Roadtrip Iberico…
Playa Torre Garcia…
Almeria…
Photographie : Hervé Baïs
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Parfois, découvrir la réalité d’une chose en son essence nécessite le processus inverse de toute connaissance, à savoir chercher ce qu’elle n’est pas (voie négative) afin que, se révélant à nous, (voie positive) nous ne laissions rien dans l’ombre de qui elle est, que nous en saisissions la nature avec le plus d’exactitude possible. Alors, ici, il s’agit, dans un premier temps, de déstructurer l’image, de la mettre en péril, de la conduire sur les rives d’un non-sens, rives à partir desquelles une nécessité logique s’imposera de soi : qu’elle vienne à nous, dépouillée de ses manques, de ses artifices, de ses illusions, dans la lumière la plus vive qui soit. Abandonnant son langage confus, elle se donnera au plein de sa sémantique, se disant selon ses polarités essentielles.
Donc le négatif : le ciel, tout là-haut, est une claire confusion de ce qui est, nullement une affirmation, bien plutôt un retrait dans une pellicule invisible qu’à tout moment l’éther pourrait reprendre en lui, lui ôtant toute possibilité d’existence. Nuages (mais est-ce bien de ceci dont il s’agit ?) à la dérive, formes cotonneuses, si peu assurées d’elles-mêmes, à la limite d’une soudaine évanescence. Et cette blanche déchirure qui nous conduit à la lisière d’une cécité. Déchirure couleur de notre sclérotique de porcelaine, laquelle connaît de fines brisures sous les coups de boutoir de la trop vive lumière. Et ce noir dense, ce noir infranchissable comme si, le jour boulotté, jamais ne devait paraître. Impossible synthèse de cette représentation où chaque objet vit sa vie propre, où l’autarcie est la seule règle animant les « relations » (ou plutôt les non-relations). Et ce bateau de pêche abandonné à son propre sort, n’est-il la simple métaphore d’un constant chaos qui affecterait les éléments dispersés du paysage ? Chaque élément en soi pour soi, dans la plus grande des vanités possibles.
Plus de langage.
Plus de mot.
Plus de souffle.
« Nature Morte », cette expression aurait-elle pu rencontrer meilleure mise en scène ? Tout, ici, est figé dans une manière de glu éternelle si bien que la finitude, la terrible finitude sue de tous les pores de l’image dont la vision pourrait vite devenir insoutenable si, tout au fond de notre conscience, de façon totalement dialectique, ne se trouvait ce genre de tremplin qui, par le simple effet d’une négativité en acte, renversait l’image pour n’en faire saillir que le côté lumineux, l’adret exposé aux mille rayons de lumière du jour à venir.
Donc le positif : comment ne pas voir, qu’ici, les choses ont une amitié entre elles, qu’elles sont en relation de voisinage, sans pour autant perdre leur coefficient de liberté ? Qu’ici tout se relie sous la notion unifiante, osmotique, de liens indéfectibles, si bien que rien ne pourrait exister qui ferait l’économie de la présence contiguë. De la présence se donnant comme le complément de toute autre présence.
Le ciel est pour le nuage,
le nuage pour la ligne d’horizon,
la ligne d’horizon pour le bateau,
le bateau pour l’eau noire
qui le tient en équilibre.
Tout va de soi en l’autre soi qui l’attend et le recueille comme sa partie nécessaire, satellite accompagnant sa planète, vivant dans son ombre, sous sa protection. Mutuelles existences, l’une est tissée de l’autre, l’autre est tissée de l’une. De toute éternité, attendant seulement l’éclosion de leur propre temporalité, les choses demeuraient en leur recueil, chacune attentive à l’autre, merveilleux fragments d’un puzzle qui est totalité d’un sens excédant chacun de ses moments particuliers. Ici, une sorte d’immuable, d’universel sont atteints, comme si cette photographie pouvait jouer à titre d’archétype pour toute autre photographie donatrice de ciel, d’horizon, de bateau, d’eau. Une façon de mise en vue du réel irremplaçable au seul motif que ce réel contient tout, à la manière d’un microcosme appelant, justifiant d’autres microcosmes. Une logique du sens en laquelle toute image approchante viendrait trouver son site et son repos.
Arrivée au port, dans
l’anse accueillante et maternelle
et nourricière et donatrice
du pur bonheur d’avoir trouvé
une exactitude, donc une vérité.
Vérité : le ciel, ce ciel qui vient à nous dans la confiance, ce ciel barré de noir tout en haut, s’éclaircit dans sa descente, manière de clairière lumineuse hissée bien au-dessus du souci des Mortels. Blanche et grise clarté d’où se lèvent, tel un lichen vert-de-gris dans le clair-obscur d’un sous-bois, les flocons des nuages, ils dérivent si lentement qu’on les croirait tissés de ces instants essentiels où la feuille d’automne, suspendue à sa nature, médite longuement avant de consentir à tomber, à rejoindre ce sol d’humus qui, depuis toujours, l’attend comme sa propre fécondation. Puis ciel qui noircit dans son inquiétude de rejoindre la terre, ce lourd fardeau que les Hommes traînent derrière eux, à la façon d’un boulet. Noire substance qui rencontre la blanche, l’écumeuse, la virginale.
« Ligne médiane : ouverture du sens » propose le titre. Parmi les sens pluriels du haut ciel, du flottement des nuages, de la dalle d’eau noire, cette bande de sable blanc est la médiatrice qui, en un seul lieu, rassemble les sèmes épars de l’image, attise leur retrait, focalise la vision des Voyeurs, cette bande est l’opérateur des signes, cette bande est le verbe de la phrase autour duquel gravitent tous les prédicats semés ici et là, aimantés, fascinés par ce pur faisceau de joie qui est aussi l’efflorescence de la liberté, de la vérité souvent inaperçues, au motif qu’un travail du concept est le préalable à toute compréhension de ce qui git-là et ne demande qu’à être dévoilé, c’est-à-dire pris dans les mailles de notre questionnement qui est, bien évidemment, interrogation de Soi en relation avec ce vaste Monde énigmatique, ce hiéroglyphe qui nous met en demeure d’en deviner, d’en subodorer la face cachée, latente, toujours disponible aux yeux des Curieux et des Chercheurs d’or.
Cette photographie est précieuse en ce sens qu’elle est l’exacte mise en forme du fascinant Principe de Raison. Tout s’y ordonne selon la belle rigueur d’un cosmos. Les Noirs, les Gris, les Blancs jouent selon une harmonie parfaite dans une économie qui signe leur singulière, leur irremplaçable valeur. Chaque tonalité se développe selon son propre gradient mais toujours dans le respect de l’autre tonalité qui lui est adjacente et l’accomplit, s’accomplissant elle-même en cette relation affinitaire. La ligne blanche constitue l’axe à partit duquel chaque chose se connaît en son essence la plus profonde. C’est elle qui guide l’image, la met en fonctionnement, elle est le convertisseur de chaque présence séparée dont elle assure le lien, la venue au Monde précise comme s’il y avait des relations de causes et de conséquences des parties se fondant en un Tout qui, seul, est la Vérité réalisée jusqu’en sa plus effective faveur.
Et cette subtile convergence des éléments entre eux guide infailliblement le regard des Observateurs sur cette sublime épave qui, paradoxalement et heureusement, se donne en tant que la réalité la plus vive qui soit, notre conscience s’y attache comme à un môle qui pourrait bien nous sauver, au moins provisoirement, du naufrage. De telles images hanteront longtemps les coursives de notre mémoire, jamais ne s’en exonéreront car il est de la nature de la Beauté de creuser sa niche au plein de notre chair, de la féconder longuement afin que, d’une manière certainement inconsciente, nous puissions en prélever le doux pollen, le projeter ici,
sur ce visage d’une Inconnue,
là sur le rivage où flotte la mousse d’une écume,
là encore sur le blanc tremblement des bouleaux
dans l’air givré des latitudes boréales.