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12 août 2024 1 12 /08 /août /2024 09:45
Êtres des Lisières

« Hommage à Matisse »

 

Barbara Kroll

 

***

 

   « Êtres des Lisières » à peine nommés et, déjà, nous sommes dans l’énigme, dans l’attente de qui-ils-sont, si, précisément, ils sont, si, quelque part, y compris en un mystérieux endroit du Monde, la trace de leurs pas pourrait, par le plus grand des hasards, être découverte. Tous, tant que nous sommes, avons besoin de ces infinitésimales traces, de ces buées, de ces vapeurs, de ces douces exhalaisons qui montent des choses, comme l’arc-en-ciel place, naturellement, sa touche indigo, sa note vert, bleue, rouge et nous aimons cette invisible présence qui dit une fois la paisible prairie, une fois la vaste étendue océanique, une fois encore la couronne solaire en sa crépusculaire éclipse. Oui, d’eux, nous sommes en attente, ces substances indéfinies, ces étranges allégories, ces secrets aux contours flous, ces illisibles rébus, ils tissent en nous, dans la profondeur même de notre derme, le fil arachnéen du songe, ils font se lever l’espoir à jamais accompli de nos désirs les plus chers. De nos désirs dont nous serions bien en peine d’esquisser le moindre croquis, ils ne sont nullement des mesures formelles, de pures géométries, ils sont en-deçà-au-delà de ces contingentes apparitions, ils tapissent nos humeurs internes d’une manière si légère que, tâchant d’en saisir l’impalpable matière, ils sont déjà loin alors que nous demeurons sur place, muets de ne les avoir point rencontrés, figés de ne les avoir mieux connus.

   Les ayant « innommés » à la faveur de qui-ils-sont, nous les avons amenés, ces désirs, au point d’incandescence même qui est leur essence la plus effective. Poudrant notre propre désir d’un pur frimas, nous les avons conduits, en dehors de toute conscience, au lieu même de leur sombre rutilance. De leur obscure phosphorescence. « Êtres des Lisières », sont-ils le désir lui-même qui aurait trouvé le site de son étonnante actualisation ? Le désir est-il sujet à évocation en dehors de l’horizon même où, murmurant d’indéchiffrables signes, il n’est que signe lui-même, autrement dit, en son essentielle manifestation étymologique : « miracle », ce qui ne peut paraître qu’à l’aune d’une vaste et productive « irraison » : miracle, « chose digne d'admiration, merveille ». D’une étymologie l’autre : l’inépuisable vastitude de ce qui, soustrait à notre raison, dit plus et autre chose que cette raison même. Alors les mots éprouvent, en leur en-soi, le vertige de ce qui se soustrait à leur puissance, de ce qui, sur le mode du silence, apparaît comme leur contour, comme leur aura et participe à leur merveilleux pouvoir de désignation du réel, venue des choses en leur plus étonnante manifestation, PRÉSENCE sur fond, toujours, d’Absence. Immense vertu dialectique de ce qui vient à nous. Immense grâce de ce qui-se-réserve, se tient-en-retrait, se dissimule aux yeux des Curieux et de Ceux qui, avides de trouver des choses immédiates, se dispensent d’en percer le fascinant et hermétique opercule.

    Ces hiéroglyphiques entités, pourrons-nous, sans reste, les confondre avec la résille du désir et nous serions quittes d’une recherche plus avancée ? Nullement, le désir est simplement un orient, une manière d’amer sur lequel fixer, pour un temps, la braise de notre fiévreuse attente. « Êtres des lisières » ne sauraient avoir nul désir. En auraient-ils et, déjà, la lisière serait abandonnée pour le plein feu du jour, ce dont ils ne feraient la douloureuse expérience qu’à biffer la nature même de qui-ils-sont ou de qui-ils-prétendent-être. En admettant, de façon très approximative, que ces Êtres puissent avoir le désir en ligne de mire, ils ne le pourraient qu’à ne nullement se hisser à sa crête, entretenant en eux, au plus intime, sa basse note continue en lieu et place d’une clameur qui les rabattrait dans la sourde matière d’un irrémissible chaos.

   « Êtres des Lisières », nous ne pouvons les faire apparaître qu’en usant de comparaisons, d’homologies signifiantes, de pures intuitions. Tout concept échoue sur la rive même du roc de la Raison, il est trop amarré aux certitudes terrestres, il est trop soumis à la mesure rigide des causes et des conséquences. Afin de décrire ces pures intelligences si proches de l’éther chérubinique, c’est la figure du principe quintessentiel, le visage allusif du mythe qu’il nous faudrait convoquer et demeurer à cette position vierge tout le temps de notre méditation. Alors à défaut d’user d’une ontologie négative qui nous dirait, en l’être, le défaut d’être, nous nous contenterons d’approcher quelques lignes flexueuses, d’en décrire les traits ou, plutôt, les pointillés car c’est bien sur le mode de la rupture, du suspens, de la parenthèse, de l’intervalle que ces Êtres nous appellent à les deviner bien plutôt que d’en confectionner la base solide et définitive. Donc les homologies :  

  

« Être des Lisières », telle la ligne souple

qui ondule au sommet des dunes,

 trace l’empreinte

des barkhanes au sein du désert.

« Être des Lisières », telle l’aura blanche

de la Lune dans le profond du ciel.

« Être des Lisières », tel le clair lacet de la clairière

parmi la touffeur des ramures.

« Être des Lisières », tel le délicat clair-obscur

d’où émerge le pavé dans le sombre de la ruelle.

« Être des Lisières », tel ce simple reflet

qui rebondit sur les eaux lisses de la lagune.

« Être des Lisières », tel le recueil en soi

du zéphyr avant qu’il ne parcoure le ciel.

« Être des Lisières », telle l’aube

 hésitant sur le cercle du Monde.

« Être des Lisières », telle la lame verte

du palmier caressant l’azur.

« Être des Lisières », tel l’attouchement

du nectar dont le colibri a le secret.

« Être des Lisières », tel l’art

de l’escrime à fleurets moucheté.

« Être des Lisières », telle la yole effilée

 sur le miroir de l’eau.

 

   Il ne vous aura nullement échappé que tous les « tel » et « telle », jouent sur le mode du paysage, donc sur ce réel qui nous rencontre, dont nos yeux ne peuvent s’abstraire qu’à renoncer à saisir l’immédiatement donné. Maintenant, sous peine de focaliser notre regard sur l’une des nombreuses déclinaisons de la Nature, convient-il que nous regardions, avec le plus vif intérêt, ce que ces « lisières » supposent dans la belle sphère des sentiments humains, singulièrement ceux qui, exposés dans les œuvres d’art, portent à l’excellence la mesure anthropologique.  

 

« Être des Lisières », telle cette danse extatique des Sandawe,

 peinture rupestre aux si fines figurations humaines.

« Êtres des Lisières », tels que conduits à la présence

dans le touchant tableau de cet « Homme et femme enlacés »,

pierre et plâtre du Musée d’Irak.

« Être des Lisières », telle la paternelle attitude de Silène

portant le jeune Bacchus, marbre du Vatican.

« Être des Lisières », telle cette « Ombre du soir »,

 bronze anonyme, effigie féminine à la taille infinie.

« Être des Lisières », tel ce sourire de pure intelligence

de Denis Diderot représenté dans le portrait réalisé

par Charles-André, dit Carle Vanloo.

« Être des Lisières » telle la subtile et épanouie volupté

flottant sur le « Nu couché » d’Amedeo Modigliani.

« Êtres des Lisières », telles ces mains croisées

de la Joconde, pure grâce semblant tenir en elles,

dans la modestie, l’essence même de l’Art.

 

   Certes, il faut en convenir, cette lisière, principe même de l’homme en son fond le plus abyssal, n’est tissé que d’évanescence, manière de fil d’Ariane s’introduisant dans le sombre réduit du labyrinthe, sans en bien connaître le contenu. Toujours un doute eu égard à ces « êtres » qui, peut-être, uniquement sécrétés par notre imaginaire dans le but d’interposer, entre le réel et nous, l’espace d’une médiation, ce réel puisse enfin nous visiter sous l’angle adouci  d’une ouverture à une signification positive.  Nous penchant avec attention aussi bien

 

sur la fuite de l’aura blanche de la Lune,

sur la retenue de l’aube en son hésitation,

 sur l’éphémère de « L’Ombre du Soir »,

 sur l’éthérée « subtile et épanouie volupté »

 

   nous ne faisons qu’osciller, tel un balancier entre ce-qui-est-réellement et ce qui-pourrait-être, dont nous sentons bien l’étrange ressource sur notre propre lisière. Cette lisière serait-elle notre contour tout comme elle semble se donner dans l’esquisse de Barbara Kroll ? En une certaine manière notre peau selon laquelle se délimitent deux territoires : l’extérieur de l’altérité, l’intérieur de notre singulière ipséité. Certes, il y a de cela mais donner notre peau comme clé du mystère, chacun, chacune en mesurera la constitutive insuffisance. Il nous faut regarder plus loin, il nous faut sonder plus profond.  

   Par rapport à l’aura, à l’aube, à l’ombre, à la volupté, comment nous situons-nous ? Si nous faisons la thèse de l’approche strictement consciente, c’est la texture même de la volupté qui s’efface. Si, a contrario, nous postulons dans notre recherche le seul recours à l’inconscient, nous ne faisons, volontairement, que la reconduire au pur néant, cette surprenante volupté. Donc il nous faut admettre, tout comme la vérité s’abreuvant au milieu des choses, que cette lisière de consistance essentiellement floue ne peut provenir que du partage de deux essences : du conscient, de l’inconscient, prenant à l’une ce que l’autre lui soustrait. C’est au sein même de ce jeu, au plein de cette invisible dialectique que se lève, d’une façon entièrement intuitive, la substance même, l’étrangeté, la familiarité adverse de la lisière, que se « montre » sa foncière ambiguïté, sa mesure strictement élusive. L’exclusive de qui-elle-est dont tous, toutes, nous attendons quelque révélation.

 

Révélation de Soi au contact des choses,

révélation de Soi en relation avec ce rien,

telle que la lisière fait phénomène

dans sa clairière en clair-obscur.

  

   Ce qui, sans dommage, peut être dit de la lisière, nullement son réel, bien évidemment, uniquement ses postures théoriques, seulement ses modes, genre d’a priori ne pouvant recevoir que les prédicats anticipateurs de la signification, à savoir sa « mesure » traduite par les préfixes « pré », « anté » aux valeurs respectives de « avant » ; « auparavant », « devant », « en tête ». Tout ceci nous dit la précession de la manifestation, comme une dimension prédictive de ce qui va advenir.  Ce qui va advenir :

 

de « l’aura blanche de la Lune »,

le sentiment romantique de sa présence ;

de « l’aube hésitant », l’étonnant

surgissement du jour en pleine lumière ;

de « l’ombre du soir », la plénitude

soyeuse de la nuit ;

de « la subtile et épanouie volupté »,

l’arche éblouissante de la jouissance.

 

Ce qui peut se synthétiser de la façon suivante :

 

c’est du mystère insondable

de l’inconscient (aura - aube - ombre - volupté)

que peut s’actualiser la puissance plénière

du conscient (sentiment romantique - énergie inépuisable du jour -

recueil maternel de la nuit - don multiple de la jouissance).

 

Or, que sommes-nous, nous les Existants,

sinon ceux par qui, médiation aidant,

l’ombre de l’inconscient se métamorphose,

toujours, en lumière du conscient ?

  

   Nous croyons que c’est ceci même qui peut se hisser de cet « Hommage à Matisse », Artiste totalement visionnaire qui extrayait de la nuit de son inconscient, ces touches lumineuses, ces fragments colorés, ce flamboyant kaléidoscope. C’est ceci croyons-nous et sans doute bien d’autres choses qui, encore, ne sont nullement parvenues au site de leur éclosion.

 

C’est pour cette raison, qu’inlassablement,

minutieusement, il nous faut chercher

ce qui, sous la physique, relève de cette belle

et inouïe métaphysique, en elle

les inépuisables significations

de ce qui se tient en retrait

et s’impatiente de faire forme,

de faire figure, de donner sens

et orientation à notre solitaire marche.

 

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