre seulement au sein de Soi, infiniment replié sur son propre germe, un peu à la façon de l’escargot qui opercule sa coquille, des mois durant, pour une longue hibernation. La solitude de Sylvain est non seulement totale, mais voulue, au motif d’une volonté exercée à affronter les vicissitudes de l’existence qui ne manquent de se poser, même pour un cœur audacieux. Ni poste de radio, ni téléphone, ni courrier possible : seulement Soi face à la Nature et, ce qui est encore plus éprouvant : Soi face à Soi dans une manière d’étrange soliloque.
Riche langage intérieur, profondeur de la méditation, contemplations infinies de ces paysages originels qui sont, en soi, les cadeaux les plus essentiels qui se puissent imaginer. Cependant, n’allez nullement croire que le ciel au-dessus de sa tête est toujours bleu, limpide, parfois de fins nuages s’y déroulent, parfois de grises nuées en obscurcissent le libre espace. Alors les conditions sont posées de l’émergence d’une nostalgie, du surgissement d’une douce réminiscence, jamais toutefois de regret d’être ici, sur ces terres du Bout du Monde. Être ici, ne constitue nulle punition, une divine récompense seulement. Inquiétude légère, de temps à autre de s’imaginer souffrant ou blessé, loin de toute vie, loin de toute aide. Sylvain n’est pas de nature à renier si facilement ses convictions, alors lorsque le temps vire au gris et à la pluie, il se vêt chaudement, sort de sa cabane et affronte le blizzard pour dire sa propre présence d’Homme face à la présence de la Nature. Échange d’une présence contre une autre. Mais le Botaniste est bien conscient de la dissymétrie qui s’installe entre sa fragile silhouette et cette immensité « boréale » en majesté où il ne figure guère qu’à la mesure de l’illisible, de l’inconsistant, du minuscule fragment.
Ce soir la bise s’est levée qui, soudain, a nettoyé le ciel. La lumière a baissé, vite, s’est dissimulée derrière les tentures vert sombre des mélèzes. La nuit sera froide, aussi Sylvain, après un dîner frugal, a disposé de grosses bûches qui crépitent dans l’âtre. Il s’est assis sur une chaise près du feu. La lampe à pétrole diffuse une clarté modeste, pose un cercle sur le livre que le Trappeur est en train de lire et de relire car sa motivation se porte toujours sur cette vie simple, élémentaire, au contact de la dryade, cette belle fleur blanche à cœur jaune, près des aiguilles de cendre des épinettes blanches, près des bisons des bois à la longue robe brune. Ces présences discrètes, il les sent en lui, tout comme le jeune enfant auprès de sa mère ressent les ondes de protection qu’elle lui adresse à l’aune d’un sourire, d’un geste, de l’effleurement du regard. Dans une étagère de bois grossier faite par Théodore, sa « bibliothèque », Sylvain a déposé les livres qui, plus que de simples écrits, sont autant de professions de foi :
« Walden ou la Vie dans les bois » d’Henry David Thoreau ; « Les Rêveries du promeneur solitaire » de Rousseau ; « Voyage autour du monde » de Bougainville ; « Bourlinguer » de Blaise Cendrars ; « Voyage en Orient » de Gérard de Nerval ; « Le Devisement du Monde », de Marco Polo ; « Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède », de Selma Lagerlof et, enfin, « Le Jardinier d’amour » et « La Jeune Lune » de Rabindranath Tagore dont il apprécie la poésie simple, libre fluence de l’imaginaire et inspiration mystique débouchant, presque toujours, sur cette dimension d’extase, celle-là même qu’il éprouve au plus profond de lui lorsqu’en contemplation devant ces paysages sublimes son cœur s’allège au point de s’évanouir dans le cristal du ciel. Lisant ces quelques phrases issues de « Walden », s’y immergeant totalement, c’est un peu comme si, lui, Sylvain, les avait posées sur les pages d’un Carnet de Voyage :
« Voilà bien une soirée délicieuse, quand le corps tout entier n’est plus qu’un sens et absorbe le plaisir par tous les pores de la peau ! Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, je me fonds en elle. Lorsque je longe la rive pierreuse du lac, en bras de chemise malgré le temps frais, nuageux et venteux, sans rien remarquer de particulier qui soit digne d’attirer mon attention, je me sens étrangement à l’unisson de tous les éléments. »
C’est lorsque la nuit a progressé plus avant, en direction de l’aube, que le Trappeur mouche la flamme de sa lampe, recouvre les braises de cendre et gagne sa couche rustique, bercé par les volutes de vent qui entourent sa cabane à la façon dont le lierre enserre les troncs dans un genre de corset étroit, rassurant. Peut-être, dès que les premières lianes du sommeil encagent sa tête, entend-il, comme dans un rêve, ces mots psalmodiés par une voix étrange venue des confins de l’Inde :
« La nuit solitaire s’étend sur le sentier ; l’aurore sommeille derrière les collines pleines d’ombre ; les étoiles muettes comptent les heures ; la lune pâlie baigne dans la nuit profonde. »
Un contact, un seul et la dimension irremplaçable de l’altérité vient à lui dans le genre d’une friandise longtemps espérée. Aujourd’hui le ciel est lisse, l’eau du lac un simple reflet d’argent que nul vent ne vient troubler. Dans la limpidité de l’air les moindres bruits s’entendent de loin. Sylvain est descendu sur le rivage du lac, un brin anxieux et son cœur ne serait pas loin de battre la chamade. Attentif au moindre signe, soudain il perçoit un bruit sourd semblable à celui d’un coléoptère pris dans les nappes chaudes et lourdes d’été. Le bruit se rapproche et, loin vers le sud, en direction de Whitehorse, une tache jaune se détache sur la toile libre du ciel. En cet instant précis se concrétise cette commande depuis longtemps passée. Quelques couvertures, des aliments, quelques paquets de tabac pour la pipe, du pétrole pour la lampe, quelques anti-douleurs en cas de problème. Mainteant l’hydravion est clairement visible, ses ailes haut placées, ses deux moteurs avec les hélices qui brassent l’air dans une sorte de tumulte joyeux, ses gros flotteurs arrimés aux ailes, son cockpit où se devine la silhouette sombre du Pilote. Sur la plage de graviers, Sylvain agite ses deux bras à la façon dont Robinson, sur son île de Speranza, apercevant la silhouette d’une goelette croisant au large, aurait manifesté sa joie en même temps que sa crainte. Le Pilote répond à son geste, accomplit un large cercle au-dessus du lac afin de se placer dans la direction du vent. Les flotteurs touchent l’eau avec un bruit de long glissement, des gerbes d’écume tracent derrière l’aéronef un double sillage blanc. Sylvain a retroussé ses pantalons. Il se dirige vers l’hydravion. Le Pilote a ouvert la porte et dépose dans les mains de sylvain un gros sac de toile conteant toutes les provisions qui sont nécessaires à son existence d’Ermite, car c’est bien de ceci dont il s’agit, en effet. Å peine le Trappeur a-t-il pris possession de son colis que l’avion décolle pour de nouvelles livraisons, plus au nord, le long du ruban bleu du Yukon. Le signe amical du Pilote, il le retient en lui comme l’ofrande la plus précieuse qui soit. Avant de longs mois, Sylvain n’aura plus pour compagnie que le blizzard, le vol hauturier des oiseaux de proie, les frémissemnts de l’eau du lac sous la poussée blanche du gel.
Pour seul souci, Sylvain à l’orée de ses journées médite sur le seuil de sa cabane, il pense aux tâches nécessaires qu’il devra accomplir, nullement une contrainte mais la libre disposition de Soi aux choses qui vont et viennent, ici, sous la douce poussée du jour. Aller abattre un résineux, le transformer en bûches régulières ; vérifier le toit de la cabane, y apporter, parfois, quelque réparation et, surtout, et enfin assurer sa nourriture auprès de cette Nature prodigue qui est comme une Mère, une Fée bienfisante qui se pencherait sur son berceau d’adulte, toujours une trace de l’enfance flottant, ici et là, dans la longueur infinie de rêves éveillés. Le Lac Laberge est poissonneux, à portée de la main. Sylvain aime les poissons qu’il substitue volontiers à la viande car il est végétarien. Du bric-à-brac laissé par Grand-Père Théodore, le Trappeur a extrait un manche en bois, une lame rouillée qu’il a longuement poncée à l’aide d’un galet trouvé sur la plage de sable. La lame est devenue brillante comme si elle était neuve, il en adressé le fil minutieusement et, mainteant, sa machette est devenue un vrai rasoir.
Il a repéré, à quelque distance du rivage, une touffe d’osier dont il prélève des rameaux, certains de la dimension d’un petit doigt, d’autres aussi fins que des lacets de chaussures. Installé sur le banc de bois qui jouxte la façade du chalet, Sylvain effile les rameaux, en éprouve la souplesse d’un geste rapide et sûr. Il a entrepris de confectionner une nasse à poissons à partir de plans que son Aïeul avait tracés d’une main hésitante, sur une feuille de papier. Tressant, c’est un peu de son Grand-Père qu’il fait venir dans la présence, peuplant ainsi le territoire de sa solitude. Le Solitaire est habile de ses mains, aussi son projet prend-il corps avec aisance. Il a d’abord commencé par la confection de l’entonnoir par lequel les poissons entreront dans le piège. Puis il a disposé, verticalement, sur cet entonnoir, des faisceaux qui vont en diminuant vers le haut de la nasse. Å intervalles réguliers, des liens circulaires fixent les brins, une attache plus solide venant occuper la partie terminale de la construction. Posé sur son socle, le verveux a bonne allure avec sa forme de bouteille allongée, avec son cône serré qui se laisse voir au travers du treillis d’osier, avec son col étroit pareil à celui d’une dame-jeanne.
Sans délai, le Trappeur va poser son piège dans un bras du lac, à contre-courant, parmi les touffes d’herbe aquatique qui font comme une longue tresse végétale. Quelques heures ont passé, au cours desquelles le seul Habitant du lieu est allé à la cueillette des baies. Il s’approche de la nasse, le cœur battant, il est toujours émouvant de capturer un animal vivant, de le savoir destiné à la cuisson, mais la chaîne alimentaire est ainsi faite qu’on n’y peut rien changer. Å peine son ombre se projette-t-elle sur le bras du lac qu’un bruit de mouvement se fait entendre, le bruit d’une surprise et, sans doute, d’une rébellion. Au travers du miroir de l’eau et de ses reflets, au travers de la geôle d’osier, Sylvain distingue nettement la forme de trois poissons de taille appréciable. Il relève la nasse dans des gerbes de pluie. Le bruit d’un soudain ébrouement s’accentue. Pour un premier essai, le résultat dépasse les espérances du Pêcheur : un omble chevalier à la belle robe argentée, aux nageoires d’un rose Dragée ; deux truites grises au corps allongé, tacheté de points blancs. Sylvain ne prélève qu’une truite, remettant sa nasse à l’eau avec les poissons qui seront en réserve.
C’est ceci, ce contact simple et direct avec la Nature qui coïncide parfaitement avec cette autre nature, humaine elle, qui se satisfait de l’environnement immédiat des choses, d’une relation amicale, nullement calculée, libre de tout plan, de toute hypocrisie. Être Soi seulement tout contre le Soi de la Nature, sans hiatus qui pourrait venir troubler le contact entre deux êtres de même texture. Le repas de midi (bien qu’ici l’heure n’ait plus guère d’importance !), il le prendra sur ce même banc qui regarde le Lac. Il aura disposé des pieux en faisceau sous lesquels s’épanouira un joyeux feu de braises vives. Le corps de la truite, patiemment écaillé, sera traversé sur toute sa longueur d’une tige de bois vert, laquelle attachée tout en haut du tipi de branches enfumées, tournera lentement au milieu d’un nuage de fumée. L’odeur du poisson grillé distillera son fumet jusque sur les rives du Lac. Lorsque la chair sera grillée à point, du bout de son couteau de Trappeur, l’Homme du Yukon prélèvera des fragments qu’il mâchera longuement, remerciant le ciel et la terre pour de si douces et évidentes faveurs. Ici, le Lecteur, la Lectrice comprendont à quel point l’osmose Homme/Nature ne sera pas un vain concept, bien au contraire une réalité bien pleine, vivante, frémissante, allant jusqu’à faire du goût le lieu même d’un continul étonnement, jusqu’à faire du corps la conque privilégiée où se réunissent les sensations liées au prodige d’exister.
Cette disposition de l’âme, nous, Contemporains, en avons trop négligé l’usage, nous croyant disposés au motif de nos déterminations culturelles à tout recevoir à la manière d’un dû, sans même que l’idée ne vienne nous effleurer que nous ne sommes qu’un maillon de la chaîne dans la pluralité de l’Univers, un maillon, somme toute pas plus important qu’un autre, à savoir l’Arbre au sein de la forêt, l’Oiseau qui cingle l’espace du ciel, le grain de la myrtille qui brille au creux de son massif de feuilles vertes. Mais laissons le Botaniste à la joie toute simple de son repas frugal, nous avons encore d’autres facettes à découvrir de ce « fabuleux » personnage, au sens strict « qui tient de la fable, légendaire », oui car, de nos jours, fort peu pourraient se réclamer d’une telle provenance, notre monde si étroit ne faisant guère que l’inventaire de ses propres contingences.
On l’aura compris, Sylvain est Homme de la Nature, Homme plongé dans la praxis, la transformation de son milieu mais de manière légère, de façon à ce que son empreinte sur le paysage soit minimale, en quelque sorte un emprunt que la progression du temps soldera sans que rien n’y paraisse plus que la risée de vent dans la course solitaire du ciel. Mais si l’Homme est un actif (comment ne le serait-il au sein d’une Nature sauvage, parfois hostile, impénétrable ? ), il est tout autant contemplatif, cette posture se donnant tel l’accomplissement, l’aboutissement des tâches qu’il poursuit sans relâche. Dans le tissu serré des jours, il introduit une césure, une respiration, conditions nécessaires et suffisantes pour que son inscription sur cette terre du Bout du Monde prenne sens, fasse efflorescence en quelque sorte. Ce matin il a fermé la porte de sa cabane sans même donner un tour de clé, qui donc, hormis le lynx et le renard, pourrait risquer sa curiosité à pousser le lourd huis de bois, à inventorier les « richesses » de son chez-lui, il y a si peu de choses à prendre, une bouilloire en métal, des couvertures rustiques, la lampe-tempête au verre enfumé ? Ici, ne se pose nullement le problème du viol d’une habitation au motif que les Hommes sont loin et que c’est toujours à partir d’eux que l’idée même d’une effraction dans un intérieur intime se pose, nullement du fait d’une Nature qui ne projette nul sombre dessein dans le déroulement évident de ses propres actes.
Bâton de marche en main, sac sur le dos avec quelques provisions de bouche, le Trappeur a pris la direction du Nord, longeant le Lac Laberge, s’en écartant parfois en raison des tourbières humides qui en longent le sinueux parcours. Et c’est précisément au rivage de l’une de ces tourbières qu’il a posé son sac, s’est assis sur un gros rocher en forme de promontoire qui dévisage l’ensemble d’un panorama largement ouvert sur les immenses et infinies étendues boréales. C’est un pur bonheur que d’être là, seul Représentant de l’Humaine Condition, assuré d’un statut égal à celui de la touffe de mousse, de la discrétion jaune d’or de la Saxifrage oeil-de-bouc, de l’à-peine coloration vert-jaune de l’orchidée Liparis de loesel. Ici, nulle supériorité d’une espèce sur une autre, tout est égal, l’Homme se confond, s’immerge dans la flaque d’eau, disparaît à même la réverbération de la montagne sur le globe lisse et uni du ciel. Sylvain demeure de longues heures à observer tout ce qui lui fait face, nullement de manière passive, mais inclus en chaque chose, pénétré qu’il est de chaque fragrance subtile, envahi qu’il est du bleu délavé du ciel, simple variation sans hiatus des massifs d’épinettes blanches et noires, simple harmonique de tout ce qui existe dans la toundra alpine, dans la taïga aquatique, le peuple des hauts trembles semés d’écus jaunes en automne, celui des bouleaux à papier avec leurs écorces claires semées de leurs signes noirs pareils à des têtes de flèches, celui des peupliers baumiers, ces si hautes présences qui se perdent, se confondent avec l’air semé de brume et parcouru d’embruns.
L’atmosphère est lisse, traversée de quelques nuages légers qui glissent d’est en ouest, puis se perdent quelue part à distance de la vue. Tout au fond, identique à un immense rideau de scène, une chaîne de montagnes s’affirme à peine dans une douce teinte Parme que les blancs purs des névés vient atténuer, presque gommer dans cette harmonie si complémentaire, dans une manière de singulière affinité des éléments entre eux. Un peu plus près, au pied de la montagne, une sombre forêt d’épinettes noires dresse les pointes inoffensives de ses aiguilles. De cette forêt s’élève un silence natif que trouent, parfois, le déplacement souple du caribou ou de l’orignal, la percussion contre les taillis des grands bois des cerfs hermiones à la robe d’un gris élégant, aux sabots noirs telle une suie, au derrière blanc où s’agite, en balancier, le pompon couleur de graphite de la queue. Sylvain n’a nullement besoin de voir cette faune variée pour en dresser le vivant portrait. Un bruit suffit, le tremblement d’un buisson surpris par la fuite d’un mouflon de Dall aux cornes courbées de couleur ambrée, à la belle pelisse blanche qui rivalise avec l’éclat de la neige.
Le Solitaire possède en lui tout un lexique de formes animales et végétales dans lesquelles il pioche selon les motifs de ses rencontres, fussent-elles toutes théoriques, distantes, ébauchées seulement. C’est ceci, être Homme de Nature, avancer au hasard du paysage et tracer, à l’intérieur de sa tête, cette scène fabuleuse où s’animent, tels de mythiques animaux, griffons, centaures et autres licornes, aussi bien l’orignal aux bois larges et palmés, le grizzli avec sa fourrure aux pointes blanches, le puma au corps fin et élancé, à la queue longue et épaisse. Si le Yukon accueille le Trappeur sans réserve, d’une manière réciproque le Trappeur porte en lui, dans la partie la plus vive de son être, ce Pays sauvage, ce Pays aux mille beautés dont, jamais, il ne pourra épuiser l’infinie richesse. Et c’est sans doute la mise en perspective de sa propre finitude avec l’infinitude de cet espace vierge qui constitue l’essence de la rencontre, le point ultime où, chacun fécondant l’autre, s’accomplit l’alchimie unique, la quintessence de la relation de l’Homme et de son Milieu.
Tout près du rocher sur lequel Sylvain se repose, une mosaïque aux belles couleurs mêlées de jaune-orangé, de vert d’eau, tapis de mousses, de sphaignes, de joncs et de carex parsemés de minces lacs, de trous d’eau brillante en lesquels se reflète la résille sombre des épinettes, la flaque unie du ciel, le poudroiement léger des nuages. Paysage/Homme, ceci ne s’écrit plus selon une distance, la notion « d’entre » a disparu, une seule ligne continue, une seule et même phrase qui se dit en une unique intonation, genre de psaume entonné à voix basse en lequel se confond ce qui aurait pu constituer la nervure d’une différence, fût-elle mince et presque imperceptible. Tout le jour durant, Sylvain emplira son cœur, ses yeux, son corps de ces impalpables sensations, se sustentant, de temps à autre, de quelques baies sucrées et acides prélevées à même son itinéraire. Passage continu de l’un en l’autre, de ce qui n’est nullement Soi en ce qui est intimement Soi, voici le feu inaperçu qui brûle en son intérieur, dont, parfois, l’on peut percevoir, au fond de la pupille des yeux, tout contre la paroi translucide de l’âme, quelques vives étincelles que l’on attribue au reflet de quelque étoile venue du plus loin du cosmos. Oui, venue du plus loin du cosmos !
Aujourd’hui, il nous faut connaître Sylvain sous un jour qui, à première vue, pourrait se donner pour différent des images que nous avons collectées, jusqu’ici, à son sujet. Donc le regarder selon une perspective différente dont, cependant, nous nous apercevrons vite qu’elle tient plus à notre propre illusion qu’à l’exacte réalité qui fait de lui cet « Homme de Nature » comme il aime à se définir d’une manière tout intérieure. Et, du reste, comment pourrait-il s’en ouvrir à d’autres puisqu’ici il est, tout à la fois, lui-même en son for intérieur, et cet Autre de lui-même qui dialogue sur le mode du colloque singulier. Toute altérité naît de lui et retourne en lui comme un blizzard qui ferait le tour de la Terre et reviendrait au lieu même de son origine. C’est donc sous l’étrange identité de l’Orpailleur, ce Chercheur d’impossible que nous allons le découvrir, précisant, petit à petit, l’endroit où il se situe qui, on l’aura compris, ne peut qu’être éthique car, s’il ne l’était pas, tout l’échafaudage conceptuel bâti autour de lui s’effondrerait, ce dont nous serions, inévitablement, les victimes collatérales.
Sylvain s’est installé, un peu avant le crépuscule sur le rivage de la Rivière Yukon, en cet endroit qui, ici, se nomme « bedrock ». Il a emporté simplement une pelle, un tamis et une batée : tout ce qu’il faut, en réalité, pour se sentir Chercheur du précieux métal jaune. L’Orpailleur connaît bien la topographie intime des lieux, les moindres failles en lesquelles l’or natif se trouve piégé, qu’il explore régulièrement, patiemment, sous la poussée, certes, d’une fièvre intérieure, mais maîtrisée cependant, la ruée n’est guère le motif selon lequel ses mouvements sortent de lui pour rejoindre un désir situé au bout des doigts. Bien plus qu’une attitude qui serait de pure convoitise, il s’agit, chez lui, d’une sorte de contemplation, d’une ode à la Nature, du précieux en Soi qui rejoint du précieux hors de Soi. Une liaison, une confluence du sens éparpillées parmi l’éternel fourmillement du Monde. Trouver de l’or, c’est trouver la rareté, le raffinement, l’élagance en Soi, c’est outrepasser le contingent pour gagner quelque chose d’essentiel, c’est faire surgir une braise du plus profond de la nuit, de son impénétrable mystère, de son énigme toujours recommencée.
Les rayons du soleil sont obliques, ils se réverbèrent sur les eaux du Yukon, ils ricochent et donnent au visage du Chercheur cet aspect cuivré, étincelant des masques Incas, ce ruissellement de spiritualité, ce symbole du divin dont l’or est la plus belle effectivité. L’eau est un miroir mais Sylvain, au motif de sa naturelle lucidité, ne s’y absorbe nullement comme le ferait l’imprudent Narcisse. Le miroitement éclaire seulement son travail, le rend encore plus fascinant. La lumière dorée de la fin du jour appelle celle de la pépite qui, peut-être, parmi les sables et les graviers, constituera une merveilleuse offrande, le point ultime d’une quête toujours recommencée. La plupart du temps, Sylvain ne ramène dans le jour avare de sa cabane que quelques poussières d’or qu’il recueille dans une boîte de sa propre confection. Nulle déception puisque sa recherche est gratuite, c’est-à-dire qu’elle est « recherche pour la recherche » tout comme l’on dit « l’art pour l’art », la recherche comme une fin en soi ou, plutôt, la recherche de Soi médiatisée par la recherche de l’or. Car toute quête est de cet ordre, existentiel, avant d’être d’ordre matériel.
Sylvain explore méthodiquement chaque faille à l’aide d’un crochet de métal. Ce crochet, il l’a confectionné à partir de l’une de sestrouvailles dans quelque recoin de sa cabane. Parfois un léger battement de cœur. Que va-t-il découvrir de Soi qu’il ne connaît encore : une sensation nouvelle, un frisson jamais éprouvé, les fragments d’un concept qui, peu à peu, va livrer sa richesse insoupçonnée ? C’est bien, d’être là, au bord de Soi, comme au bord d’un ravin que, soudain, des rayons de lumière illuminent et de se découvir tel que jamais l’on ne s’était aperçu, peut-être Aventurier, peut-être Alchimiste métamorphosant la matière, parvenant à l’ultime transmutation, à cet endroit quasiment magique où le vil devient Pierre Philosophale et, d’un seul et même geste, on a atteint son propre Mont Athos semé de ses précieux monastères, son Mont Ararat où repose la légendaire Arche de Noé, son Mont Kailash entouré de sa « kora », cette lente et longue pérégrination des Pèlerins placés sous le regard de la Montagne Sacrée.
Oui, alors que l’ombre avance sur l’eau sombre du Yukon, des lèvres du gravier, l’Orpailleur sort des éclats minéraux : des hématites grises, des magnétites brunes striées de lignes blanches, du sable noir, des plombs, des grenats lie de vin. Cette récolte - pure intuition -, lui paraît prometteuse. Bientôt, au fond de la battée, les brindilles font leur course circulaire. Un léger bruit de grésillement parvient aux oreilles du Trappeur. Son geste est sûr, régulier, pareil à celui des Pionniers d’autrefois qui avaient traversé des continents, fascinés par l’éclat du métal jaune. Il élimine l’excédent d’eau, il trie du bout des doigts les hématites et sables. Dans la densité d’une lumière devenue presque nocturne, tout au fond du « chapeau chinois », en sa pointe extrême, une clarté jaune, certes assourdie, certes à peine visible pour des yeux novices, mais hautement signifiante pour l’Hôte du Yukon. Une pépite de belle taille git au sein de son étincelle d’or, elle est comme un œil curieux qui dévisage le Monde autour d’elle. Elle est pur miracle dévoilant la forme, l’essence de son être.
Non, Lecteur, Lectrice, n’attendez nullement de Sylvain qu’il danse la gigue, qu’il se prosterne à genoux en remerciant quelque divinité que ce soit. Ce que cet Homme simple vient de découvrir dans la pointe de sa batée,
la Beauté en Soi qui est aussi
Beauté de Soi,
Beauté du Monde.
Comme si le séjour au Yukon du Trappeur avait connu son acmé, que son âme, débordant de félicité, s’était dilatée jusqu’aux confins de la Terre, peut-être même du Cosmos. Cela parle en lui. Cela danse en lui. Cela fait ses mille feux de joie en lui. Cette pépite, il ne la vendra pas chez un Négociant de Whitehorse. Il la gardera. En souvenir d’un séjour qui va prendre fin bientôt car que lui reste-il à découvrir alors qu’il vient d’effectuer une plongée en Soi, jusqu’en ses limites les plus humaines, les plus pures ? Il la gardera en souvenir de Gand-Père Théodore, ce Passeur qui, de l’exister vous conduit sur les rives de l’Être, là où tout prend sens, où s’atteint le diamant d’une pure joie inaltérable, tel l’or précieux qui rend les Hommes Fous alors qu’il pourrait être le symbole d’une quête intérieure. Mais on ne réforme nullement le Monde, il tourne toujours dans le même sens.
Dans peu de jours, Sylvain s’apprêtera à quitter sa cabane, à quitter le Yukon, terre d’aventures si singulières, tellement abouties. Il regagnera la Suisse, son pays d’origine, il regagnera la maison de son Grand-Père à la lisière de la forêt. Oui, à la LISIÈRE, là où le jour le cède au clair-obscur, là où la lumière hésite, se fait rare, sorte d’illisible écume située entre fausseté et vérité, là où l’Homme, décidant de son Destin, choisit une voie plutôt qu’une autre. Ou bien l’éclat ambigu de l’illusion, le grésillement de l’apparence, les feux du faux-semblant ou bien le pur lacet de clarté, il est ce que nous sommes, mais dans l’atténuation, dans le retrait en Soi, dans l’en-dedans de notre propre nature qui est aussi l’en-dedans de la Nature, de cette Phusis des Anciens Grecs (oui, ceci est pure fascination qui, ici et là, dans mes textes, brille tel le luxe d’une gemme rare), cette totalité de ce qui vient en présence, de ce qui vient en soi et pour nous, cette inaltérable et inépuisable mouvementation, ces événements toujours recommencés qui naissent à même leurs propres phénomènes, qui disent l’être-des-choses, en filigrane duquel se donne à penser l’ÊTRE, cette pure énigme qui nous place ici, sous le ciel gris de la Suisse, près des tourbières du Yukon, pris d’étonnement sous les reflets d’acier du Lac Laberge, dans cette immensité qui est pure ouverture de sa conscience à l’immensité du Monde. Tous, Toutes, autant que nous sommes, nous vivons, le plus souvent à notre insu, tels Sylvain, ce sublime Chercheur d’or, cet Homme-Arbre qui est nature plus que Nature dans l’évidence d’exister. Il nous faut ce constant dépliement d’une quête, une Esthétique doublée d’une Éthique.