Photographies : Léa Ciari
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Ces images nous sont précieuses au titre de leur symbolique. Elles tracent, dans le Bleu, l’arrivée d’un être sur la Planète du même nom. « Être dans le Bleu », énonce le titre et ceci n’est nullement un slogan à la mode, une sorte d’allégeance à l’exigence du quotidien. Non, ce que nous avons à chercher et peut-être à trouver, plus de profondeur, plus de significations qui nous diront un peu du mystère de Celle-qui-vient-de-loin et, corrélativement, du nôtre, puisqu’une communauté de destins lie les individus les uns aux autres. Oui, cette écume de présence vient de loin et il nous plaît de la situer quelque part au profond des abysses, cette part de Soi obscure, cette nuit insoluble qui, encore, nous habite, quand bien même le point d’origine de notre naissance se dissoudrait dans la plus illisible des réminiscences. Toujours en nous, trace de l’abîme, de la faille, du hiatus dont nous provenons que, jamais, nous ne pourrons déduire de quoi que ce soit car il n’y a nulle explication logique, que toutes les hypothèses sont nécessairement fausses, nos projections imaginaires fondées sur du sable mouvant.
En-deçà de qui-nous-sommes, le Bleu est intense, il se perd en lui-même, cerné de ténèbres ; tantôt Bleu-Nuit, tantôt Marine, tantôt Égyptien. Dans tous les cas : hiéroglyphique. La Forme allongée que nous devinons, à l’évidence féminine, nous n’en pouvons dire les prédicats qu’à la manière d’un enfant jouant à colin-maillard, à tâtons, avec, dans les mains, le courant d’air de l’indécision, le tremblement de l’espoir, le frisson de l’espérance, aussi. Nous sommes égarés en l’Autre, comme nous le sommes en nous-mêmes et ceci s’appelle le soupçon, l’irrésolution de la Condition Humaine, l’angoisse native en partage. La pièce est plongée dans le Bleu-gris, entre Bleuet et Barbeau, elle est sise pour soi mais c’est un peu à la façon d’un rapt qu’elle maintient captive la Forme, peut-être dans un genre de jalousie. Une once de clarté longe la falaise du mur et c’est sur elle que se détache, cependant dans la confusion, ce que nous pensons être une tête, laquelle prend appui sur un avant-bras. La chair est duveteuse, pareille au contact de la pêche. Ce qui ressort le plus, qui vient à nous dans une presque évidence, la toile blanche d’une robe. Les jambes se perdent, comme noyées dans la touffeur d’un corridor. Le sofa est totalement nocturne. Nous devenons, instantanément, des Découvreurs du rien et du peu, des genres de Mendiants qui, retournant leurs poches, n’y trouvent que du vide, de la désolation et c’est de notre mutité devant la Forme que nous sommes affectés. D’une chose, d’une personne, d’un paysage, il faut pouvoir parler, dénommer ici et là mille détails plaisants et alors nous sentons couler en nous la merveilleuse sève de l’énonciation, ce refuge contre la néantisation du Monde. Parler fait venir en présence, se taire est biffer ce qui, s’adressant possiblement à nous, se retire sur la pointe des pieds.
Mais il y a une seconde image. Elle espacie et temporalise la première, elle crée du sens, elle agrandit le motif de notre compréhension. La différence, quelle est-elle ? Elle est surtout formelle mais, comme toujours, elle véhicule un sang neuf, elle bourgeonne et nous promet les boutons, leur épanouissement en jeu floral, leur sémantique, sinon largement ouverte, du moins un essai de nous entendre avec ceci même qui nous fait face. Celle-qui-vient-de-loin, par quelque processus inaperçu, secret, s’est métamorphosée en Celle-qui-flotte-en-elle, en Celle-qui-s’éclaire, qui, sous peu, dilatera notre horizon, comblera le don inouï de notre vue : faire sortir de l’ombre ce qui s’y dissimulait et ne demandait qu’à être entendu, au sens d’être interprété, d’être défloré, d’être porté à la plénitude de Soi. Ici, le point focal du Bleu a bougé, les teintes sont passées du crépuscule à l’aube, de Minuit à Denim ; de Marine à Saphir, tout un nouveau lexique s’éclaire et nous éclaire, nous les Regardeurs d’impossible. Nous étions perdus, voici que s’installe le signal tant attendu d’une remise, entre nos mains, d’une coupe signifiante aux lèvres desquelles, les nôtres vont s’abreuver d’une subtile ambroisie.
Le mur gagne en lisibilité, la Forme en précision, notre doute commence à s’effacer, à régresser en cette zone de nuit que nous sentons confusément bourdonner dans le plein même de notre chair. La Forme était prose sibylline, voici qu’elle sort de son mutisme, commence à proférer, certes à mi-voix, mais c’est le début d’un Poème qui s’écrit, mais ce sont les prémisses d’une histoire qui se donnent à notre invention toute mythologique, à notre disposition à créer de la fable, à faire naître de l’allégorie, que sais-je encore ? Le tissu blanc de la robe rayonne en une douce phosphorescence, les jambes font signe dans une teinte d’argile et le visage, le très attachant visage, son épiphanie est certes réservée mais nous ne désespérons nullement que des signes distinctifs, bientôt, y apparaissent.
Décrire plus avant serait pure fantaisie et il nous faut maintenant abstraire, sonder en quoi le Bleu est singulier, en quoi sa valeur est différente des autres couleurs. En un mot : justifier notre titre : « Être dans le Bleu ». Le Bleu est un insulaire parmi le peuple des autres couleurs. Il se singularise au motif d’une fonction essentiellement autonome, centrée sur son intériorité même. La lumière, il la capte au-dehors et se la destine à la manière d’une conscience intime dont il ne souhaite nullement déborder. Son mouvement est du-dehors au-dedans. Il infuse le Monde et le retient captif, tout comme un enfant le ferait de son jouet élu. Un jeu de pure intériorité. Le Bleu est océano-céleste, c’est-à-dire qu’on ne peut lui fixer de limites, l’enclore en une figure, il est à lui-même sa propre essence irréductible à quoi que ce soit d’autre. C’est tout de même admirable, cette autarcie absolue qui n’admet ni a priori, ni a postériori, car le Bleu est poudré d’Éternité. Envisagerait-on un Ciel avec une fin, hallucinerait-on un Océan se terminant en un endroit déterminé de la Terre ? Non, le ciel est pure dimension d’espace, les océans communiquent entre eux et sont le ton fondamental dont les isthmes, les presqu’îles, les îles sont les harmoniques, les points géodésiques.
A contrario, tout ce qui se situe sur le cercle chromatique, pulse son énergie vers l’extérieur, extraversion qui se traduit par la constante effusion chlorophyllienne du Vert, la rutilance du Jaune, l’éclat de l’Orange, le flamboiement du Rouge. Le Vert est forestier, avec ses arbres et ses ramures qui bruissent à l’infini. Le Jaune est levée de glaise et ruissellement de soufre. L’Orange est bouillonnement solaire. Le Rouge est pur jaillissement de lave. Seul le Bleu se referme sur Soi, genre de spirale d’helix aspersa aspersa, de volute tel le chevillier d'un violon, de sentiment plié au creux de l’âme. Le Bleu ne diffuse pas, ne rayonne pas, il appelle à lui, il est toute douceur car il n’est ni écorce rude, ni motte de terre rebelle, ni rayon aigu du soleil, ni agression de la flamme. Le Bleu, aérien, aquatique, est une manière de baume posé sur les plaies de l’existence, une lustration du corps, une caresse de l’âme. En lui, au plus profond de son être, se déploie l’espace infini de la liberté au titre de son autonomie. Il invite à la contemplation car rien ne vient blesser le geste de la vision. Son caractère de repos fait signe en direction de la paix. Il est un chemin sans aspérité qui guide les pas du Spiritualiste. Totalement enclos dans son champ d’Azur calme ; dans la touche souple du Givré ; dans le lénifiant du Turquoise. Il invite à une méditation constante qui est, peut-être, l’une des facettes les plus magiques de l’intuition. Que dire de plus qui n’entaillerait la confiance posée dans le Bleu ?
Le bleu est un acte de naissance à Soi : Bleu amniotique primordial où le futur enfant, éprouve, par anticipation, toutes les joies futures, celles qui, bleuies par l’attention aux choses, se traduisent par la métaphore de l’aube ; celle aussi, méditative-contemplative, de la « Fleur bleue », rêverie et amour naïf à la Novalis ; celle encore de ces maisons bleues de Chefchaouen où glisse, dans l’ombre également bleue, un vieil Indigène vêtu de sa djellaba rayée, un chat sommeille sur un mur dans le silence de l’heure zénithale.
En épilogue à ce bref article, une phrase de Paul Valéry dédiée à Hélène Berr, jeune fille née dans une famille juive d'origine alsacienne, morte en avril 1945 au camp de concentration de Bergen-Belsen :
« Au réveil, si douce la lumière
et si beau ce bleu vivant. »
Nous imaginons l’Auteur de « Variété », écrivant depuis les hauteurs du « Cimetière marin », sa vue portant à l’infini de la mer Bleue, infiniment Bleue, antidote à tous les désespoirs, ouverture à ce « vivant » qui, faute d’être reconnu par les Hommes, se constitue en son contraire, cette finitude auto-imposée qui est bien la tragédie des âmes ne se reconnaissant nullement dans ce qui aurait dû les féconder : l’immensité du Ciel, la vastitude de l’Océan.
C’est peut-être ceci dont les deux belles images de Léa Ciari veulent témoigner, cette Beauté partout répandue, cependant que sa vérité se cache sous un Indigo si proche de l’Ombre, sous un Minuit qui, tel son nom l’indique, est milieu de la Nuit ! Mais le Bleu n’adoube nullement ce qu’il dissimule !
Nous voulons le Bleu jusqu’à l’extrémité de nous-mêmes,
nous voulons le Bleu contre toutes les apories,
nous voulons le Bleu en tant que ton fondamental du Monde.