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9 mai 2024 4 09 /05 /mai /2024 08:35
L’œuvre : Origine et Aboutissement

                                                      Esquisse                            Version finale

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

 

   Nous voici au pied de la tâche d’interprétation. « Interpréter », décider de la Vérité d’une Chose quant à Soi. Alors ici se pose la question cruciale, jamais résolue : la Vérité réside-t-elle dans la Chose ou bien est-ce nous, en tant que Sujets, qui déterminons la Chose et lui attribuons telle ou telle Vérité ? Vérité de l’Oeuvre, Vérité du Sujet, immergées, toutes deux, dans l’irrépressible gangue du Réel. Logique imparable du Réel qui englobe, en un seul et unique empan, Œuvre et Sujet, les rend comptables l’un de l’autre. Le Réel ? L’Aurore précède l’heure Zénithale qui précède l’heure Crépusculaire. Mais ce qui détermine le processus temporel en son éternité stable est loin de convenir aux relations Sujet /Objet. Si le Sujet, incontestablement, est doué d’une « conscience intentionnelle », loin s’en faut qu’il en soit de même pour un Objet amorphe, immuable, sujet à toutes les projections humaines, sinon à toutes les fantaisies. Observant les deux stades de l’évolution de l’oeuvre de Barbara Kroll, l’une en tant qu’Esquisse, l’autre en tant que Version Finale, que puis-je dire, à leur endroit, qui ne soit pure imagination et même, parfois, simple affabulation ? Ces toiles me disent-elle la même chose qu’elles susurreraient à l’oreille d’un autre Voyeur ?

   Certes, toute Vérité est relative : relative à son contexte d’énonciation, relative aux humeurs et inclinations locales de Ceux ou de Celles qui en profèrent la soi-disant exactitude, relative à l’espace et au temps selon lesquels on les rencontre. Oui, ceci fait bouger nos certitudes et glisse en nous la lame perverse d’une fausseté à l’œuvre, ici et là, jadis et maintenant, soucieux que nous sommes de fixer les Choses à défaut d’y parvenir. Conséquemment, soit l’on s’adonne au plus pur des relativismes, soit l’on fixe au ciel la permanence, l’immuable de l’Idée platonicienne et l’on vaque à ses occupations, l’esprit libre, le corps au repos. Mais les choses ne sont pas si simples et ni le flux permanent héraclitéen, ni la fixité parménidienne ne résolvent l’aporie constitutive du problème de la Vérité. Car c’est bien en nous, au plus profond de nos certitudes que l’étoffe se distend et finit par craquer.

 

L’œuvre : Origine et Aboutissement

Œuvre : Cy Twombly

 

Source : Image du Net

 

*

 

    Afin de cerner d’un peu plus près le processus de l’Interprétation/Vérité, livrez-vous à cette expérience simple : par exemple allez à Beaubourg, admirez-y telle toile de Cy Twombly, « Sans titre (Grottaferrata), crayon à la cire et mine de plomb de 1957 »  et notez sur un carnet vos « impressions », autrement dit vos « vérités relatives » puis oubliez tout ceci et revenez quelques années plus tard au Cabinet d’Art Graphiques et prenez à nouveau « l’exacte mesure » (la Vérité) de ce qui vous est alors accordé par la même œuvre. Fort est à parier que vous n’obtiendrez ni sosies, ni fratrie siamoise, pas même l’ombre d’une gémellité, seulement deux facsimilés fort éloignés l’un de l’autre qui ne seront, en toute hypothèse, que la distance que vous aurez installée, à l’intérieur de vous-mêmes, de qui vous étiez, à qui vous êtes devenus. N’est-ce là façon la plus plaisante et la plus opératoire de résoudre une énigme philosophique à l’aune d’une expérience riche sur le plan sémantique ? Je vous laisse seuls juges et libres de mettre en pratique ce mince exercice, lequel pour naïf qu’il paraisse, n’en recèle pas moins une évidente profondeur.

   De manière à rendre l’approche plus concrète, plus perceptible, ménageons, un instant, la place d’un pur jeu interprétatif imaginaire. Å propos de l’œuvre de Cy Twombly, inscrivons quelques notes dans notre carnet.

  

   Carnet, 1° notes :

 

    Subtil jeu formel de la cire et du plomb, comme si l’une, la cire, biffait l’autre, le plomb, dans une manière d’esthétique de l’effacement. Twombly est habile à nous égarer et, partant, il fait le jeu de la pure sémantique abstraite : rien n’accroche l’œil, rien ne donne à l’esprit le motif, le repère du réel, comme si, face à la toile, un vertige naissait, vertige de l’Art en sa partie la plus élective. Toute mimèsis abandonnée, le trait, les lignes, les confluences naissent d’elles- mêmes et simplement d’elles dans une affinité du geste graphique avec ce qui le dépasse et le requiert, cette part d’invisible affleurant sous l’initial énoncé du substantif « outre », « Outre-Noir » (clin d’œil à Pierre Soulages), « Outre-Frontière », « Outre-Mesure », « Outre-Mer », « Outre-Tombe » enfin et sa perspective d’Au-Delà. Oui, c’est bien de « l’Outre » porté à la dignité du concept dont il s’agit, cet étrange signifiant faisant signe, toujours, vers ce qui excède notre propre réalité, notre possibilité de décrire le Monde et de le posséder en totalité. Expérience de la fragmentation, de la « partie manquante », de l’élision de ce passé qui ne nous parle plus que depuis la nébulosité de notre « Outre-Mémoire ».

 

   Carnet, 2° notes

 

   Ici est la pure joie de vivre, le rayonnement de quelque plénitude dont, toujours, nous avons de la peine à circonscrire la mouvante ellipse. Du fond d’ivoire (ce calme entier, cette souple réassurance), monte cet entrelacs de lignes. Ils ne profèrent nullement une complexité, un embarras existentiels, bien loin de ceci, ils nous exonèrent de penser aux sombres humeurs des ravines, aux cachots envahis de moisissures, aux multiples détresses qui, parfois, s’emparent de nous et nous réduisent à la nature douloureuse de l’inaccompli. Le rouge du crayon est celui de l’École avec lequel nos premiers dessins s’essayaient à donner sens à ce qui venait alors à nous dans la naïveté, la simplicité, la spontanéité de quelque source neuve, inaltérée. Et ce jaune de Mars, solaire en diable, il trace les contours de nos premières émotions face au surgissement de la lumière, face au sourire maternel poudré de soie, face au jeu dans lequel nous étions, en un seul et même mouvement, l’origine et le but de nos actions, une sorte de fin en soi ne supportant nulle contradiction. L’aire d’une liberté se levant du prodige d’exister sans entrave, là, à la proue du navire, là sur l’étrave largement ouvrante du réel.

 

    Bref commentaire

 

   Plus d’un Lecteur, plus d’une Lectrice crieront à la supercherie, au jeu gratuit, au tour de passe-passe intellectuel, à la « ruse de la Raison ». Certes, ils n’auront pas tort. L’exercice poursuivi dans l’exposé de ces deux carnets n’est rien moins que propédeutique. Plaçant en vis-à-vis deux interprétations, l’une, la première, davantage sensible à l’orbite de l’Art décrivant, dans son Histoire, un large cercle partant du concret pour aboutir à l’abstrait ; l’autre, la seconde, davantage orientée sur la climatique psychologique suscitée, chez le Regardeur, par toute observation attentive d’une œuvre. Cependant, ces deux motifs interprétatifs, loin d’être contradictoires, sont bien plutôt complémentaires, accomplissant une manière de « dialectique douce », laquelle s’affaire plus à connaître les points d’affinité entre les deux propositions qu’à en exhiber les différences, sinon les oppositions. Nous voyons bien, ici, que ce sur quoi se fonde toute vérité, le jugement par rapport à un énoncé du réel, loin d’être univoque est infiniment sujet à caution, diapré, traversé de courants qui, tantôt le tirent à hue, tantôt le déportent à dia, seule la synthèse de ces deux manifestations concourant à une esquisse de l’authentique.

 

   Mais, après avois évoqué ce sol interprétatif général, convient-il de mettre en relation ces deux formes successives de la picturalité dans l’exposé plastique de l’Artiste allemande. Ici, identiquement à ce qui précède, interpréter ne peut s’envisager qu’au risque de l’erreur, de la situation hors-champ, de l’approximation intuitive trop rapidement saisie, mais aussi de l’étendue immense de la liberté avec laquelle chaque Voyeur aborde ces représentations et donc de la relativité du ressenti singulier s’inscrivant, nécessairement, dans le large paysage des perceptions-sensations plurielles. Cette peinture en deux volets, trace, selon moi, le trajet de l’Origine à la Finitude. Certes, exposé de cette façon radicale, le point de vue peut choquer, s’inscrire en faux contre l’attente d’autres Voyeurs, voire paraître hasardeux, immotivé, seul reflet d’une subjectivité orientée en direction de son propre contentement. Autrement dit : une simple excroissance d’un ego n’en voulant référer qu’à son propre cadre, à l’exclusion de tout autre. Certes, cette position tranchée court, la plupart du temps, tout au long de mes textes. Sans doute simple question de conviction, nullement prétention de porter au jour de la raison une vérité ne souffrant aucune contradiction. Ce que je crois profondément, par rapport à cette notion, c’est que la devise de notre République (laquelle se veut Vérité indépassable, admirable en soi, bien évidemment), est pure position de Principe, délibération généreuse, projet humaniste, toutes choses recevant, quotidiennement, leur lot d’infirmations, de réfutations, d’annihilations, le plus souvent, des plus douloureuses. « Liberté, Égalité, Fraternité », autant de fruits pendus tout en haut du Mât de Cocagne, que chacun vise, à défaut de pouvoir les atteindre ! L’Idéal, comme chacun, chacune sait, est trop haut, trop brillant, trop rapporté au simple mirage, à la chimère, à l’utopie. Seuls, le Songe, l’Imaginaire sont Libres, infiniment Libres et pour ce motif essentiel, Égaux, Fraternels. Rien d’humain ne les traverse avec sa charge d’insatisfaction permanente : envie, compétition, désir de paraître. Tout est uniment rapporté, dans le Songe, l’Imaginaire, à l’heureuse évidence d’une autonomie plénière, si bien que rien ne s’inscrit au titre du manque, de l’irrésolution, du vide à combler. Joie en tant que Joie. Pure Essence coïncidant avec elle-même.

   Parvenu ici, de mon exposé, il me faut de nouveau poser, devant mon regard, ces deux images, tâcher de leur trouver une signification inhérente à leur venue en présence. Certes une première vision nous porte à croire à une homologie : formes identiques d’une composition à l’autre,

 

L’œuvre : Origine et Aboutissement

 

Esquisse / version finale

 

 

couleurs proches, motifs se confondant l’un en l’autre. Mais bien évidemment, cette similitude d’identité, faite sans doute pour nous rassurer (l’identique en soi est un genre de baume posé sur nos plaies, toujours vacantes, réactualisées) n’est rien moins que trompeuse. Å quoi servirait donc que l’Artiste ajoute ici une nuance, supprime là une nervure, pose, plus loin un empâtement si toutes ces actions étaient nulles et non avenues ? En réalité, ce sont ces fins tropismes (voir Nathalie Sarraute), ces minces déclinaisons successives de la toile qui lui confèrent son sens le plus abouti. La description successive des deux phases de l’œuvre fera apparaître, par simple effet de contraste, les différences et, partant, les glissements de sens. Ces derniers seront abordés d’une façon plus approfondie dans la version Finale. 

  

   Esquisse

 

   La Lune est un grand ballon rose flottant tout en haut du ciel. Le ciel est balafré de traits noirs sur fond gris, de traits espacés qui laissent encore paraître la texture céleste en transparence. Ce qui tient lieu de ligne d’horizon (une sourde végétation dissimulant un habitat humain ?), est ramené à une large tache de suie qui macule la toile en son tiers supérieur. La partie libre sise devant le Modèle ressemble à un champ de neige que viendraient ternir quelques salissures. Le Modèle se délimite selon trois zones bien différenciées, le noir de la chevelure, le rouge sombre de la vêture, le gris-vert des pantalons. Å droite du Modèle, posée au sol, une vague forme gris-bleue dont on peut supputer qu’il s’agit, peut-être, de la réverbération du ciel.

 

   Version Finale

 

   Le rose de la Lune s’est adouci, inclinant maintenant vers des teintes lunaires bien plus réalistes. Le paysage végétal s’est légèrement agrandi sur sa droite, enveloppant la face externe de l’astre, noircissant une partie du ciel qui était encore libre lors de la séquence précédente. Juste au-dessous, le « tapis de neige » s’est éclairci, sans doute pour de simples motifs picturaux de mise en contraste des divers éléments de la composition. Par contre, la partie droite de la « neige » crépite maintenant de pure blancheur, laquelle concourt à l’éblouissement des Voyeurs de l’œuvre. Ceci, rapporté aux thèmes et aux concepts qui me sont familiers, pourrait s’énoncer de cette façon : dialectique de l’Ombre et de la Lumière. Le rouge sombre de la vêture s’est accentué, ne laissant plus deviner de parties claires. La tache au sol s’est comme diluée, le gris-bleu le cédant à un bleu Céleste éclairci, alors qu’à la partie extrême de la toile s’inscrit, d’une manière très visible, la projection du Modèle, son ombre portée se perdant dans la touffeur d’un humus diffus.

   Ce qui, à mon sens, résulte de ces infimes décalages, consiste en une dramatisation de la scène, le Modèle paraissant faire face, dans cette trombe de lumière blanche, à l’inéluctable de son Destin. Ainsi acculée au réel, il ne lui sera plus possible de faire un pas en arrière, de rétrocéder en direction d’un passé qui, peut-être, était davantage porteur d’espérance. Autrement dit, l’Être face à lui-même en son aporétique figure. Sisyphe « au pîed du mur », si je puis me permettre cette trivialité qui, cependant, dit bien ce qu’elle veut dire.  Je crois que l’acmé de la composition, son point géodésique absolu, pour employer un vocable topographique, son espace existentiel viennent soudain se confondre, d’une manière  brutale, avec son Ombre. Comme si un genre de malédiction attachée au cheminement humain se dévoilait dans toute l’horreur de son apérité constitutive, cette Épée de Damoclès devenue infiniment visible au point de saturer la totalité de la vision de la conscience de cette Existante-ci, simple reflet de nos Existences sur lesquelles nous avons si peu de prise.

   Oui, cette image de l’Ombre est aliénante au plus haut point, sa surface demeurant modeste, sa collision n’en demeure pas moins immensément funeste pour l’évolution de notre psyché, pour la considération de qui-nous-sommes en notre singulière condition. Mais qu’en est-il de cette Ombre ? Nous condamne-t-elle à être cloués au pilori ? Å cette question certes fort dérangeante, la réponse est cinglante : oui, nous sommes en danger au motif que cette Ombre est notre revers, que nous ne pouvons nullement nous en débarrasser comme nous le ferions d’un vêtement usagé, que plus nous l’ignorons, plus elle se manifeste à nous dans une sorte de gigue inquiétante. Nous retournant brusquement sur nos pas, nous penserions, naïvement, pouvoir en saisir la silhouette fuyante, mais en vain ! L’orange se défait-elle si facilement de son écorce, le bousier de sa tunique, la fleur de ses pétales ?

   Nous disons « Ombre » mais qu’entend-on par-là ? Le nécessaire complément d’une lumière ? La simple projection de l’aiguille sur la surface du cadran solaire ? L’Ombre n’est-elle pas plutôt ce vivant archétype tel que déterminé par Carl Gustav Jung, à savoir la partie interne de notre peau, la confidence de notre chair, le trophisme inapparent de nos tissus, l’écoulement, à bas bruit de notre sang, les stases lentes de notre lymphe ? Oui, certes, Individus émergeant dans la clarté du réel, mais Individus tissés d’ombre, marqués d’obscurité, maculés de ténèbres. Cette Ombre, telle que définie par le Fondateur de la Psychologie Analytique, n’est rien d’autre que la totalité des refoulements dont notre Inconscient est le réceptacle. Å défaut d’en dresser la liste exhaustive (celle-ci est, par nature, infinie), nous pouvons en définir quelques saillies.

   Ombre : nos errances amoureuses, lesquelles, parfois, ne font que chuter de Charybde en Scylla.

   Ombre :  ce que nous aurions voulu savoir, porter à notre connaissance, il n’en demeure que quelques bribes éparses.

   Ombre : ces vivantes hallucinations qui se nomment « fantasmes » que nous précipitons dans le secret d’illisibles oubliettes.

   Ombre : désirs inexaucés.

   Ombre : ces lapsus qui gravent en nous les stigmates de l’inaccomplissement.

   Ombre : ces œuvres dont nous ne parvenons à percer l’énigme, elles nous mettent en situation d’échec.

   Ombre : ces pensées sourdement occultées dont nous tremblerions qu’elles soient découvertes.   

   Ombre : notre posture, parfois, « d’in-humanité », nullement le souhait de la perte de l’humain, seulement le reflux de notre confiance en ses possibilités de rayonnement universel.

   Ombre : notre refuge dans un égoïsme natif, il nous protège des Autres (du moins le croyons-nous), mais ne nous affermit nullement dans la conscience que nous avons de nous, dans l’estime que nous nous portons, dans l’assurance d’être dans la vérité.

   Si nous accordons beaucoup de crédit à la Raison, à sa capacité d’éclairement, cependant ceci n’infirme en rien la puissance de ce qui constitue son envers, ce sombre, cet inintelligible qui nous affectent tout autant et déterminent le chemin en lequel notre forme errante cherchera à effectuer ses pas.

  

« La clarté ne nait pas de ce qu’on imagine le clair,

mais de ce qu’on prend conscience de l’obscur. »

 

C.G. Jung  - « L’Âme et la vie »

 

*

 

   Puisque le fil rouge dont il s’est agi jusqu’ici repose sur le phénomène de l’interprétation, il convient d’en réaliser, maintenant, un genre de synthèse ou, tout au moins, d’approfondissement de son essence. L’interprétation n’est nullement une coquille vide, un donné, un a priori dont les contours seraient toujours à définir. L’interprétation repose sur des fondements pluriels qui, le plus souvent, outrepassent notre possibilité de compréhension à leur sujet. Lorsque je vise cet objet pictural, le Modèle face à son paysage abstrait, je ne suis pas vierge d’informations, je possède un contenu, un large éventail de perceptions-sensations, une foule d’impressions, des ressentis, des vécus. Et dans le présent de ma prise de conscience, toute cette collection de signes, cette masse de signifiants avec leur charge infinie de sèmes, je n’ai nullement à les créer sur-le-champ au motif qu’ils sont archivés dans les feuillets de ma conscience. Et, ici, l’on comprendra aisément que le socle sur lequel s’exercera mon travail interprétatif, bien plutôt que de surgir du présent, de son instantanéité, viendra en droite ligne de ce passé qui jusqu’ici m’a constitué, dont ma mémoire est le naturel réceptacle. Ce n’est que par le jeu des homologies et des différences, des éloignements et des rapprochements avec des expériences vécues jadis, que le Modèle posé devant moi, précisera le contenu de son essence. Ce Modèle donc, en évoquera un autre déjà rencontré, ce paysage fera fond sur d’autres paysages plus ou moins semblables, ce ciel appellera un autre ciel, cette ombre portée, une autre ombre portée. Phénomène de l’interprétation jouant en abyme avec d’autres phénomènes interprétatifs oubliés par ma vigilance, nullement par mon activité mémorielle sous-jacente.

   La métaphore de l’Arbre, une fois de plus, vient à notre secours : ma vision actuelle du phénomène (ce Modèle-ci) fait signe en direction du tronc, de l’écorce, des branches, des ramures, des frondaisons, simple double d’un phénomène plus ancien (ce Modèle-là), lequel peut être symboliquement rapporté aux racines, aux radicelles, au rhizome. Dit de manière différente :

 

toute interprétation résulte d’un emboîtement,

d’un enchâssement d’une image présente

en une image ancienne qui en constitue

la condition de possibilité,

« l’archétype » en langage jungien.

 

   Énonçant ceci, cette dette de l’interprétation actuelle vis-à-vis d’une interprétation inactuelle qui la précède et l’accomplit, on en déduira, facilement, l’importance toute particulière du motif de la réminiscence, lequel, à son tour, est redevable de celui des affinités. L’on ne retient, de façon élective, faits et impressions, émotions et ravissements qu’à la hauteur de cette sélection (ou de cette élection) qui constitue notre essence singulière, qui nous attribue tel visage de préférence à tel autre sur la grande scène mondaine. Comment alors, estimant l’importance cardinale du propre de la réminiscence, pourrions-nous en faire l’économie ? Afin d’exercer et de faire reconnaître notre droit en ce domaine, parodiant le « Contre Sainte Beuve » de l’Auteur de « La Recherche », nous faut-il énoncer un « Contre Proust », indiquant par-là notre revendication de nous approprier de façon exemplaire cette conscience d’image du passé, de ne nullement la circonscrire aux limites d’un ouvrage, fût-ce un chef-d’œuvre.   

   Disant, ici, la Lune comme ce « grand ballon rose » ; là le sol comme « un champ de neige », plus loin évoquant la « réverbération du ciel », ce ne sont, sans doute, que des réactualisations successives d’expériences de l’enfance, de l’adolescence, de l’âge adulte, chaque phénomène ancien jouant comme moteur, comme puissance métabolique intellectuelle donnant lieu à la situation présente au cours de laquelle, en tant que Sujet, je tâche de m’approprier les thèmes et forces de cet Objet qui me met au défi de le comprendre de le « saisir, prendre » (selon sa valeur étymologique), mais surtout de l’interpréter, de lui conférer les assises singulières qui sont les miennes par rapport au réel se montrant. Å la manière de Proust et singulièrement de nos propres réminiscences, substituons à la « petite madeleine », cette gaufre amoureusement préparée par notre Aïeule, nous en avons encore le goût au bout de nos papilles. Substituons au « souvenir de Venise » celui de ce village éblouissant de blancheur tapi tout contre les roches brunes. Substituons au souvenir des « arbres aperçus du train », cette haie semée de buissons blancs devinée depuis le lieu secret de notre voiture. Substituons au surgissement de « Balbec », celui d’une brume dissimulant en ses plis de clarté telle ville fantôme.

   L’on comprendra facilement qu’à ce discours sur les ombres, précédemment tenu, après l’évocation des sublimes réminiscences, puisse succéder une autre parole bien plus positive, plus ouverte, laquelle ménageant des niches de clair-obscur (les réminiscences), dans les plis de suie de l’existence nocturne, quelque chose comme un astre lumineux puisse allumer le feu de notre conscience, le rendre libre de soi, le porter à la dignité d’une très singulière expérience.

   Et maintenant, il me faut aborder le problème de la différence fondamentale entre « comprendre » et « interpréter », quitte à y amener une inclination toute personnelle. Si je vise ce Modèle de la toile avec suffisamment d’attention, le temps de ma réflexion fera apparaître, inévitablement, si du moins ma visée est juste, le Modèle en soi, avec les belles facettes de son essence. Cette première action de « saisir, prendre » (valeur étymologique), me révélera la chose en son objectivité, en sa réalité-vérité. Mais en demeurer là occulterait le sens profond de son être, il faut aller plus avant. C’est ici qu’entre en jeu le superbe motif de l’interprétation, lequel reprend la compréhension, la dilate, la porte à son accomplissement le plus exact. Ici se donne ma part de subjectivité (mes expériences vécues, mes connaissances, mes réminiscences), singulière, irremplaçable, celle qui me particularise face à l’universel mondain. Cette dimension intra-personnelle, métaphysique, transparaît d’une manière évidente dans deux définitions de l’interprétation fournies par le dictionnaire :

 

« indication de l'avenir par un songe » ;

« Action de reproduire (un modèle ou la nature)

de manière personnelle, selon sa propre vision des choses. »

 

   Oui, la pointe la plus avancée de notre être se fraie un passage dans le tissu serré du réel objectif, y introduit le coin de notre lucidité, y lance les lianes de notre vie la plus souterraine, la plus cryptée, celle qui anime notre essence.

   Comment mieux dire cet approfondissement intime des choses qu’à y inviter le « songe », qu’à y faire se produire notre « propre vision des choses » ? Certains, Certaines y reconnaîtront peut-être la trace de cette « chair du milieu » qui traverse mes écrits d’une façon itérative. C’est dans ce passage (cette métaphore) que se joue l’enjeu décisif de notre présence auprès du divers, du multiple, du foisonnement du donné auquel il nous est loisible d’opposer la certitude de nos réminiscences, de faire fleurir la joie qui y est contenue en germe, laquelle ne demande qu’à connaître sa juste et belle efflorescence.

   Pour clore ce long article, sans doute est-il utile d’en synthétiser le contenu en une formule ramassée, comprendre la compréhension, interpréter l’interprétation, comme si l’entière vérité se trouvait effectuée dans la figure étrange de la tautologie. La compréhension est le phénomène précurseur de l’interprétation. Il faut avoir réalisé l’emplissement d’essence (l’objectalité) de l’Objet (du Modèle), l’avoir saisi en sa plénitude avant de pouvoir exercer sur lui le processus d’interprétation, le prendre en soi pour soi et l’amener là où le sens le plus accompli doit se déployer (à l’intérieur de notre conscience), en nous, là où nous attendons la révélation des choses en même temps que la nôtre. Un sens (de l’Objet) en contient un autre (du Sujet) et ainsi se donne corps ce qui, depuis toujours, attend, l’éclosion du réel en sa texture la plus fine, une vibration de cristal.

   Sans doute le moment est-il venu de remercier le talent de Barbara Kroll, lequel, de l’Esquisse à la forme de la Version finale, trace le sentier d’un entendement exact de ce que l’Art a à nous dire, que le travail du concept porte au jour dans une manière d’évidence heureuse.

 

 

  

 

 

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