Dans la série des "Ecritures"...
Sans titre
Mai 2024
***
Voici donc un chantier singulier : écrire sur l’écriture, autrement dit faire se réverbérer les signes, les ramener à des affinités primitives, les confondre en une seule et même unité. Ceux, Celles qui sont habitués à ma prose ne s’étonneront nullement de l’appel qui est fait, en une approche initiale, à la dimension de la « page blanche », du silence qui lui est coalescent, du retrait en quelque lieu mythique originaire dont elle supposerait la mystérieuse présence, en des temps immémoriaux, placés hors la mémoire, supposés exister cependant, au moins dans la belle région du symbolique. Nécessité de s’abstraire de ce réel-ci, de confier sa méditation à ce réel-là, d’amplitude totalement babélienne et au-delà, jusqu’en des sites où se dessine, tout juste, la première esquisse anthropologique. Rétrocéder de sa place actuelle en direction de celle de nos très lointains ancêtres, ces manières de tubercules à peine différenciés du limon qui les porte, confondus avec les pierres sur lesquelles, bientôt, ils graveront les ineffaçables sèmes de l’aventure humaine. Certes l’on a du mal à imaginer ces pierreuses destinées, à les détacher de la Nature sauvage, chaotique, archaïque en laquelle ils se fondent, tout comme l’aigle se fond dans le ciel qui l’accueille et le dissout en un unique mouvement. Nous ne pouvons, en toute hypothèse, n’en avoir qu’une vision trouble, imprécise, comme si ces indigentes présences n’avaient de sens qu’à être effacées, biffées de la face du Monde. Et pourtant, ce sont nos propres racines que nous condamnerions à être immolées sans plus d’attention que celle que nous portons au glissement du cirrus dans l’espace ou à la fuite du vent sur le miroir de l’eau.
Voici, on imagine les premières hordes sauvages, efflorescences de la savane ambiante, simples rumeurs non encore confirmées sur la scène du praticable mondain. Les meutes sourdes d’Australopithèques, ces « singes du sud », ils ne parlent pas encore, ne font qu’émettre de vagues grognements, « parole » simplement organique, éructations du limbico-reptilien. Puis l’Homo Habilis auquel il faut bien attribuer un progrès sur l’échelle de l’évolution. Nous croyons que les sons, en tant que proto-langage, les rassurent, qu’ils regroupent leur anatomie fruste selon une ligne, certes discordante, infiniment constitutive cependant, d’une luciole de conscience, une sorte de brandon allumé dans la nuit préhistorique. Certes le « langage » se situe dans une manière de « performativité » primaire, il agit sur les autres membres du clan, il peut mettre en fuite l’animal sauvage, il est signe avant-coureur de signes plus aboutis qui surgiront plus tard, lorsque l’organisation cérébrale penchera en direction du néocortex, emblème de l’Homme en sa stature entièrement déterminée.
Enfin, voici que se redresse l’animalité élémentaire, que se précise la valeur d’une réalité pleine de promesses, l’Homo Erectus invente le feu (signe majeur de l’élémental), commence à « parler », nous imaginons sans peine ses émissions encore lestées de matière, malhabiles, à peine dégrossies, mais le bond est prodigieux qui fait passer l’expression de son pur geste guttural à une forme dans laquelle, déjà, peut se lire l’horizon de l’échange, de la communication, du sens qui commence à bourgeonner. Puis suivront le Néandertal et le Cro-Magnon, inventeurs d’outils, artistes peignant les premières « œuvres » sur les murs des grottes. L’intention sémantique qui était crépusculaire jusqu’alors s’accroît de l’extraordinaire dimensionnalité de l’intentionnel, du prodige de se reconnaître Sujets parlants parmi la jungle indistincte du divers, du polymorphe. La Forme des formes (le sublime Langage) se lève dans la vaste perspective humaine qu’elle porte à son accomplissement destinal : témoigner de Soi, des Autres, Du Monde, cette tripartition du réel qui ne l’est qu’à l’aune du concept, en réalité un unique lien logique, ontologique.
Puis, de cette intime et étroite présence des choses, se lèveront les premiers sèmes confus d’une réalité à approcher, à conquérir progressivement : représentations corporelles, mains négatives et positives, empreintes de pieds dans le limon, Vénus, vulves ; puis des symboles censés agir sur le réel, le maîtriser : pointes de flèches ; puis des lignes faisant signe vers un hypothétique habitat, tectiformes évoquant « la charpente d’un toit de maison ou une hutte » ; puis les ébauches encore grossières d’un art en devenir : points, quadrillages colorés, sortes de feuilles et, bien évidemment, convocation dans la lumière de tout le bestiaire préhistorique, bisons, bouquetins, cerfs, chevaux, lexique élémentaire mais essentiel de la conscience humaine prenant acte de soi et de ce qui l’environne quotidiennement. Quant à l’apparition et au développement de l’écriture, nul n’ignore aujourd’hui son beau et étonnant cheminement dans ce « Croissant fertile » qui, de l’Égypte à la Mésopotamie en passant par la Phénicie, trace la forme à nulle autre pareille de l’essence humaine sous les espèces des tablettes d’argile, des signes cunéiformes, des hiéroglyphes un peu partout répandus. Jusqu’ici, il ne s’est agi que d’un long préambule derrière lequel, comme en transparence, s’abritent les œuvres ici choisies de Gilbert Corbières que, dès à présent, nous allons essayer d’aborder sous le signe de la signification.
La totalité de notre interprétation se fera
sous l’intitulé hölderlinien tiré de « Mnémosyne » :
« Un signe nous sommes, privé de sens … »
Il conviendra d’entendre « un signe nous sommes », davantage comme le signe singulier de l’Homme, de la Femme que nous sommes, ici et maintenant, nullement une figure universelle en laquelle nous ne jouerions qu’à titre de vagues abstractions. Comprendre, interpréter, c’est toujours comprendre, interpréter des superpositions de sens, déchiffrer l’immense palimpseste de la geste humaine. Å cette fin nous cheminerons tout le long de trois œuvres, autant d’étapes successives sur la voie d’une compréhension aussi complète que possible d’un sens toujours à percevoir, toujours à décrypter, chaque événement du Monde remettant en question notre position quant à notre propre discernement existentiel.
Symboliquement, ces trois œuvres reposeront
sur trois niveaux de perception du réel :
1) Témoigner de Soi à partir de « Écritures » - Avril 2024.
2) Témoigner de l’Autre à partir de « Encre de chine sur papier » - 2017.
3) Témoigner du Monde à partir de Série des « Ecritures... » « Encres et acrylique 2024 -
Poème de Philippe Lemoine.
On n’entrera de manière adéquate dans cet article qu’en gardant, en toile de fond de sa compréhension, le schéma suivant, lequel postule :
Le Soi est la page blanche, le fondement premier, le « signe privé de sens », lequel cherchera en l’Autre une confirmation du sens au second degré ; puis l’Autre, à son tour, cherchera une confirmation au troisième degré auprès du Monde. Ainsi, la synthèse de ce mouvement en trois étapes, récapitulera-t-elle l’espace de la signification en totalité.
Témoigner de Soi
"Ecritures..." Mes propres écrits déchirés et marouflés sur toile 30 x 40 cm. Avril 2024.
Si, comme chacun le sait, toute écriture est projection du Soi sur la page blanche, il devient immédiatement évident que l’Artiste, déchirant et marouflant ses propres écrits sur la toile, ne fait que projeter son propre corps sur cette dernière, l’écriture, éminemment gestuelle, étant liée au roc biologique de celui qui en émet la conversion graphique. Tous ces signes blancs, ici sur fond noir, sont les hiéroglyphes du Scribe en lesquels ils se reflètent. Or, si nous disons « hiéroglyphes » il ne s’agit nullement du seul caractère formel. Certes il y a homologie entre ces enchevêtrements et la complexité des signes égyptiens. Mais ce que nous voudrions souligner, c’est qu’il s’agit bien davantage d’un problème de fond, sur le strict plan du sens. Si le hiéroglyphe ne nous délivre pratiquement aucun sens, les entrelacs, les emmêlements intentionnels, la pullulation blanche de Gilbert Corbières nous laissent orphelins du déchiffrement de notre propre énigme. Nous croyons que tout ceci s’explique au motif qu’étant, par rapport à son propre Soi, les sans-distance, les sans-recul, notre regard compréhensif est ébloui de cette blancheur ambiante qui n’est, formellement, que réverbération, écho de sa propre blancheur, c’est-à-dire de la stupeur que nous éprouvons légitiment à ne nullement nous saisir.
Or, déjà, notre réel corporel est la mise en lumière de cette aporie : notre propre visage ne nous est atteignable, tout comme notre propre dos, que par le subterfuge du miroir. Quant à notre totalité corporelle, à nos postures existentielles, ce sont les Autres qui en prennent conscience d’une façon bien plus aigüe que nous ne pourrions jamais le faire, ce que Philippe Sollers exprimait avec brio dans « Un vrai roman- Mémoires » :
« C’est votre façon inconsciente de corporer qui est en jeu, votre présence jusqu’en vos absences. Votre manière de celluler, de sanguer, de chromosomer, de respirer, de digérer, de résonner, d’écouter, de dormir, de rire, de reculer, d’avancer, de hocher, de regarder, de parler, d’écrire, de remuer, de ne pas bouger, de rêver. […] Bref, c’est votre ton fondamental qui les irrite [les autres] au plus haut point, mais ce ton est là avant vous, il vient de plus loin que vous, il passe à travers vous, il vous crée, vous enfante, vous donne un sujet, des objets, une vie, une mort, un monde. »
Or, ce très fameux « ton fondamental » qui est votre essence, ce sont les Autres, ceux et celles qui vous font face qui en distillent la pure ambroisie. Vous, vous êtres trop près de vous, vous êtes dans le proximal, l’immédiatement préhensible et c’est bien cette myopie qui vous affecte et tend devant vous ce brouillard blanc, ces chutes de grésil, cette floculation opaline qui, paradoxalement, vous place en tant que le dernier à vous connaître. Vous êtes, à vous-mêmes, cette Terra incognita couverte de brouillard, dans laquelle nul orient ne vous indique plus la valeur de votre chiffre.
Témoigner de l’Autre
Encre de chine sur papier - 2017
Ici, du proximal, nous sommes passés au mi-distant, au moyen terme, à la profondeur de champ moyenne, celle que nous rencontrons le plus souvent dans cette médiété qui est notre pain de tous les jours. Nous sommes, essentiellement, des êtres du moyen terme, ce que JMG Le Clézio définit excellement dans son essai de jeunesse « L’extase matérielle » par la belle expression « d’infiniment moyen ». « Tout juste un individu » aurait dit Céline, repris par Sartre en incipit de « La nausée ». Mais revenons à « Encre de Chine » et tâchons d’y lire la possibilité d’un accroissement de sens par rapport à l’œuvre qui précède. Si nous avons défini les Sujets que nous sommes, identiques à la blancheur, ici donc c’est le fond du papier qui est le Sujet, l’écriture devenant l’autre du Sujet, son nécessaire opposé. Voici, le Sujet qui était égaré en sa propre blancheur, commence à percevoir des signes, certes une forêt de signes dont aucun ne paraît prévaloir par rapport aux signes contigus. Alors il faut accommoder, se pencher sur le foisonnement lexical, chercher à y deviner quelques signifiants et douter de sa propre interprétation, des projections inconscientes qui peuvent s’y glisser, en altérer le sens. Mais c’est égal, il faut construire, édifier sur cette blancheur et donner acte à tout ce qui se produit devant Soi, qui éloigne de ce chaos primitif qui, toujours, menace de nous rattraper. Laborieusement, méticuleusement, sur le Vergé de sa conscience, des bribes de phrases paraissent qu’il s’agit de noter :
« …les coulisses de l’écrit… »
« … l’amour du geste… »
« …qui connaît le chemin… »
« …cette douleur physique… »
« …devait effacer… »
De la justesse de ses prélèvements, le Soi n’est nullement sûr, mais déjà il se rassure de ses premières explorations, de ses hypothétiques approximations. Du blanc tapis de neige s’est levé un fin grésil portant témoignage des poussières du sol, ces essais de diction du noir jouant avec le livide du blanc, lui conférant ses assises signifiantes, du moins ses valeurs élémentaires, celles qui lui confèreront les fondements de son essence. Mais témoigner de l’Autre, cet Écriveur de mots à l’encre de Chine, ne suffit pas et c’est du tout autre qu’est le Monde dont il est nécessaire de percevoir les messages, de les traduire de façon à ce qu’une large sémantique s’installant, le Peuple des Signes finisse par occulter une blancheur trop envahissante, couleur de Néant. « Un signe nous sommes, privé de sens … », affirmait le Poète aves justesse.
Témoigner du Monde
La blancheur qui était encore nettement visible au travers des mailles de l’encre de Chine, se fait spatialement plus discrète, elle se teinte d’ivoire et, s’atténuant, se mêlant aux motifs polychromes du Monde (ces bandes bleues alternées pareilles à des flux marins ; la danse noire des hiéroglyphes, on dirait des fûts sylvestres calcinés) la blancheur donc, commence petit à petit à perdre son « in-signifiance » pour gagner sa signifiance, devenir partie prenante de ce sens partout répandu, depuis le vaste territoire marin jusqu’aux plus hauts sommets des montagnes en passant par les ramures des rivières, la chevelure des arbres, le lacis noir des routes, le fin liseré des côtes océanes, les damiers des rizières, la lancée des digues dans l’espace.
Car tout ce qui a forme signifie et ceci, bien au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer. La signification est l’ordre du monde, que les signifiants organisent, que les signifiés accomplissent. Nous, les « Hommes de bonne volonté », nous les blancheurs hagardes, sommes les signes parfois inconscients de ce vaste Poème qui parcourt la totalité de l’Univers, y essaime, sans repos, de fascinantes et fécondes gemmes. C’est à un travail sur nous-mêmes, en tant que Scribes de notre propre humanité, que nous invite, selon nous, l’œuvre proliférante de Gilbert Corbières. Seuls, ici, trois exemples ont été donnés de la genèse des signifiants mais bien d’autres œuvres conflueraient en un sens identique. Inlassablement, l’Artiste trempant son « calame » dans l’encre, gravant les signes sur le parchemin ou le papyrus contemporains, réactualise ce geste des Anciens Mésopotamiens qui déposaient dans la matière souple de l’argile, un peu de leur destin, un peu du destin du Monde. Tout signe est, par destination, fanal pour l’accomplissement de la conscience.
Certes, nous en convenons, le trajet sémantique est difficile à percevoir sous cet essai de conceptualisation. Cependant, à chacun sa pure évidence, à chacun de combler les vides, les blancs, les silences qui s’installent aussi bien entre les signes, aussi bien entre les Hommes, entre les Femmes, entre tout ce qui existe et nous invite au jeu subtil de la compréhension. Peut-être une dernière note pourrait-elle, par son caractère ramassé, donner un peu de clarté à notre propos. Lisant ces trois œuvres de Gilbert Corbières, nous avons pris le parti d’en déduire une gradation du sens s’échelonnant selon trois valeurs successives, trois strates signifiantes : une manière de degré zéro partant du BLANC asémique de « Mes propres écrits… », gagnant progressivement la valeur monosémique du NOIR dans « Encre de Chine sur papier », culminant enfin dans la polysémie COLORÉE de « Encres et acrylique – 2024 ». Du blanc à la couleur, tout l’espace d’une saisie de Soi dans le Monde. Autrement dit, « un signe nous sommes, privé de sens » devenant, par le truchement métamorphique de l’écriture, une ouverture du Soi à qui il est dans son fond :
un SIGNE à la recherche de lui-même