"Des heures d'angoisse"
Julio Romero de Torres – 1904
Source : Wikipédia
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« Mais ces angoisses qui étaient mon lot de chaque jour, touchaient à cent autres angoisses, elles se dressaient à l’intérieur de moi contre moi et s’arrangeaient entre elles, et j’étais incapable de les surmonter. »
Worpswede, près Brême
Le 18 juillet 1903 [samedi]
« Lettres à Lou Andréas-Salomé
Rainer Maria Rilke
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Combien ces « Lettres à Lou » sont riches d’enseignement sur le fonctionnement de la psyché humaine. Vertigineuse introspection qui, par certains aspects, nous fait penser aux longues méditations sur soi proustiennes dans « La recherche », mais aussi au somptueux et étonnant « Journal intime » d’Henri-Frédéric Amiel, lequel, tout au long des 16847 pages que compte son monumental ouvrage, analyse, jusqu’en ses détails les plus intimes, cette riche vie intérieure dont la singularité ne saurait avoir nul correspondant. Nous fait également penser aux minutieuses descriptions de dentellière, à ces fins « tropismes » dont Nathalie Sarraute, en son temps, tapissa avec brio les rives naissantes du Nouveau Roman, cette esquisse de la « vraie littérature », à savoir ce pur travail sur le Langage qui est l’âme même du geste d’écriture. Malheureusement cette merveilleuse embellie fut sans lendemain, le roman retombant bientôt dans les ornières du mimétisme : il fallait des personnages vraisemblables, un cadre réel, une situation clairement identifiable, du factuel, des enchaînements de cause et de conséquences, une manière d’allégeance au Principe de Raison, si l’on veut. Mais refermons ici la parenthèse
Å des fins de meilleure compréhension de cette inclination pathique de l’Être, inclination qui toujours menace de le reconduire au Néant dont il provient, convient-il de faire quelques commentaires des phrases de Rilke placées à l’incipit de ce texte. Ces angoisses, bien loin d’être liées à la survenue de quelque événement traumatisant, sont le fondement sur lequel l’Existant appuie sa fragile marche, linéaments complexes et confus, coalescents à sa condition même d’Homme, ce que souligne avec précision ce « lot de chaque jour » qui, bien évidemment, doit être entendu en tant que lot du Destin, cette Liberté/Aliénation au terme de laquelle toute existence est pesée au trébuchet du hasard, de la contingence, de l’évènement heureux ou malheureux, des surprises merveilleuses, des déceptions verticales qui ne manquent de surgir au détour du chemin de la vie.
Et le problème serait finalement assez simple si affliction, inquiétude, désarroi se réduisaient à quelques résurgences limitées dans l’espace et le temps. Non, l’angoisse se présente toujours à la façon d’une épouvantable Gorgone, cette méduse aux mille têtes, cet horrible nœud de serpents tel que représenté par la peinture du Caravage, emblème puissant s’il en est de la présence aporétique d’une Mort qui plane, rôde et surveille le moindre faux-pas des Marcheurs de l’inutile que tous nous sommes, en fussions-nous inconscients. L’expression rilkéenne « se dressaient à l’intérieur de moi » est comme la métaphore, sinon l’allégorie de la finitude humaine faisant fond sur l’infinitude du réel, ce réel dont jamais nous ne pourrons saisir la vastitude au motif que la limite de notre regard ne saurait enclore la totalité des choses présentes. Faire de ceci l’objet d’une méditation n’est rien de moins que faire signe vers cette chimère, cette illusion en quoi consiste tout projet d’horizon puisque, aussi bien, celui-ci se referme sur nous et nous cloue au pilori quelle que soit la hauteur de notre indignation.
Et la précision nullement adventice « touchaient à cent autres angoisses », indique bien l’inextricable maelstrom sous le sceau duquel nos dérisoires existences (que pourtant nous jugeons, en un certain sens, exceptionnelles), avancent dans l’être, toujours sur des fondations d’argile dont, heureusement, la plupart du temps, nous ne sommes nullement conscients, les lézardes du temps, les morsures de l’âge circulent à bas bruit, sous le socle même de notre statue, laquelle, bien plutôt que d’être d’airain est de terre crue que la première ondée pourrait dissoudre, nos prétentions à la gloire immédiatement biffées de la grande scène du Monde. Ceci même, cette surdité-mutité de notre cheminement parmi les écueils de toutes sortes est la condition même de notre tragique procession, l’illucidité le fond sur lequel s’atténuent de sombres nuées. Afin d’avancer, il faut de la clarté. Nullement étincelante cependant. L’histoire de la marche en avant de l’Humanité n’est que mise en exergue de constants clignotements, le clair-obscur étant, certainement, la frappe la plus exacte qui se puisse donner sous le joug constant de la déraison.
L’étonnant « s’arrangeaient entre elles », indique, s’il en était besoin, cette manière de sourde menace constamment et urgemment fomentée par d’invisibles et puissantes forces qui ne sembleraient avoir d’égal que le déchaînement de la Nature sous lequel l’Homme, illisible « ciron », abîme ses yeux à sonder l’espace, gâche la qualité de son audition à tâcher de percevoir cette « musique des sphères » que brouille toujours le bruit de fond constant de l’angoisse. Et cet aveu de fragilité constitutive de l’Être, cette faille inscrite au plus profond de son âme trouvent leur point d’orgue dans le terrible « j’étais incapable de les surmonter. »
Certes le constat dressé par l’Auteur des « Élégies de Duino » n’est rien moins que vertical mais il est nécessaire, maintenant, de lui donner un peu plus de profondeur. Il est des textes canoniques qui ne sauraient être mis entre parenthèses qu’à sonder la surface d’un sujet à défaut d’en saisir la profondeur. Ainsi le concept d’angoisse ne saurait faire l’économie du texte fondateur de Martin Heidegger dans « Qu’est-ce que la métaphysique ». Ici, nous n’entrerons nullement dans les hautes considérations philosophiques qui émaillent ce texte essentiel, nous focalisant simplement sur quelques pistes évoquées par Marc Alpozzo (Ouvroir de réflexions potentielles) dans son article « La nuit de l’angoisse – Notes sur Heidegger ».
D’abord la phrase cardinale de Martin Heidegger :
« Dans la claire nuit du rien de l'angoisse, c'est là seulement que s'élève l'ouverture originelle de l'étant comme tel, à savoir : qu'il est étant — et non pas rien. »
Ensuite le commentaire général de Marc Alpozzo :
« Heidegger thématise là l’effet dévastateur de l’angoisse comme un moment crucial à la fois de perte, perte de ses repères, de la compréhension de soi et des autres, mais aussi de l’effondrement du monde de la signification porté par la préoccupation, pour le retrouver, suite à la rupture avec le On, dans sa profonde nudité. L’angoisse a fait surgir le Rien et le nulle part, nous dépaysant, en nous expulsant des choses et de nous-mêmes. »
Le constat est sans appel qui fait du Dasein en l’Homme ce creusement d’un abîme dont, jamais il ne pourra combler la faille. Ce qu’il éprouve au sein même de cette nuit dévastatrice, il ne le peut qu’à la hauteur de cette tonalité fondamentale dont il est tissé au plein même de sa chair, tonalité qui révèle le fond [Grund] de l’existence comme ce sans fond, cet abîme [Abgrund].
Or la crise d’angoisse provoque le recul des étants en totalité, qui substitue au monde des objets et des êtres, ce vide, ce désert au sein desquels ne se donnent plus que Finitude, Solitude.
Ce que Marc Alpozzo traduit de la façon suivante :
« Dans le recul des étants, je ne suis plus, un « moi » ou un « toi », qui regarde ébahi, le monde s’effondrer, – d’ailleurs, ce monde est toujours debout. Je suis placé au centre de l’étant, et je fais face à la menace, sans garde-fous. Je dois affronter « le pur être-là ». C’est-à-dire, que je dois m’affronter moi-même. »
C’est bien cet affrontement de Soi avec Soi qui est la mesure insigne du Dasein, lequel Dasein « est un étant pour lequel « il y va en son être de cet être » selon la formule devenue célèbre dont nul ne devrait ignorer le sens qui nervure l’entièreté de l’Humain en sa condition essentielle. Pour la suite de notre exposé et afin de rendre les choses claires, du moins est-ce le but, nous retiendrons surtout, pour l’errance de l’Homme, la « perte de ses repères, de la compréhension de soi et des autres, mais aussi de l’effondrement du monde de la signification. » Autrement dit, cette angoisse maintenant pourvue de ses prédicats fondamentaux se révèle à nous selon un contenu visible, que nous pouvons référer à nos propres expériences, à notre vécu personnel. Comme chez Rilke, nous devinerons en nous, dans la complexité de notre mangrove semi-consciente, semi inconsciente, ces lianes de l’exister dont le nœud complexe, l’enchevêtrement nous ôtent, le plus souvent, la possibilité d’en connaître l’effective réalité. Si, d’une manière diffuse, de l’ordre d’une apodicticité encore floue, nous pressentons l’étrange similitude ontologique, l’équivalence s’écrivant de cette manière :
Être = Rien = Néant
nous éprouvons quelque difficulté à relier ces entités hautement abstraites à tel ou tel type d’événement en lequel nous pourrions déceler la résurgence de ces déconcertantes structures anthropologiques qui transcendent le quotidien. En elles se mêlent, dans une manière de confusion, tout ce qui ne peut que nous dérouter, nous désaxer, nous désorienter, nous priver, au sens propre, de ces orients sans lesquels notre vie est pareille à ces esquifs qui naviguent à l’estime au milieu des brumes et des écueils de toutes sortes.
Nous nous contenterons, ici, de commenter rapidement la saillie, l’élan essentiels du motif heideggérien, à savoir « la claire nuit du rien de l'angoisse », cherchant à extraire de ce violent oxymore ce qui, en lui, fait signe vers ce Rien du Néant qui est le lot quotidien des êtres que nous sommes, jamais assurés, précisément, de nos êtres, la plupart du temps situés en avant ou en arrière de nous. Cette curieuse décoïncidence du Soi étant la marque insigne de notre Destin, lequel, toujours, louvoie d’un rocher à l’autre, d’un brisant à l’autre dans cette navigation tumultueuse qui est le lot ordinaire de notre cabotage sur des flots qui, jamais, n’ont de repos. Nous nous abîmons dans la recherche constante de polarités qui nous échappent et, le plus souvent, nous attristent, nous affligent et nous portent sur les marges de qui-nous-sommes, des candidats permanents à un exil qui est le plus grand danger.
Mais reprenons, en le condensant, l’énoncé heideggérien : « la claire nuit ». Une précision s’impose d’emblée, la nuit, en soi, n’est ni belle ni laide, « la nuit est la nuit » devrait-on dire dans un simple souci de tautologie. Certes, mais encore ? Nous prendrons le parti de Novalis dans « Hymnes à la nuit » afin de tresser à cette Nuit une sorte d’étincelante couronne, identique au sillage de la comète dans la lisse ébène du réel :
« Quel mortel, quel être doué de la faculté de sentir, ne préfère pas au jour fatigant la douce lumière de la nuit avec ses couleurs, ses rayons, ses vagues flottantes qui se répandent partout. Oh ! comme alors l’âme, avec ce qu’elle a de plus intime, respire cette lumière du monde gigantesque des astres ! »
Novalis, en son intime ressenti romantique privilégie la Nuit par rapport au Jour, peut-être pour de simples raisons symboliques, douceur maternelle, creux disposé à accueillir la position fœtale de Celui, l’Homme qui, toujours, en garde l’empreinte au plein de Soi, lieu infiniment matriciel des diverses initiations dont l’originaire est temporelle, passage d’un état à l’autre de la vie. Ce que nous suggérons ici par ce recours au corpus novalisien, ce n’est rien de moins que la dimension esthétique de la Nuit au fronton de laquelle vient buter, dans une manière d’étrange conflagration, sa mesure ontologique, laquelle porte en soi de bien funestes desseins. Si la Nuit est prétexte au refuge, à l’hébergement en soi, à l’hospitalité, elle sécrète aussi le venin d’une veuve noire, ce dernier instillé en l’âme du Dormeur (ou bien qui essaie de trouver le sommeil), provoque le doute sur Soi le plus aride, le plus infertile qui laisse son Récipiendaire dans un état proche de la catatonie, genre de concrétion minérale figée sur le bord de sa couche. Ce dont nous avons la ferme conviction c’est que la vastitude de la Nuit, son silence sous les feux éternels des étoiles, sa densité d’ouate, son mystère non dévoilé, la touffeur pluviale dont elle est le centre de rayonnement immobile, désinvestit l’Homme de ses pouvoirs, ôte en lui perception du temps et de l’espace, biffe de sa mémoire ce qu’il a été, créant ainsi les conditions adéquates de l’illisibilité de son propre futur, refermant sur lui le cercle étroit de ses potentialités, une mise sous les « fourches caudines » si l’on veut, au terme desquelles l’exister se donne pour grimaçant, une sorte de commedia dell’arte parée des figures les plus affligeantes, les plus grimaçantes.
Certes notre démonstration doit demeurer bien abstraite. Mais, immédiatement, nous allons la rendre concrète, sinon ornée des ombres les plus inquiétantes. Vous Lecteur, vous Lectrice, imaginez vous au sein même de la vaste nuit, dans cette manière de passage à gué, les rives du ruisseau existentiels dissimulées, vous marchez sur la plaine de cailloux noirs à la manière des Mimes avec une ridicule posture syncopée, de minuscules sauts sur place. Puis, soudain, vous vous trouvez sur le câble tendu du Fildefériste, sans balancier, là, tout en bas, c’est le fascinant attrait du vide, synonyme du Rien. Le Rien, certes n’est pas grand-chose, mais pouvant toujours être opposé, précisément à une chose, il y trouve un minimum d’existence, une touche infinitésimale. Alors vos yeux scrutent plus avant la large nappe d’obscurité. Sous le Rien, comme le soutenant, genre d’illisible tremplin, ce que, sans délai, vous allez identifier au Néant lui-même. Si le Rien pouvait saisir la bribe d’un infime prédicat, vous sentez bien que la texture du Néant n’est nullement du même ordre, que vous ne pouvez rien lui attribuer, que tout essai de nomination à son sujet s’évanouit à même votre tentative de profération. Eh bien oui, si le Rien pouvait être approché, au moins dans le relatif, le Néant, lui, en sa guise de pur Absolu, échappe à toute détermination, à tout essai de figuration sur le praticable de l’exister.
Mais revenons à votre nuit. Å la suite d’un rêve, peut-être même d’un cauchemar, tout était si flou, tout en fuite de soi, cela même qui était apparu sur l’écran de votre conscience encore poudrée d’inconscient, vous ne pouviez en déduire « l’existence » de rien. Donc, arrimé au bord de votre couche qui tangue et menace de vous jeter par-dessus bord, vous vous apercevez vite, avec effroi, que vous êtes ce Naufragé du « Radeau de la Méduse » (encore elle !), cette sorte de voile floue affalée par les vents, que vous n’avez plus un seul orient sur lequel régler votre navigation. Vos Compagnons d’infortune n’ont nul visage reconnaissable. Vous devinez, en eux, quelques traits qui vous font penser à quelques uns de vos Familiers. Parfois, vous penchant par-dessus bord, genre de Narcisse esseulé, vous tentez de lire votre image sur le noir miroir des flots. Mais, ni vos supposés Amis, ni vous-même n’êtes pourvus de quelque physionomie que ce soit, une aura semblable au Néant entoure votre corps, une mandorle pareille à celle qui auréole le visage des Saints, flotte tout autour d’une improbable épiphanie. C’est comme si, au milieu de la Nuit, votre identité soudain effacée, pareillement à celle de vos hypothétiques Partenaires, vous n’étiez pas réellement sûr de bien exister, aucun écho ne parvenant à vous, aucune voix n’attestant le possible d’une vie pour vous.
Au sein même de votre fragile forteresse, vous vous sentez la cible d’une étrange dépossession de qui-vous-êtes, vous éprouvez jusqu’à la douleur la plus intense, au contact de ces Sans-Visage (vous ne pouvez reconnaître ni vos Proches, ni vos habituels Commensaux), cette perte irrémédiable à la hauteur de laquelle une conviction vous taraude. Vous êtes envahi, submergé de cette affligeante certitude, le « plus jamais » vous affecte en votre fond le plus abyssal.
« Plus jamais » ce jour de lumière qui fut.
« Plus jamais » cette amitié qui ruissela en vous
telle une pluie bienfaisante.
« Plus jamais » la vision de ce beau visage
qui vous émut aux larmes.
« Plus jamais » de rencontre
avec qui-vous-fûtes dont cet
Autre généreux vous tendait le brillant miroir.
« Plus jamais » cette fragrance printanière
qui montait des haies rien que pour vous.
« Plus jamais » cette corolle d’amour
qui batifolait et vous déposait
dans le merveilleux site d’Utopie.
Ainsi donc, dans « la claire nuit du rien de l'angoisse », vous êtes devenu, à votre corps défendant, le jouet d’un temps qui se gausse de vous, ramène votre Haute Condition à la taille ridicule de l’animalcule, ces insignifiants infusoires, ces inaperçus héliozoaires, ces transparentes amibes, ces indiscernables vorticellas qui ne sont, en réalité, que votre ombre portée sur les choses, un presque Rien se sustentant au Néant comme à sa provende la plus sûre.
Et ce sentiment étrange de microscopique présence, cette à peine venue dans le conciliabule du Monde, vous savez, tout au fond de vous, certitude, pure apodicticité, que vous le devez à ce profond sillon que creuse en vous le trait définitif du négatif.
Négatif : assurance de Celui,
Celle que vous avez été,
les déjà effacés ;
Négatif : assurance de Celui,
Celle que vous n’êtes pas encore,
dont la biffure vous est
prochainement promise.
Est-ce ici, dans la certitude de cette irréfragable découverte, pure désolation de qui-vous-êtes, pure condamnation, sur-le-champ de votre perte à jamais et alors, plus aucune joie n’illuminera jamais la plaine de votre visage ? Nullement. Cette révélation du négatif en vous, bien loin de tirer un trait définitif sur votre réalité même, vous ouvre l’horizon d’une toujours possible et renouvelée félicité. Au plus intime de vous, vous savez, moins par expérience qu’à la mesure d’une juste intuition, que la construction de votre Soi ne peut s’envisager qu’à la mesure d’une dialectique.
Celui, le déjà-dépassé,
fait toujours fond sur
Celui, le pas-encore-venu,
et ceci est la dimension même
d’un horizon en lequel vous fondre
afin qu’exister ne soit
nullement un jeu gratuit,
sans possible avenir.
Tous, nous sommes des êtres en partage, des jarres à moitié vides, à moitié pleines, des textes écrits sur la page blanche d’un palimpseste, quelques signes apparaissent, du même temps que d’autres signes renoncent à venir dans la fente oblique du jour, à se montrer aux yeux des Témoins existentiels. Toujours, en nous, ce battement, cette nage entre deux eaux, ce cheminement sur la ligne de crête avec son adret ensoleillé, son ubac gorgé d’ombre (bis repetita).
Tel surgissement dans le cône de lumière :
joie, positivité, ouverture.
Telle fuite dans la marge d’ombre :
tristesse, négativité, fermeture.
C’est ainsi, nous sommes, irréversiblement, des êtres de la médiété, de la transition, du passage d’une réalité à l’autre.
Lumière : Infinitude ;
Ombre : Finitude.
Nous sommes les êtres du grand écart, des toiles qui se déchirent en leur centre selon la loi inique de la couture, laquelle n’est venue à l’exister qu’à l’aune de son retrait. Et c’est bien en ceci, en la pure réversibilité des choses que nous rencontrons, des êtres dont nous croisons la route que s’invagine, au plus profond, le pressentiment qu’êtres d’exception, qu’êtres pensants, qu’êtres méditant la pure réflexivité de notre condition nous parvenons à un genre de puissance herméneutique de qui-nous-sommes qui n’a nul équivalent parmi le pullulement du vivant. Bien évidemment, ceci ne se formule jamais en nous selon des images « claires et distinctes » pour parodier l’excellent Descartes, seulement en brèves illuminations, en brusques prémonitions, en éclairs pareils à la substance étrange d’une préscience, en fulgurantes prémonitions qui sont la seule manière, pour l’Être, de faire phénomène, s’ôtant aussitôt de notre fugace vision. Alors voyez-vous, peut-être que la tâche d’écriture est simple tentative de rapprocher les deux bords de la faille, d’en recoudre, d’une façon purement cathartique l’insupportable éloignement, de recréer en nous les conditions mêmes d’une unité originaire dont nous ne pouvons indiquer le lieu de son effectuation, évoquer, simplement, la possibilité ultime, pour nous, de donner un peu plus de consistance à notre vie. Peut-être, également, une tentative d’enrayer, ou du moins de ralentir ce troublant mouvement d’entropie dont nous sentons bien qu’il creuse à bas bruit ses galeries de suie à l’intérieur de notre corps, au sein même de notre esprit.
Å l’aube de cet article, que nous avons intitulé « Qu’en est-il du Nihil, du Néant ? », formulation volontairement ésotérique au motif que personne ne saurait tracer le portrait ni de l’un, ni de l’autre, une petite musique a sinué dans le cours des mots, laquelle nous proposait, à la façon d’un indispensable complément, ces bien étranges néologismes que pourraient constituer deux réalités lexicales trouvant leur site sous les appellations de « nihilitude », de « néantitude », la désinence en « tude » faisant signe, pour nous, de manière évidente, à un contenu hautement métaphysique dont les mots affectés de ce signe terminal se font le vertigineux écho. Nous pensons ici au titre de l’ouvrage du Penseur de Messkirch, intitulé : « Les concepts fondamentaux de la métaphysique : Monde - finitude – solitude ». Pour notre part, dans un article déjà ancien et dans l’intention d’amplifier la dimension métaphysique évoquée par cette assertion philosophique majeure, nous avions rajouté le terme de « négritude » (cette nuit profonde !) qui nous semblait convenir dans ce contexte d’énonciation entièrement placé sous le thème de l’Angoisse, signe sous lequel le Dasein se connaît comme cet être toujours interrogé par sa présence strictement étonnante, ici, dans l’étroitesse de sa quotidienneté. Bien évidemment « Finitude », « Solitude », « Négritude » cet indissociable triptyque met en pleine lumière la liberté conditionnelle qui affecte l’Homme à la mesure d’une « peau de chagrin » si, du moins l’on ne prend en perspective que cette dimension-là !
Å des fins de justification, nous donnerons, dans la clarté avaricieuse, oblique, d’un clair-obscur métaphysique quelques mots dont la désinence en « tude » les affecte d’une manière d’aliénation, les fait s’incliner vers une immédiate perdition, les voile de la tristesse de quelque deuil définitif. Donc, ci-dessous, une kyrielle lexicale ne s’orientant qu’en direction de la négativité (la « négatitude » pourrait-on dire !) :
* assuétude come mortelle dépendance
* décrépitude comme déclin toujours présent
* désuétude comme obsolescence inscrite au cœur des choses
* hébétude comme index vers une inévitable somnolence
* inaptitude comme ouverture à l’impossible et seulement ceci
* incertitude comme exposition au danger de l’énigme
* incomplétude comme faille d’inachèvement, mesure d’inaccomplissement
* inexactitude comme phénomène de carence
* ingratitude comme affleurement de l’insuffisance éthique
* inquiétude comme manifestation de l’angoisse, de l’égarement
* lassitude comme survenue d’un constant abattement
* platitude comme émergence du seul prosaïsme
* servitude comme motif d’aliénation constitutive d’un être en déshérence
* vicissitude comme parution unique de l’inconstance
Certes, vous pourrez facilement et à juste titre, observer que des mots tels « béatitude », « certitude », « exactitude », « gratitude », « plénitude » penchent bien au nombre des vertus et des faits positifs. Cependant les multiples occurrences négatives sont celles qui se dégagent prioritairement de ce lexique en « tude ». Au seul motif quantitatif, « tude » se donne bien comme cette aile sombre qui porte une ombre longue sur le visage des Mortels.
Maintenant, le moment est venu de commenter cette peinture de Julio Romero de Torres, pensant faire émerger de cette toile quelques réflexions ne se donnant nullement d’emblée dans l’exercice d’une méditation purement abstraite. Décrire ne consiste seulement à porter au regard mais donner du champ à ce qui, dans l’éblouissement conceptuel, se dissimule, que le concret d’une peinture peut, parfois, faire surgir.
Décrire, donc. La lumière bleue est pure extériorité, comme si, dans son trajet lumineux, elle pouvait toucher la totalité des choses présentes à l’exclusion de la personne humaine, laquelle en sa prostration évince de Soi toute idée de clarté. La plaine du lit est labourée de sillons, traversée d’une glèbe blanche tourmentée qui dit la souffrance à l’œuvre nuitamment éprouvée. Un drap chute au sol comme pour exprimer le désarroi de Celle qui en a entraîné la chute.
Ambiance d’un étrange clair-obscur (peut-être faudrait lui donner sa valeur latine de « chiaroscuro », de façon à le rendre encore plus énigmatique, sans doute plus dangereux), clair-obscur cependant encore touché de lueur par endroit, une lampe posée à terre diffuse une teinte chaude entre Mandarine et Tangérine, une manière de douce carnation qui ne fait qu’effleurer la partie basse de la vêture à défaut de nous la livrer à la façon d’une mince joie. C’est une simple effervescence du sol, condamnée à même sa simple reptation. La chaise porte elle aussi, quelques traces de cette diffusion, ses pieds, son dossier en témoignent dans un genre de modestie. Mais « Angoissée », combien elle nous questionne, comnien elle nous place face à cette violente dialectique qui s’agite en nous, tirés que nous sommes entre l’être-pour-la-mort, l’être-pour-la-vie !
C’est peut-être ceci “exister”,
cette belle et insoutenable tension
entre ce qui signifie et ce qui,
dans “l’in-signifiance”,
nous plonge au plus noir
de notre Condition :
un sursis entre deux Néants.
C’est la posture corporelle du Modèle qui se donne à nous avec le degré d’affliction le plus accompli. Placée irrémédiablement sous les injonctions d’un lourd destin, elle semblerait condamnée à ne plus jamais devoir se relever, rejoignant en ceci l’attitude originelle des premiers hominidés. Alors nous ne pouvons guère l’envisager que sous la forme attristante d’un tubercule, d’une racine à peine venue à la considération du jour. Un simple égarement parmi la grande marée humaine. Sous le lourd dais de la chevelure, le visage est à peine visible qu’un trait blafard de clarté souligne dans le genre d’une mélancolie sans fond. Les bras sont repliés, ils feraient volontiers penser aux membres de quelque insecte, sans doute à la position de défense de la mante religieuse. La main droite, recroquevillée sur la main gauche l’emprisonne, toutes deux privées de la possibilité d’effectuer des mouvements. Sur l’assise de la chaise, un pan de la robe, vaincu, n’a d’autre alternative que de considérer la chute comme sa seule possibilité.
De cette rapide observation, que pouvons-nous en déduire sur le versant métaphysique ? Cette angoisse réputée invisible, la voici figurée de manière emblématique et c’est bien le corps en son architecture énigmatique qui en est l’approche la plus évidente. Seul le corps peut manifester l’angoisse, seul le corps constitue le lieu de réception de ses prédicats car c’est bien lui qui est lesté du fardeau de la finitude ; l’esprit, lui, échappe, se réfugie peut-être dans une fausse liberté, une bien hypothétique autonomie, faisant appel à l’imaginaire, peut-être au songe ou à la rêverie. Å l’évidence, le corps ne profère qu’un langage mutique, uniquement formel, un langage d’abattement et de renoncement. Et, ici, afin de donner droit, de manière évidente, à la profondeur constitutive de l’angoisse, il convient d’opérer, dans cette affection pathique qui pourrait paraître uniforme, une césure mettant
d’un côté l’angoisse,
de l’autre ce qui pourrait être considéré
comme ses simples sosies,
ennui, tristesse, chagrin et autres
déclinaisons des lézardes intérieures.
Si, pour l’ennui, la tristesse, le Sujet qui en est affecté peut tenir des propos les situant en ce qu’ils sont, ces empêchements, ces empêtrements, ces contradictions obérant la persévérance en l’être, par contre la dimension rhizomique, viscérale, organique de l’angoisse ne laisse jamais place à l’émission de quelque corpus langagier que ce soit, cette mission étant, par essence, dévolue au corps sur le mode catatonique, de la somnolence, de l’apathie, de l’engourdissement, enfin sous toutes les variations dont la somatique est capable dès l’instant où elle en subit les collisions, les télescopages, les percussions.
Oui, c’est bien le cops angoissé, prostré, qui est à l’origine du processus psychosomatique, la psyché n’intervenant qu’en second, sous le coup de semonce de cette matière charnelle qui se révulse, s’arcboute, se révolte à la seule idée de voir sa liberté de mouvement entravée. C’est en lui, le corps, que l’irréversible phénomène de l’entropie, ce degré de désordre de la matière, lance ses assauts répétés ; la psyché, tel un miroir (c’est d’ailleurs bien son sens étymologique), en reflétant la confusion, le chaos sans fin. Oui, dans cette saisissante peinture, c’est bien le corps qui est transi, ôté à sa possibilité même de se mouvoir et l’esprit, tel un ballon captif, relié par un fil, plane à quelque hauteur cependant contrarié, entravé, otage du cops si l’on peut s’exprimer ainsi.
Parvenus au terme de cet article, comment trouver meilleure chute que de citer, à nouveau, la très belle prose rilkéenne :
« Si mes conditions de vie avaient été meilleures, plus tranquilles et agréables, si la chambre avait pris mon parti et si j’étais resté en bonne santé, j’aurais peut-être réussi cela : faire des choses avec de l’angoisse.
J’y suis parvenu une fois. Quand j’étais à Viareggio ; certes les angoisses s’y déchaînèrent plus que jamais, au point de me terrasser. Et la mer, jamais silencieuse, ce fut trop pour moi, elle m’ensevelissait sous le vacarme de ses vagues printanières. »