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18 novembre 2023 6 18 /11 /novembre /2023 08:33
Dans la brume de vous

Peinture : Barbara Kroll

 

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    Tout Être porte en soi une part nocturne. Une part illisible dont nulle grille d’interprétation ne pourrait désoperculer le secret. Rien n’est donné d’emblée qui mettrait au même niveau deux solitudes se cherchant, se trouvant, fusionnant en une identique et unique joie. Je porte mes yeux sur Vous qui êtes de dos et ma vue bute sur la verticalité d’une falaise bleue, d’une falaise qui me renvoie en moi, en ma pure intériorité.

 

Déborde-t-on jamais de Soi ?

S’exile-t-on de Soi

à l’aune d’une parole,

à l’aune d’une Pensée ?

 

   La réponse est dans la question. La réponse est dans la finitude de la question.  Bien évidemment, vous ne pouvez me répondre puisque, simple image posée sur une toile, ce ne peut être que la mutité qui vous habite. Mais, seriez-vous réelle, massivement incarnée avec le rose aux joues, le rimmel ornant vos cils, vos lèvres peintes d’un rouge Alizarine, les globes de vos seins se devinant dans l’échancrure de votre corsage, quelle serait donc votre parole, si ce n’est ce dialogue enserré en votre propre chair, ce muet lexique qui ne parviendrait nullement à franchir la barrière de vos lèvres ?

   Car est-ce vraiment un langage qui sort de vous ?  Ce langage ne serait-il que corporel, gestuel ? Ne s’agirait-il plutôt d’un genre de mime, de langage des signes dont votre bouche feindrait d’articuler la signification, ne projetant vos mots dans l’espace qu’à la manière courbe du boomerang, les mots, sitôt qu’émis, regagnant l’antre même à partir duquel ils ont été proférés ?  Alors les mots et les phrases, les énonciations diverses feraient, dans la citadelle du corps, leurs longues stases, leurs lacs de lymphe immobile, leur rubescence sanguine et rien ne serait extérieur à cette sombre rumination et vous seriez une Babel habitée de la désertion des mots, mots tels des bulles qui éclateraient dans le pesant silence du corps. Ceci voudrait signifier, cette inertie des mots à sortir de leur bogue, que votre pensée serait vaine au motif qu’une pensée n’est jamais sans le langage qui la conditionne.

   Voyez-vous combien votre attitude humaine, simplement humaine (cette énigme insoluble !), combien elle constitue la plus vive des apories, puisque, tentant de vous rencontrer, je demeure cerné du vide de vos non-réponses. Je vous parle, je m’adresse à vous, mes mots se lancent vers l’avant, percutent votre confondant cèlement et s’effacent dans le mouvement même du retour qu’ils opèrent vers qui-je-suis. Comme si le Langage, le mien, le vôtre, n’était que pure illusion, seulement des images se levant dans le massif de la tête, s’y abîmant à la hauteur de leur propre désarroi. Mais peut-être est-ce mieux ainsi, que je sois réduit à l’étroitesse d’un soliloque, que ma voix intérieure soit la seule voie possible en direction d’un exister qui s’efface à mesure de son propre destin. Peut-être sommes nous destinalement condamnés à osciller de l’être au non-être sans jamais pouvoir connaître de position fixe à l’aune de laquelle, trouvant une détermination, nous serions soudain autre chose que cette brume inconsistante flottant au ras du marais humain, tutoyant la cime des arbres, se diluant dans l’eau océane du ciel.

   Le phénomène de ma vision prenant appui sur vous, ne reflète que de l’irréel, de l’impalpable et ma bouche demeure muette de cette impossibilité de vous dire autrement qu’à vous « innommer », vous l’Innommable parmi le bruyant concert du Monde. Votre drame consiste peut-être en ceci : être manduquée par cet Univers fou qui gire infiniment, dans le maelstrom duquel vous disparaissez comme si, d’être innommée, vous étiez identique au Rien qui se loge dans la tête des fous isolés dans leur camisole existentielle. La Vie n’est-elle pure folie ? Å peine est-on né que, déjà, la corruption s’installe, que déjà lentropie nous grignote sournoisement de l’intérieur et rien n’y fera, ni nos bruyantes suppliques, ni nos prières, pas plus que les thérapies plurielles, pas plus que les créations qui ne sont en rien cathartiques, elles aussi sont mortelles, hautement mortelles ! Certes, vous qui ne me connaissez pas, qui ne pouvez me connaître, votre texture de pâte, la forme que vous projetez dans le réel, tout comme je le fais à chaque instant qui passe, vous donc l’Éloignée, ne possédez-vous un sixième sens au gré duquel, au moins, vous pourriez m’imaginer, sentir en vous une manière de liaison des choses présentes sur cette Terre, un destin commun, une identique progression vers le domaine du Néant ?

   Oui, je sais combien mon propos est teinté d’une violente métaphysique, combien le tragique en tisse chaque évocation, combien je ferais mieux de me coucher en chien de fusil sur la natte étroite de l’exister et, dans cet état de catatonie, attendre que, l’immobile me figeant, je disparaisse en une certaine manière du souci des Vivants, que je devienne ce signe inaperçu d’un antique palimpseste sur le sort duquel nul archéologue ne souhaiterait se pencher au motif de l’illisible matière dont il serait constitué. Mais, sachez-le, malgré le degré élevé de ma propre inconsistance, malgré mon statut ontologique si étroit, si évanescent, si absent aux choses de ce Monde, il me plait de vous décrire, de vous faire paraître comme si vous étiez un réel incarné, plus préhensible que le réel lui-même, une sorte de concrétion s’élevant, surgissant dans le Vide et lui donnant immédiatement sens.

 

Ma propre fuite

contre votre présence

 

   Vous êtes là, dans la plus étique, la plus minimale figuration qui se puisse concevoir. Une sorte d’arche se levant du non-être vers cet être hypothétique, cette manière de fulguration au large des consciences, un feu, un éclair zébrant la blanche porcelaine de la sclérotique. Vous êtes là et ceci suffit à mon contentement d’Inapparent, à ma satisfaction de Réduit au Silence. C’est du fond d’un Moi encore nullement constitué que je viens vers vous.

 

Un Vide appelle un Plein.

Un Silence hèle une Parole.

 Une Cécité convoque le Regard.

Une Nuit demande le Jour.

 

   Peut-être faut-il s’annuler soi-même pour donner lieu au Tout-Autre que vous êtes, que vous demeurerez à jamais car chacun est irréductible à quelque discours, à quelque injonction, à quelque magie que ce soit. Le Tout-Autre n’accepte que la radicalité de la tautologie :

 

Le Tout-Autre = Le Tout-Autre

  

   Alors sans doute comprendrez-vous ma difficulté à vous décrire, simplement quelques ellipses autour de vous, quelques rapides intuitions avant même que le mystère se refermant sur vous, vous ne vous absentiez de mon regard définitivement. Noire la forêt de vos cheveux. Noire telle la ténébreuse venue de la nuit d’hiver lorsque les âmes se rassemblent près de l’âtre de peur de se dissoudre dans cette poussière dense, cette poussière anonyme, elle pourrait bien être le signe avant-coureur de la cendre future de nos corps. Ce noir d’Encre et d’Ivoire nous désespère en même temps qu’il nous attire, étrange magnétisme qui pulse ses ondes, une fois bénéfiques, une fois maléfiques. Car, irrévocablement, nous sommes des Êtres de l’entre-deux, des êtres du Soleil et de la Lune, des êtres des Hautes Marées et des Étiages infinis. Ô combien cette écaille de clarté qui s’origine à la peau de votre cou me ramène à moi dans une manière de certitude heureuse. Elle est l’antidote de ce flux noir qui menacerait à tout jamais de hâter ma disparition si je m’y attardais plus que de raison.

   Toujours dans l’opacité du réel il nous faut postuler l’éclair subit qui bleuit le ciel, l’étincelle qui orne notre joue d’un rapide diamant, il nous faut envisager la phosphorescence du feu follet, il nous arrache à la pesanteur de la tombe. Il sera toujours temps. Un cerne noir, pareil à un crêpe, enserre votre corps dans les limites d’un deuil. De ce liseré sans avenir, pourtant nait cette onde bleue semée de volutes d’un blanc éteint, on pense au lit d’un frais ruisseau dans la lueur de l’aube, tout un réseau de sens vient s’y poser, sans doute pour ouvrir la feuillée de quelque espoir, la touche légère d’une joie ne se donnant que dans sa propre réserve, dans son retrait. Et c’est bien ceci qui est beau, la confluence des opposés, la « coincidentia oppositorum » telle que pensée il y a des siècles par les Pythagoriciens.

 

L’Inachevé appelle l’Achevé.

 

   L’Inachevée que vous êtes, que nécessairement je suis aussi, donc ces manques-à-être que nous sommes ne trouvons notre propre confirmation qu’à découvrir en l’Autre le mot qui s’absente, le sentiment qui se dissout, l’état d’âme qui s’étiole. Sachez que tout le temps de ma description de vous, je ne suis vraiment moi qu’à me rapporter, précisément, à vous. Et la réciproque est vraie, vous ne surgissez du Néant qu’à l’effort soutenu de mon écriture. Non seulement je vous décris au plus près, mais je vous justifie, je vous donne acte sur la Grande Scène du Monde.

 

Vous étiez silence, je vous fais mot.

J’étais perdu en moi, je surgis en vous.

 

   Ne s’agit-il là du plus pur prodige, de la plus étonnante merveille ? Chacun de nous, qui aussi bien aurait pu ne pas exister, voici que nous apparaissons au seul motif de notre méditation respective.

 

Je vous imagine et vous êtes.

 Vous m’imaginez et je suis.

 

   Alors quel pauvre mot pourrais-je ajouter à cette constatation qui en détruirait l’effet ? Dire la posture exacte de votre bras gauche, peindre votre main de ce gris semblable au destin des congères, y aurait-il à cette aune accroissement d’un sens qui me permettrait de vous saisir en votre entièreté ? En réalité votre éloignement de moi est pure présence de qui vous êtes. En réalité mon effacement de vous est la voie grâce à laquelle, vous hissant de votre anonymat, vous biffez l’Absurde, vous ouvrez l’espace de votre propre horizon. Voici, un instant nous avons cheminé de concert, un instant nous nous sommes approchés l’un de l’autre, nos existences se sont tutoyées, nous avons occupé des positions siamoises qui, pour un peu, auraient pu se confondre, réaliser les conditions mêmes d’une osmose.  Mais nous avons suffisamment de libre arbitre pour savoir que nos destins ne sont nullement miscibles, un effleurement seulement, le butinement d’une corolle et puis un envol en direction de cet Infini  qui n’existe qu’à la mesure de ce Fini que nous sommes pour les temps des temps. Le temps est notre seule obole. Tressons-lui l’osier d’un doux berceau. Ainsi naitrons-nous à nous tel Moïse confié à la mesure de l’eau, cet élément si fluide, il trace le lit de notre Éternité !

 

 

 

 

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