Crayon : Barbara Kroll
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Il n’y a guère d’autre solution que d’être saisi au vif dès que, regardant ce crayon de Barbara Kroll, ce n’est plus le Monde environnant qui s’adresse à nous, mais, d’une façon bien plus impérative, ce Monde intérieur du Modèle, lequel n’est guère différent de notre Monde à nous, cette haute singularité qui nous pose tel l’Unique que nous sommes parmi l’infinie variété du vivant. Donc regardant, donc méditant, donc contemplant - il n’y a pas d’autre voie d’accomplissement que celle-ci -, étant totalement à l’image nous sentons bien que cette teinte Sable du Vergé nous convoque à d’étranges et bienheureuses intuitions, comme si, de tout temps, dissimulées au revers de notre peau, elles ne s’actualisaient qu’à être enfin reconnues pour telles, un genre d’évidence devant surgir de cette inestimable découverte.
Il nous faut partir de ce qui semble se donner pour une forme neutre, une pure abstraction, cette large plaine du front derrière laquelle s’abritent, nous le supputons, de longues et lentes pensées. Ce front est légèrement bombé, sans doute dilaté à l’aune des réflexions qu’il convoque comme ses provendes les plus estimables, les plus dignes d’intérêt. Il nous plaît d’imaginer, dans les circonvolutions de limon de la tête, des pensées essentiellement laineuses, des pensées d’amour, de générosité, de disponibilité en même temps que des desseins subtilement retournés en-dedans de Soi, telles ces boules de varech que l’on trouve sur les grèves de sable, on ne sait ni d’où elles viennent, ni où elles vont, mais notre certitude les vise, en leur étrangeté, à la façon de minuscules entités à la riche vie intérieure.
C’est souvent étonnant de repérer, dans les mailles complexes de la Nature, sur les traits d’un visage, au plein d’une belle œuvre d’art, ces minces linéaments, ces genres de légères floculations, ces inaperçus tropismes qui font signe en direction de l’essence des choses alors qu’habituellement, Observateurs distraits, pressés, nous nous précipitions sur ces reliefs, sur ces éminences, sur ces formes supposées pleines alors qu’un examen attentif nous indique, avec certitude, que le sens est le plus souvent dissimulé, de l’ordre de la faille, de la lézarde, de l’échancrure, de la craquelure, toutes manifestations qui s’exhaussent d’elles-mêmes, d’avoir longuement vécu, d’avoir souffert, le pathos étant le signe insigne d’une épreuve de ce qui vient à Soi avec l’assurance qui convient au décryptage du réel.
Alors, assurés de ce genre de viatique disposé à la découverte de ce qui est, de ce qui questionne, de ce qui trouble et pose, sur notre chemin, cette pierre, cette motte, ce monticule d’herbe, non seulement nous contournerons tous ces obstacles, mais nous nous mettrons en quête de découvrir ce qui, sous leur apparence, leur visibilité, se dérobe à notre regard, les minces brindilles des fourmis, ce peuple de radicelles, cette sablonneuse réalité qui nous invite à la fête de l’exploration, du décèlement, du butin à saisir avec délicatesse au motif même de sa fragilité. Informés de ceci, pourrions-nous faire l’économie de l’arc double des sourcils, ces à peine traits de graphite qui sont la ligne d’horizon, la limite à partir de laquelle le chiffre de l’épiphanie humaine se donne avec le rare dont il est investi. Situés à la partie supérieure du visage, ils sont la base inversée de ce triangle en lequel se manifeste l’éclosion de la personnalité, germe la matière des sentiments, s’affirme le motif irrécusable de la volonté.
Mais, plutôt que de demeurer dans une approche abstraite de tous ces prédicats et dans l’intention de mettre à jour quelque lueur des régions intimes qu’ils occultent, il convient que nous nous adressions au Modèle afin que, de ce discours direct, quelque chose comme le décryptage d’une fable se réalise, que cette rencontre fortuite prenne l’allure d’un possible réel. Vos yeux, ces inlassables défricheurs de l’espace sont pudiquement baissés. Quelle peut bien en être la raison, sinon la décision, la détermination d’un simple retrait en vous-même. Certes, ce vous-même intérieur ne se révélera qu’à occulter totalement le paysage qui, quotidiennement, vous hèle, vous somme d’être son Scrutateur, de vous fondre en lui comme la chute du fin grésil se dissout dans les mouchetures grises du ciel d’hiver.
Derrière la double cloison de vos paupières, que pouvons-nous découvrir que notre imaginaire nous dicte, un peu à la façon d’un double de qui-nous-sommes, un genre de facsimilé soumis aux rigueurs d’une pure démarche d’assimilation ? En quelque manière, c’est bien notre propre Monde intime que nous projetons sur votre énigme et, paradoxalement, vous mettant à nu, c’est nous qui nous dépouillons de nos habituelles vêtures, de nos habits d’Arlequin, des pellicules brillantes sous lesquelles nous nous abritons, estimant à tort qu’elles nous protègent d’un hypothétique désastre. Mais la chute dans le non-sens, c’est bien nous qui l’alimentons car, ne vivant la plupart du temps, qu’au gré des apparences, nous encerclons notre silhouette de simples « miroirs aux alouettes », ils nous éblouissent, nous trompent sur la justesse du Soi, le biffent en quelque sorte.
Mais vos yeux, il ne suffit nullement d’en effleurer l’instantané d’un battement de cils. Nécessité de soulever délicatement le voile des paupières, de traverser la couleur atone, poudrée de nuit, de l’iris, de déboucher dans ce mystérieux refuge où glissent, telles de légères nuées, ces images secrètes qui sont les vôtres, une manière de revers de cette épiphanie que vous tendez au Monde au regard même de son effacement. Tout ici est de pure soie et d’immense retenue. Tout est de confidence portée à la vertu d’un inégalable sentiment. Je vois votre vision. Oui, c’est étonnant de poser cette confluence des regards, le vôtre, le mien, comme possible, fusion en un point unique de deux univers étrangers et qui, pourtant, peuvent fusionner, au moins sous l’angle du symbole. Et, du reste, ne sommes-nous, au moins dans la large mesure de l’imaginaire, de simples symboles, de simples archétypes, des genres d’essences vivant sous l’immense liberté de leur configuration étoilée, de leur sillage de météores ?
Doué de ce pouvoir immense de lire en vous, ce sont immédiatement des paysages de haute destinée qui s’offrent à la curiosité de mon regard. Je vous vois Fjord de Norvège, pareille à cette eau bleue miroitante qui sinue parmi les gorges étroites de rochers. Au loin, entre de fines guirlandes de nuages, une lueur d’aurore boréale tisse, au-dessus de vous, un voile d’irréalité. Je vous vois mystérieuse Oasis, votre reflet flottant entre deux eaux, des palmiers agitant leurs lames tout contre les dunes que lisse un soleil de couleur corail. Je vous vois Météore de Thessalie, ce mot, « météore », aux beaux échos célestes qu’habituellement l’on traduit par
« suspendu dans les airs », « dans les cieux, au-dessus », comme si votre essentielle identité ne pouvait que figurer parmi ce superbe chaos de roches de grès lustrées par les siècles, lézardées par les tremblements de terre, sculptées par le vent, burinées par la pluie. Certes, vous n’êtes qu’une image et ne pouvez me répondre, le pourriez-vous, peut-être souririez-vos de ma naïveté, éprouveriez-vous quelque frisson à vous laisser gagner par mon lyrisme ?
J’ai déjà beaucoup proféré à votre sujet mais il ne sera pas dit que la source tarira. Je veux vous rencontrer jusqu’à l’extrême de qui-vous-êtes, déguster votre chair de pêche, arriver à votre réalité nucléaire, là où la graine ne devient visible que pour les Extralucides, les Voyants, les Magiciens, les Métaphysiciens. Là, au centre de votre visage, tel un mystérieux signal posé au milieu du désert, la feuille longue de votre nez. Elle est identique à une ligne de partage des eaux. Là viennent se poser, avec toute la grâce requise, les fragrances du jour dont il me plaît de penser que ce sont des senteurs élémentaires, naturelles, nullement ces sophistications chimiques qui sont les effluves des salons bourgeois et le prétexte de minauderies de toutes sortes.
Il m’est assez facile de conjecturer la visite, tout près de vous, en vous, de cette senteur solaire, de paille et de miel du foin coupé, il embaume les versants lumineux des alpages. En eux, la belle corolle retournée du Lys des Pyrénées, la pluie rouge de ses étamines. En eux, les grappes mauves des digitales, leurs cohortes de papillons s’énivrant de leur nectar. En eux, les étoiles mousseuses, onctueuses des merveilleux edelweiss, leur douceur est un onguent pour la pulpe des doigts, leur naturelle réserve, une palme pour le repos de l’âme. Conjecturer aussi la senteur épicée et de résine des genévriers, ils sont les hôtes discrets des terrains secs et arides de la garrigue avec leurs beaux essaims de baies bleues métalliques. Conjecturer, encore et enfin, l’arôme un peu fade, insignifiant de l’argile, mais si réjouissant pour ceux qui, tels que vous, je n’en puis douter, font du sol, de la terre, le reposoir de leur sentiment agreste, de leur inclination bucolique.
Et puis, comme une destination finale depuis toujours visée, la pulpe de vos lèvres dont, en un premier temps, je ne retiendrai que la positivité de ce bleu qui, aussitôt m’incline à penser à ces simples et délicates myrtilles, un œil aussi noir que discret brille dans son bel anonymat ; m’incline à penser à ces grappes de mûres qui ornent de leur éclat indigo profond le peuple des buissons ; m’incline encore à chercher dans les plis de mes souvenirs d’enfance ces prunelles âcres à la robe bleu Azur, Electrique qui tapissaient mon palais de cet inimitable goût de « revenez-y », moitié masochisme, moitié mince bonheur immédiat au contact de cette Nature toujours à portée de la main pour qui s’y dispose avec la simplicité requise, l’accueil en Soi du modeste et du renouvelable à l’infini.
Bien entendu, il est toujours plus facile de dire, à propos des Êtres et des choses, ce qui fait leur charme, produit leur attrait, fouette leur naturel magnétisme. Mais si les mûres sont ces fruits délicieux qui peuvent se consommer en gelée, sous leur apparence donatrice de joie se dissimulent ces épines qui blessent les mains des Cueilleurs et des Cueilleuses. Jusqu’ici, j’ai dit le côte de lumière, il me reste donc à convoquer le côté d’ombre si, du moins ce dernier n’est le fait d’une pure délibération subjective de ma part. Certes, dans le visage représenté par ce dessin, peut se lire, en filigrane, quelque subalterne physionomie qui en altèrerait la perception, d’abord flatteuse, que je me suis plu à décrire, réservant pour la fin quelque hypothèse qui pourrait venir ternir ce joyeux colloque dont j’ai partagé la teneur avec les Lectrices et Lecteurs.
L’inclinaison des sourcils en direction d’une possible fermeture au conciliabule du Monde, les yeux clos sur ses événements pluriels, la vive arête du nez qui pourrait bien biffer ses somptueuses odeurs et, surtout, ce bleuissement de la bouche comme s’il se donnait pour symbole d’un renoncement à paraître du sublime Langage. Extraire d’une image le positif, le négatif, ne tient pas seulement à la couleur sémantique qu’elle nous propose. Toute la Vérité de la réalité iconique ne repose nullement en totalité sur cette affirmation sans reste de ces sourcils, de ces yeux, de ce nez, de ces lèvres en une perspective une, déterminée, sans que rien ni personne ne puisse en modifier, peut-être en altérer la première impression sensible. Comment ne pas évoquer ici la puissance transformatrice de notre regard vis-à-vis de ceci qui est visé, comment éluder la force de notre jugement singulier, comment biffer ces intimes certitudes qui nous habitent, nous disposant à interpréter le Monde de telle manière de préférence à toute autre ? Nul n’aura ignoré que j’évoque le privilège indéniable de la subjectivité, son antériorité, sa préséance sur toute mesure objective du réel. Mais je ne veux inutilement poursuivre une thèse sur la ligne de partage entre subjectivité et objectivité, laquelle nécessiterait de longs développements.
Je vais donc poursuivre la voie d’une faveur par rapport à l’esquisse dont il est ici question, voie sur laquelle je me suis engagé depuis le début de cet article. Le Modèle, je ne veux donc l’envisager que sur le mode d’une donation qualitative de qui-elle-est, laquelle fera apparaître son aspect avenant, attirant, fascinant en quelque façon, « solaire » si l’on veut pencher du côté de la métaphore. Lorsque, plus haut, j’évoquais le « bleuissement » des lèvres, je ne doute guère que, dans votre esprit, n’ait germé soudain cette image devenue canonique des « bleus à l’âme », titre d’une œuvre de Françoise Sagan, désormais devenu célèbre au titre d’une référence constante au contenu qu’elle suggère, cette luxueuse mélancolie teintée des notes plaintive de l’adagio chez ces Désœuvrés contemporains qui hantent les coursives de la modernité. Mais quittons ici la sphère romanesque pour des considérations d’un contenu que j’espère plus consistant. Je ne veux nullement projeter sur ce beau dessin la lumière de carton-pâte des conventions sociales faciles et des visions à bon marché. Bien évidemment, cette posture peut paraître présomptueuse mais je privilégie l’ascèse intellectuelle par rapport au confort des « idées toutes faites » dont notre Monde raffole au point de renoncer à toute espèce de réflexions autres que celles portant sur le quotidien le plus familier mais aussi le plus insignifiant qui se puisse concevoir. Mais revenons au Modèle et visons-le sous l’angle bénéfique d’une généreuse donation de Soi.
Si « bleuissement » il y avait, en l’occurrence gauchissement de ce qui, de manière essentielle, sort de la bouche, à savoir le Langage dont j’ai évoqué plus haut la possible résurgence, alors la mesure se ferait sentir d’un destin aphasique des mots, d’une perte des corpus langagiers dans un aven sans fond dont nul, sur Terre, ne pourrait ressortir indemne au motif que le Langage étant l’essence de l’Homme, sa disparition serait synonyme de celle des Locuteurs et des Locutrices. Ce Langage dont j’ai usé (et peut-être abusé), cette manifestation inaliénable du génie humain, comment pourrais-je m’en attribuer l’usage exclusif ? Non, cette dimension verbale qui donne sens au Monde en sa totalité, je dois en faire le don à Celle qui, ici silencieuse, se retire au-dedans de Soi, nullement dans une mutité tombale, sépulcrale, mais dans la plus belle perspective d’une intériorité dont la nécessaire pureté est promesse d’une joie plurielle, renouvelable à l’infini, bien évidemment dans la parenthèse humaine dont tout Existant est l’illustration, ce beau dialogue de Soi avec Soi qu’est, en dernière analyse, ce colloque singulier qui, toujours existe à bas bruit telle la note fondamentale de qui-on-est, nul, de l’extérieur, ne saurait l’éteindre, le réduire à sa merci. Êtres de Langage au premier chef, c’est par les vertus de ce dernier que, pour nous, mais aussi pour les Autres, nous nous faisons apparaître en même temps que nous donnons site à toute Altérité venant à l’encontre.
Si, jusqu’ici, j’ai pu dire ce Fjord de Norvège, ce Météore de Thessalie, cet Oasis du désert, cette odeur de foin coupé, cette souplesse de l’argile, ce piquant des genévriers, ce bleu profond des Myrtilles, le mystère entier de ce Dessin-hiéroglyphe métamorphosé en signe évident, si, jusqu’ici vous avez pu me lire, c’est bien en raison que le Langage, cette dimension universelle à laquelle nous nous abreuvons, bien plutôt que d’en être les Auteurs, nous en sommes les modestes Serviteurs. Une évidence doit surgir : le Langage est le chiffre même de notre propre transcendance, de notre propre ascension par rapport au contingent, au factuel, à l’adventice. Écrivons, lisons, parlons, méditons tant que, devant nous s’éclaire ce chemin qui est le nôtre à la mesure des mots qui tressent notre architecture la plus intime, la plus précise.
C’est ceci et rien que ceci que j’avais à dire sur cette esquisse, comme toujours quasi métaphysique de l’Artiste allemande qui, toujours, nous invite à réaliser le beau geste de « l’épochè », mettre entre parenthèses le réel, lui substituer, le temps d’une brève illumination, cet irréel qui nous hèle du plus loin de qui-nous-sommes, cette mesure imperceptible qui est le gage le plus sûr et le plus immédiat de notre Liberté.