Roadtrip Iberico…
Port Covo #03…
Portugal
Photographie : Hervé Baïs
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La Terre est une grosse boule noire, mais noire sans intervalle, mais noire sans la moindre once de lumière, Terre qui joue sur le clavier uniment sombre, Noir d’Aniline, semé d’Encre, que vient moirer, dans un genre d’éclat atténué, la nuit claire de Réglisse. Une nuit comme en rêvent les Fous pliés au sein de leur démence, une nuit sans issue, une nuit à elle-même sa propre fin. Nul espoir que se lève, ici, puis là, et encore là, la moindre étincelle qui dirait la mince joie, qui dirait la fulguration de l’esprit dans la tête cernée de cendres et de douloureux lichens. Fermeture à elle-même sa propre justification. Lèverait-on la tête en quête de quelque assurance vers ce ciel dont on attendrait de célestes onctions et ce n’est que de l’inapparent qui apparaîtrait, du celé, donc de l’occlusion comme si le Jour, jamais n’avait existé, s’il n’était qu’un étincelant éclair se levant en quelque conscience ravagée, il n’en demeurerait que de vagues haillons flottant dans d’immatérielles et inaccessibles contrées. Lèverait-on les yeux et le croissant de la Lune se serait absenté de lui-même et Céphée aurait replié ses étoiles en forme de maison et le point ultra-lumineux de Véga se serait effacé et Andromède aurait repris en soi sa ligne de lumière.
Sur le globe de la Terre, sur le vaste globe, rien ne ferait signe qui indiquerait en quelque endroit que ce soit la présence humaine, même pas le respir d’une forme endormie, même pas la palpitation d’un cœur pris dans les rets étroits de sa chair. Non, une manière de planète désertée de ses habitants, une planète à elle-même son alpha et son oméga. Une planète qui girerait sur elle-même dans un genre d’infinie vacuité. A moins qu’il ne s’agisse que d’un vague météore lancé en plein ciel, tellement ivre de sa vitesse que nulle vie à bord ne serait envisageable. Certes, vous ne tarderez guère à clamer votre désespoir, à réclamer votre dû et, depuis la sombre mansarde où j’écris ces quelques mots tremblants, je vous perçois, vous Lecteurs, vous Lectrices, comme j’apercevrais des ombres vagues d’où monteraient une longue complainte, une lente mélopée, dernières paroles d’un Peuple condamné au silence, à la retraite et, sans doute à une mutité infinie.
Mais voici qu’au moment où je jette un œil inquiet à la croisée, dans l’ombre des barkhanes, dans le demi-cercle de sable très légèrement phosphorescent, une Forme, oui, une Forme Humaine se détache du Rien et se donne : comme ultime présence sur Terre ou bien comme première, virginale, naissante Forme à l’orée du Monde. Tous, Toutes, connaissez le « Petit Prince », fabuleuse création du très doué Saint-Exupéry, eh bien, ou il s’agit d’une réincarnation ou bien d’une simple vision hallucinée du réel, mais c’est bien une Forme homologue dont, cependant, il convient de définir à nouveau la manière dont elle vient à moi, et, par ricochet, jusqu’à vous. Sans doute l’imaginez-vous mince, presque fluet, tignasse jaune d’Or, visage au rose à peine marqué, Cuisse de Nymphe, Rose Dragée (et vous serez assez près de qui il est), nœud papillon d’un rouge éteint, chemisette vert Amande, ceinture rouge, pantalon large, lui aussi Amande, deux chaussures fines, pointues, pareilles à des babouches.
Gardez cette image en tête, gardez, en votre esprit, ces teintes pastel à peine posées du bout du pinceau, puis, par un simple glissement de l’imaginaire, une métonymie, si vous voulez, reprenez cette image du Petit Prince, conservez son nom et voyez-le, maintenant, à la manière d’une Forme encore plus « primitive », juste une sortie de la coquille et des couleurs non encore venues à elles, de simples efflorescences virginales, écumeuses, de simples arborescences d’un silence natif, d’un fondement sur lequel créer tout ce qui vient au monde dans une manière de liberté utile à tous, promesse d’un futur radieux. Les teintes donc, sont de simples signes avant-coureurs d’un futur à venir : les cheveux, fils d’argent mêlés d’une claire Argile, d’une douceur d’Étain ; visage blanc de Pierrot Lunaire, un frais Albâtre, une Neige, un Céruse que rien ne serait venu polluer ; vêture verte, mais vert d’Eau, à peine une irisation à la face de l’onde ; les babouches, deux touches d’Ocre sans insistance aucune, l’inscription d’un Scarabée sur le sol de poussière.
Vous aurez remarqué ces infimes variations sur des couleurs à peine venues à elles, vous en aurez déduit, à juste titre, le caractère symbolique lié à tout ce qui vient dans une innocence première, une hésitation à vivre, une retenue sur le fil des choses. Parfois, les couleurs sont trop engagées dans le réel, y posant d’irréversibles stigmates car, leur ardeur à paraître les rend ineffaçables. Alors, puisque notre intention qui, jusqu’ici, ne s’est guère rendue visible : initier une Créature dont l’innocence, la fragilité, la grâce viendraient s’inscrire dans le Monde afin d’en diluer la noirceur, afin de donner un peu de rose aux joues des enfants tristes, afin de passer un baume sur la chair des peuples opprimés. Notre Terre est prise d’une violence inouïe, de spasmes mortifères, de soubresauts d’une fureur insolente, l’apparition de l’Humain ne semblant pouvoir trouver sa propre justification qu’à l’abolition de cet autre Humain qui fait face, au motif qu’il n’a pas la même couleur de peau, pas la même religion, pas les mêmes opinions, pas les mêmes convictions.
Il semble bien que le « degré zéro » de l’humanité soit en passe d’être atteint avant même que cette phrase n’ait eu le temps de s’énoncer. Tout est si noir dans l’horizon des Hommes, tout est si funeste, tout est tellement sans espoir et l’avenir flotte à l’horizon tels ces tristes drapeaux de prière battus par les vents pour honorer un Dieu, mais quel Dieu ? Un Dieu absent qui n’a cure des Hommes, tourné qu’il est vers le prodige de sa propre déité. Inconscients qui priez contre vous en priant Dieu. Il est l’Absolu, vous n’êtes que le relatif, l’animalcule, le presque inconcevable et pourtant, en vous, tant de violence accumulée, tellement de rage, tellement de haine à faire ricocher sur les parois du Monde, tellement d’idée fixe à détruire, à tout reconduire au Néant. Absolu, lui, clos sur lui-même.
Ceci est tellement affligeant, tamponné du sceau de la plus vive des apories, frappé au coin d’un absurde qui ôte tout regard aux Existants que nous sommes encore pour un temps, sans doute un temps de disette et d’intense famine spirituelle. Oui, l’Esprit, ce qui distingue l’homme du rocher, de la plante, de l’animal, l’Esprit s’est réifié, est devenu sourde Matière, compacte, opaque dont rien ne sort qu’un énigmatique hiéroglyphe refermé, pour toujours, sur son signe, lequel n’indique plus que ce Rien dont il semble issu et en lequel il retourne.
Mais, après cette plainte qui confine au tragique, il est temps de se ressaisir, de redonner aux Formes qui nous font face de plus belles et ouvertes espérances. Petit Prince sera notre Guide, notre Cicérone dévoué, celui par qui quelques couleurs viendront redorer le blason d’une Humanité en perdition.
Le jour n’est pas encore le jour. Le ciel est noir et gris, de haute destinée, plus pâle à mesure qu’il se rapproche de la Terre des Hommes, comme si, par cette éclaircie, il voulait témoigner d’une possibilité de sortir du tragique, d’envisager quelque lumière à l’horizon qui dirait une possibilité d’avenir. La ligne d’horizon, elle qui sépare les Célestes des Mortels, cette ligne est noire, trait continu, pure décision dialectique qui situe le Bien tout en haut, sans doute dans le Palais de l’Olympe ; qui situe le Mal tout en bas, parmi la troupe hagarde des Hommes, parmi leurs multiples errances. Un jour on les croit divins, le lendemain ils ne sont que des figures diaboliques telles que judicieusement décrites dans « L’Enfer » de Dante. Et ne croyez nullement que je me laisse aller ici à un facile manichéisme attribuant aux Existants une âme pécheresse, aux dieux une grâce infinie. Les Hommes sont capables de purs prodiges qu’immédiatement la plus diabolique des inventions vient ruiner, mettre au tapis et il ne reste plus qu’une longue cohorte de malheurs. Mais, c’est vrai, j’avais promis de plus joyeuses perspectives, je me suis laissé aller aux fosses carolines de l’actualité qui ne sont guère poudrées de félicité.
L’eau de la Mer est une longue plaine parcourue de frissons qui sont, aussi, frissons de beauté, frissons d’une vie en train de s’éployer. Juste sous la surface, combien de vies immobiles mais bien réelles sont là, dans l’attente du jour, de sa fécondation, de son miroitement infini. Des yeux humains sur le rivage, jamais, n’en pourraient oublier le bonheur simple, ce fourmillement de l’âme, cette fulguration de l’esprit au contact de la merveille ouverte du Monde. Toujours et partout une effusion de délicatesse, d’agrément, de majesté, de sublime parfois qu’il nous faut, nous les Hommes, apprendre à regarder. Trop souvent nos yeux sont recouverts d’œillères, trop souvent notre conscience est ralentie par une dommageable léthargie. Osons regarder et alors les choses déplieront leurs pétales et le nectar viendra à qui nous sommes, à la manière d’un don subtil.
Des vagues de plus en plus formées, mais dans la douceur, mais dans la plénitude viennent à la rencontre du rivage à la façon d’une caresse. Onde toute maternelle dont l’oblativité laisse deviner l’accueil du rocher, dur, compact, qui, pourtant en son essence, serait hostile mais qui, ici, se laisse aller au jeu de l’eau. Vous y verrez le symbole que vous voudrez, mais, assurément, vous y verrez quelque chose et, cette chose, en vous, fera son long trajet, à la manière des algues qui flottent entre deux eaux, dans la souplesse, dans la confiance. Toute métaphore est toujours préférable aux longues circonvolutions de la rhétorique. L’image est immédiatement fécondante au titre de son instantanéité, ce qui n’est pas le cas de la parole qui nécessite l’étalement d’une temporalité afin d’être saisie.
Les rochers, deux plages noires semi-circulaires, embrassent le flux et le reflux de l’eau et ceci, inévitablement, ce mouvement à deux temps, cette avancée/retrait, cette coïncidence/décoïncidence font penser à la scansion même du jour et de la nuit, au rythme de la vie, au balancement de l’amour, à l’existence qui va et vient avec ses courtes joies et ses longues peines. Mais, ici, après toutes ces évocations douloureuses, ne retenons que la félicité, l’étincelle parmi le peuple des cendres, le versant lumineux de l’adret, tout contre celui, sombre, de l’ubac. Ne retenons que ce Soleil Levant, cette boule blanche diaphane en son originelle manifestation. Tel un œil fidèle, tel un brillant Petit Prince sur son astéroïde B 612, surveillant la pousse de ses baobabs, le Soleil est là qui s’inquiète des Mortels et insuffle en leur âme, au plus secret, cette flamme qui les anime et les fait Hommes sur Terre sous les orages du ciel et le regard des dieux. Car, oui, les dieux existent, tout comme l’Olympe existe, tout comme vous et moi existons. Ils existent au moins en imaginaire et ceci suffit à nous tenir éveillés face à leur singulière présence/absence. Et c’est bien parce que nous les supputons possiblement absents qu’ils ouvrent à notre pensée la formidable odyssée de nous les rendre présents. De les faire venir à nous tels ces êtres qui nous manquent, que notre phantasia hallucine afin de nous les rendre plausibles.
Certes cette allusion soudaine au mythologique a de quoi surprendre et, ici, une explication s’impose. Nous, les Hommes, sortons toujours de la nuit initiale de la Caverne Platonicienne. Arrivant au grand jour, seulement armés de notre naïveté, nous fixons la boule incandescente du Soleil sans autre précaution et nous retournons dans la Caverne parmi les autres Prisonniers, persuadés qu’un injuste sort nous a frappés et nous demeurons dans la geôle de notre cécité primitive. Imaginons maintenant une situation analogue mais vécue par des Prisonniers plus avisés qui sortiraient sur le rivage, à l’aube, à l’instant où le Soleil, encore boule blanche native ne présente aucun danger. Ces Hommes seraient étonnés de la merveille. Et, un instant, prêtons-leur une connaissance de la mythologie. Que verraient-ils ?
Apollon du Belvédère
Source : Wikipédia
Dans la pure radiance du jour, dans la pure transparence de la féérie solaire, ils verraient le dieu Apollon lui-même, ils entendraient la musique de sa lyre, écho de la Musique des Sphères ; ils écouteraient les vers de sa poésie ; ils éprouveraient les vertus balsamiques de ses potions ; ils verraient la lumière, la subtile lumière sortir de son corps, irradier, se répandre dans l’espace infini ; ils seraient sensibles à la beauté, à l’harmonie, à la vitalité de cette jeunesse, de cette pure expansion de la grâce à l’ensemble du cosmos. Alors, illuminés de l’intérieur, les anciens Prisonniers seraient devenus des Hommes libres, c’est-à-dire des Hommes capables de penser selon les belles et indépassables Lois de la Raison, selon les canons accomplis de l’Universel. Ainsi, ces Hommes parvenus au sommet de leur essence, n’auraient plus en eux, de force du mal qui les pousserait à détruire la Planète, à aliéner leurs Frères Humains, à détruire pour détruire. Ainsi l’Humanité serait-elle parvenue à dispenser cet humus bienfaisant de l’Humanisme, à dissiper les ombres, à faire place nette pour une agora où Chacun face à Chacun assumerait son être à la mesure de cette Éthique qui, en bien des époques, et singulièrement la nôtre, fait cruellement défaut au motif que « la loi du plus fort est toujours la meilleure. »
Certes ma méditation semble avoir largement dépassé le cadre et les motifs de cette belle image. Certes, mais c’est précisément cette sortie de l’immédiatement visible qui, mettant provisoirement entre parenthèses la matière du réel, permet l’ouverture de l’esprit à une dimension qui lui est naturellement coalescente, que seule notre paresse oublie d’interroger. Si l’Humanité, dans ses dérives et divagations actuelles, prenait le temps de s’interroger vraiment sur son destin, sur ses fondements, si l’Humanité tentait d’apercevoir la beauté partout présente (notre Terre est un pur chef-d’œuvre !), si l’Humanité se dirigeait vers son seul but envisageable, se rendre Humaine, alors une manière « d’Hymne à la Joie » pourrait être entonné partout où bat un cœur d’homme où un cœur de femme éprouve la nostalgie d’une possible Arcadie. Oui, il nous faut vouloir et réaliser les conditions mêmes d’une Arcadie, cette photographie d’Hervé Baïs dans sa facture essentielle, dans sa jeunesse d’aube nous y invite. Il est toujours temps d’entrer dans la Vérité !