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19 août 2024 1 19 /08 /août /2024 09:29
Rousseau, l’intime conviction de Soi

 

Sur « Rousseau, un ours dans le salon des Lumières »

de Marie-Paule Farina

 

Préface de Sylvie Dallet

 

***

 

   4° de couverture

 

  « Après Le rire de Sade - essai pour une sadothérapie joyeuse (2019) et Flaubert, les luxures de plume (2020), Marie-Paule FARINA parachève une trilogie intime sous le titre amusé et tendre de Rousseau, un ours dans le salon des Lumières. Rousseau, en écrivain moderne, met en musique ses émotions : confessions, jugement, rêveries... Pas de perruque ni de poudre pour masquer un philosophe engagé dans l'aventure humaine, Marie-Paule FARINA retricote avec humour la généalogie spirituelle qui relie l'auteur de La Nouvelle Héloïse à ses provocants « frères d'esprit », Sade et Flaubert et porte, par le dialogue qu'elle entretient avec ces « hommes de lettres », un regard acéré sur notre actuelle « cancel culture ». Jean-Jacques, Donatien et Gustave, sont ici réunis dans une escapade décapante, une trilogie féministe originale qui éclaire, à sa façon, les chemins parfois tortueux des Lumières. »  (C’est moi qui souligne)

 

   Préface de Sylvie Dallet (Extrait)

 

 Peindre ou disséquer 

 

   « Préfacer le troisième ouvrage que Marie-Paule Farina publie dans la collection Éthiques de la création n’est pas un exercice facile. Son récit esquisse, au-delà de la personnalité de Jean-Jacques Rousseau, une généalogie de portraits, de correspondances ouvertes ou secrètes, enjambe les siècles modernes pour entraîner le lecteur dans l’ère contemporaine et, par son style enjoué, suggère que l’art de vivre est une composante essentielle de la philosophie. Elle entend, dans le choix des titres possibles, signaler la parabole de l’orang-outan, puis compare son auteur à un ours dans le salon des Lumières avant d’en évoquer ses extravagants frères d’esprit, Sade et Flaubert, laissant pudiquement de côté qu’elle demeure, depuis sa maîtrise de philosophie, la sœur affectionnée de ce singulier philosophe qui ose mettre à nu ses émotions : confessions, jugement, rêveries… Ce frère de cœur est un musicien, mieux connu sous le sobriquet affectueux du Grand Rousseau, un misanthrope à la « maudite timidité », mais fort aimé des femmes qui lui écrirent en son temps à foison. »    (C’est moi qui souligne)

 

*

 

   [Avant-Texte – Cet article n’est nullement une recension du bel ouvrage de Marie-Paule Farina. Autant lire le livre en sa singularité. Dans mon approche désormais habituelle, je pars d’une simple thèse, d’un point particulier qui me semble correspondre, au moins partiellement,  au contenu essentiel de l’ouvrage, tâchant d’y introduire quelques réflexions certes subjectives mais c’est bien là le geste essentiel de toute lecture que d’en faire le lieu d’une intime saisie.  « Intime », oui, ceci sera l’unique perspective à partir de laquelle j’essaierai de saisir ce Rousseau qui, depuis toujours, me fascine et m’incline à le connaître davantage.]

 

*

 

   Des quelques passages figurant ci-dessus, je vais extraire les traits qui, pour moi, constituent les orients selon lesquels le tropisme singulier de Rousseau se décline sous la belle lumière de l’intime que redouble toujours une naturelle inclination à une vision féminine du monde (je devrais dire une « féminitude »). Ainsi ces notations de la quatrième de couverture : « une trilogie intime », « une trilogie féministe » ; ainsi de la Préface de Sylvie Dallet « fort aimé des femmes ».

 

Des résurgences de l’intime ou les affleurements

de la « féminitude » dans les écrits de Jean-Jacques

 

 (Deux précisions liminaires avant les commentaires des phrases de Marie-Paule Farina : Rousseau est sans doute l’un des seuls Auteurs que les lecteurs désignent par son prénom, Jean-Jacques : projection de l’intime du Lecteur en direction de l’intime de l’Auteur. Ensuite un bref commentaire du titre de l’article « intime conviction », ce qui veut signifier : Jean-Jacques juge de lui-même.)

   Mais plutôt que d’entrer aussitôt dans les commentaires des fragments de ce livre, convient-il d’amener, par quelques incises, les fondements biographiques et les considérations d’ordre général qui convergent en direction de ce mystérieux intime dont Chacun, Chacune fait l’épreuve sans en bien connaître l’amicale texture. Un fait majeur explique, selon moi, le tropisme marqué de Jean-Jacques en faveur des femmes : la perte de sa Mère peu de jours après sa naissance et, conséquemment, la recherche de cette dernière au travers des nombreuses figures féminines qui émailleront le parcours chaotique du père de « La nouvelle Héloïse ».

  

   Biographie  

 

   Le « trauma » de la naissance

  

   « Un premier garçon, François, naît le 15 mars 1705, puis Isaac Rousseau (son père) laisse femme et nouveau-né à Genève pour aller exercer son métier d'horloger à Constantinople. Il y reste six ans et revient au foyer en 1711, le temps d'avoir un deuxième enfant avec sa femme, qui meurt de fièvre puerpérale le 7 juillet 1712, neuf jours après la naissance de Jean-Jacques Rousseau. »   (Wikipédia)

   Pour mémoire, la fièvre puerpérale est un « état fébrile survenant dans la période qui suit un accouchement ou un avortement, avant la réapparition des règles. » Ainsi le sentiment de  « culpabilité » de Jean-Jacques trouve ici son motif réel et nullement fantasmé.

 

   Les figures féminines comme refuges maternants (d’après « Jean-Jacques Rousseau et les femmes » - Perceval)

  

   C’est au centre d’une surprenante constellation féminine que se situe le timide et misanthrope Rousseau, chacune des figures qui la constitue se donnant en tant que prétendante en puissance, en possible égérie, en maîtresse attentive. Ainsi de Mademoiselle Goton, son premier amour ; de Mademoiselle de Vulson en direction de laquelle il éprouve de vifs sentiments ; de Madame Basile, archétype même de l’idylle ; de Mademoiselle de Breil à l’étonnante beauté ; de Mademoiselle Galey et Mademoiselle de Graffenried, rêves d’une journée d’été ; de la célèbre Françoise-Louise de Warens, « Maman », sa tutrice et maîtresse ; de Louise d’Épinay, sa bienfaitrice ; de Madame de Larnage de vingt ans son aînée, elle sera l’initiatrice des joies de l’amour physique ; de Thérèse Levasseur enfin, servante-lingère qui sera sa compagne et lui donnera cinq enfants.

 

   De l’Association Rousseau à Montmorency, ces quelques remarques qui confortent la thèse d’une dette existentielle de Rousseau vis-à-vis des femmes :

  

   « Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. » (Début des

Confessions, dans les toutes premières lignes – fin du 3ème §)

   « Il est certain que JJ recherchera une figure maternelle dans la plupart des femmes qu’il rencontrera. (Et peut-être bien dans toutes.)

   « La fascination de Rousseau pour les femmes va jusqu’à lui conférer une personnalité ambiguë, qu’on pourrait qualifier d’« efféminée », si le terme n’était pas péjoratif.

   « On verra que la pudeur est la qualité spécifique de la femme dans l’Émile. »

 

    Å propos de l’intime

 

   François Jullien : « De l’intime – Loin du bruyant Amour »

 

   « Or je préfèrerais être attentif au cheminement discret de l'intime – lui qui laisse tomber silencieusement la frontière entre l'Autre et soi, fait basculer d'un dehors indifférent dans un dedans partagé et vit inépuisablement des « riens » du quotidien, y découvrant l'inouï de l'être auprès. »  

  « …nous aurons à suivre, d'Augustin à Rousseau (et Stendhal), comment cet intime en vient à se transporter de Dieu dans l'humain en Europe. »

 

Enfin, au titre des citations, celle de Robert Ricatte dans « Réflexions sur les Rêveries » :

 

   « Ce repli sur l’homme qu’il se sent être, ce sentiment d’exister hors des regards d’autrui (d’où l’admirable cri : « L’essence de mon être est-elle dans leurs regards ? » semblaient mener tout droit à la conduite des « Rêveries », à cette seule reconnaissance de soi par soi et pour soi. »   (C’est moi qui souligne)

 

   De l’Homme, de la Femme, de l’Intime

 

   Si nous suivons le fil rouge qui se laisse deviner dans les motifs ci-dessus, nous pouvons en déduire le fait suivant : l’intime est de nature féminine ; ses antonymes, l’étranger, le distant, le séparé, ceci serait le lot habituel des hommes.  Mais, bien évidemment, les choses ne sont pas si simples. Chacun, chacune connaît, autour de soi, des hommes efféminés et des femmes masculines. Si, à l’évidence, la biologie et la génétique tracent une ligne de partage, attribuant la force à Adam, la grâce à Ève, bien des exceptions se laissent apercevoir et les récents Jeux Olympiques ont porté la lumière sur des performances féminines à toute épreuve, sur des failles masculines imprévisibles. Cependant, pour la clarté de mon exposé, je poserai comme horizon du réel le déterminisme psycho-social, lequel attribue l’intime à la femme, le distant à l’homme.  Ici donc la sensibilité, l’émotivité, l’hypersensibilité de Jean-Jacques faisant figure d’oxymore.

 

 

   Les phrases de l’Auteur et mes commentaires - (C’est moi qui souligne tel ou tel lexique)

  

   « Rousseau se situe dans une tradition qui va du « Connais-toi toi-même » socratique au « Qui suis-je ? » de Montaigne, ce qui est surprenant c’est qu’il pense cette recherche comme un préalable nécessaire à la compréhension de l’origine de l’inégalité entre les hommes… »

 

   Le « toi-même », le « qui suis-je », deux variations de l’intime qui, au travers des siècles, confluent en une communauté de destins. Si la manière d’éprouver, d’envisager les Autres et le Monde diffèrent de l’Antique au Moderne, un substrat commun en réalise la nécessaire fusion car il faut croire à une perdurance des essences au travers des vicissitudes temporelles. Se connaître, se poser la question de sa propre posture ontologique : un seul et même souci de sonder le Dasein en ses plus sublimes retranchements. « Retranchements », certes le lexique peut étonner mais c’est bien en un geste d’exclusion, de retrait de la physionomie mondaine que quelque chose comme une singularité peut s’offrir et faire sens. Qu’est-ce que l’intime, sinon le fonctionnement d’une dialectique au motif de laquelle la singularité propre de l’individu fait fond sur l’universalité des autres présences ? Toujours un mouvement de bascule, une confrontation de l’intime à ce qui le contraint tout en le magnifiant : l’extérieur, l’impersonnel, l’étranger, le tout autre. Or que veut donc dire « inégalité », si ce n’est, la distance entre les hommes, souvent infranchissable, entre une subjectivité reconnue, assumée et une autre qui échappe et se fond dans l’orbe des choses inaccessibles ?

   « C’est aujourd’hui, et en lui, que Rousseau sait qu’il a quelque chance de retrouver trace de ce qu’a été un homme nu. »

 

   Toujours, en toile de fond de sa conscience, ce sublime « instinct divin », cette obsession de faire d’une origine retrouvée l’amer sûr, intangible, selon lequel orienter la contemporanéité de ses pas. Avancer en l’être est toujours, selon Rousseau (du moins en puis-je faire provisoirement la thèse), prendre appui sur sa propre nudité originelle, là où l’intime se donne dans sa pureté même, dans sa nature la plus effective, chaque progrès de l’humain reposant sur cet initial tremplin. Dans cet « homme nu » se reflète le souci constant du précepteur d’Émile de donner à son protégé la page virginale sur laquelle s’imprimeront les signes d’une éducation exemplaire, seule à même d’en faire un Citoyen averti, un Homme confronté à sa propre vérité. Nudité est Vérité - Vérité est Nudité.

 

  « …le retour sur soi des Confessions : « Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre, pour ainsi dire, dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière. »

  « Nous sommes bien loin de ce qui, aujourd’hui, nous tient lieu d’identité. » 

 

   Ici, la lumière de l’Idéal envahit l’entièreté du champ de la conscience, elle fait son prodigieux feu de Bengale, elle sature la dimension largement ouverte de la conscience, elle gomme les ombres et projette, à l’horizon du Monde, les racines généreusement éployées du jour que nulle nuit ne semblerait pouvoir éteindre. Rousseau est une manière de « Rêveur Éveillé », un être dont l’assise est bien plus céleste que terrestre, même et surtout si la Nature lui parle, à laquelle il confie ses joies et ses peines. « Extases », « ravissements », se « fondre », le lexique est celui de l’intime aux accents mystiques et religieux, fusion de l’Être-Rousseau dans une exaltation romantique qui le livre aux mystérieux pouvoirs de ce « grand Être » dont le Vicaire Savoyard trace les contours flous dans sa « Profession de foi ». Visionnaire épiphanie de la Divinité en laquelle l’Auteur des « Confessions » rejoint la conception syncrétique des apostats, des illuminés, des gnostiques mais peu importent les déterminations à l’aune desquelles la Raison toute puissante des Lumières pose les fondements d’une religion nouvelle. C’est à une foi diffuse, irisée, opalescente, diaphane donc des plus universelles (« le système des êtres »), que la psyché enthousiaste (étymologiquement « avoir Dieu en soi ») de Rousseau se rattache comme à cet indéfinissable Grand Tout qui est le plus sûr viatique de ceux et celles qui vacillent parmi la pléthore lexicale des dieux de toute obédience, monothéisme ou polythéisme se constituant, toujours, en une myriade « d’êtres », par définition, hors de portée.

   « Nous sommes bien loin de ce qui, aujourd’hui, nous tient lieu d’identité. », précise Marie-Paule Farina en guise de critique nullement voilée. Et comment ne pas lui donner raison au motif des « extases », « ravissements » contemporains qui ne font que croître (ou plutôt végéter) sur la terre infertile, mondaine, lourdement contingente de l’immédiatement saisi dans le geste de la possession. De là découle un non-sens dont l’effet le plus prégnant est de substituer à la transcendance de l’Homme sa pure réification. Identification au monde des choses. Il y a là de lourds sujets d’inquiétude.

  

   « Puisqu’il ne peut plus agir, puisque quoiqu’il fasse tout « tourne mal », Rousseau va quant à lui affirmer que « s’abstenir devient » son unique devoir » et converser avec lui-même la seule douceur que personne ne puisse lui ôter. Une autre douceur lui reste dont l’absence rend fou Sade : ses promenades, la nature, l’air libre et les fleurs. S’il écrit ces Rêveries comme une sorte de journal quotidien et de baromètre de l’état de son âme pendant « ses promenades journalières », un peu à la manière de Montaigne, contrairement à lui il n’écrit pas pour les autres mais pour lui-même et pour « doubler », en quelque sorte, en les lisant, « son existence » et le plaisir qu’il a eu à les vivre et à les écrire. »

  

   Donc l’abstention (ou plutôt l’absentement) du mode de vie habituel des Existants. Puisque Rousseau « ne prend pas », puisqu’une malédiction semble vouloir lui barrer constamment le chemin sur lequel il progresse, Jean-Jacques sera Jean-Jacques et uniquement cette énonciation hautement singulière trouvant refuge en soi, là où quelque confiance peut se montrer, là où, à l’abri de la vindicte de ses Semblables, sa naturelle misanthropie trouvera le terreau sur lequel prospérer. Puisque le Monde ne veut plus de lui, lui ne veut plus du Monde. Façon d’érémitisme radical, sorte d’ascétisme, attitude d’anachorète étant à lui-même l’alfa et l’oméga, seuls chiffres à partir desquels se reconnaître en une circularité spéculaire. Rêveries-journal, activité intense de diariste, auto-confession tel le Vicaire ne prêchant plus qu’en raison de sa propre destinée.

   Banni du genre humain ou s’estimant tel, sa vision se réduira à l’espace de la diatomée, promenades intimes, air raréfié mais pour soi, amour des fleurs en lesquelles, plus que les pétales, ce sera le pollen, le nectar qui seront visés à des fins de butinage privé, confidentiel, sans doute hautement jouissif. Jouir de Soi jusqu’à la démesure, jusqu’au sentiment plénier d’être le seul au monde visité par ces magnifiques intuitions, faire de son propre Soi le centre et la périphérie d’un cercle absolu en lequel rien de fâcheux, jamais, ne pourra lancer ses cendres mortifères, propulser les projectiles contondants de ses Ennemis et autres Détracteurs. Évincer, par la pensée, par un mode de vie retiré, tous ceux qui, en regard du mal constitutif qui les habite, n’ont l’intention que d’abolir cet être « naturellement bon », ce pur Citoyen de Genève aux dispositions les plus généreuses.  En sourdine, comme la voix de la Vérité : « L'homme est naturellement bon, c'est la société qui le corrompt. »

 

   « …la présence, le regard d’un tiers qui, toujours, va avoir une opinion de moi et me dire de l’extérieur qui je suis, où je me situe dans l’échelle sociale, quelle est ma place et me faire honte d’être ce que je suis, voilà ce qu’il faut fuir pour tenter, enfin, d’être soi, d’être celui qu’on a toujours été et qu’on a en quelque sorte perdu de vue. » 

 

   « regard », « perdu de vue », comme si le geste de la vision d’Autrui, à lui seul, déterminait en son être le destin de Jean-Jacques. « être ce que je suis » : l’enjeu est sa propre identité soumise à cet « extérieur » qui le contraint de toutes parts. Face à cet extérieur menaçant, le Philosophe est toujours en fuite (« voilà ce qu’il faut fuir ») mais l’on peut légitimement se demander si cette pulsion d’évasion est simple écart par rapport à l’Autre, si cette localisation en perpétuel renouvellement ne consiste à installer, en Soi, une césure, une béance, l’écart des deux lèvres de la faille étant écart par rapport à Soi, en Soi, mesure obsessionnelle se traduisant par cette manière de nomadisme perpétuel en lequel chaque point, chaque coordonnée psycho-spatiale porte en elle les germes de sa propre destruction. Mais qui donc, en vertu de quel pouvoir pourrait « me dire de l’extérieur qui je suis. » Tout espace est, par définition, menaçant ; tout espace est altérité au sein de laquelle l’Autre (cette altérité absolue) me façonne à sa guise et dessine, à l’intérieur même de mon ipséité, une ligne directrice dont je ne suis nullement le maître, seulement le jouet d’un destin aussi illisible que doué de puissances mortellement agissantes.  Cette mainmise de l’Autre, imprimant à mon être une direction qu’il n’a pas souhaitée, détermine un sentiment d’échec, d’humiliation : « La honte que j’éprouve sous le regard d’autrui m’enferme dans un être fabriqué de l’extérieur qui va faire de moi quelqu’un appartenant à un groupe qui le modèle en prenant possession de lui. » 

 

   « Peut-être toutes les Confessions n’ont-elles été écrites que pour décrire la suite des événements qui l’ont ballotté dans tous les sens et la manière dont son moi était le jouet du moindre regard, du moindre geste. » 

 

   Le titre même de « Confessions », d’après l’un des exégètes de Rousseau, Laurent Nunez dans « L’énigme des premières phrases », prête à confusion :

  

   « ses dites « confessions » ne le sont d'ailleurs pas, dans le sens où une confession est privée entre un membre de l’Église et un pécheur. Il n'éprouve ni remords, ni repentirs. Il est constamment dans la justification permanente. Dans une confession on attend un jugement de Dieu, alors qu'ici Rousseau se juge lui-même. »

  

   Certes, Rousseau « se juge lui-même » et l’on reconnaît là l’empreinte d’une subjectivité souveraine, le rayonnement d’un solipsisme poussé à l’extrême, mais ses Détracteurs ne lui ont guère laissé le choix. Sa naturelle misanthropie se renforce au contact de cette société dont il abhorre la plupart des manifestations.

   « Sa vie est une quête de la pureté, qu’il poursuit jusqu’à l’obsession, ayant le sentiment d’être incompris et même persécuté par le reste du monde. Jean-Jacques, seul contre tous pour la cause du genre humain… » (Philosophie Magazine).

 

   Sans doute une exigence trop haute, des desseins à la limite des possibilités humaines, la quête d’une « pureté » utopique en ce Monde ont-ils contribué à façonner l’image d’une paranoïa dont Jean-Jacques est la première victime. Lisant les « Confessions », l’on est balloté entre critique et geste d’admiration devant tant d’abnégation, d’obstination à être Soi plus que Soi, cette gageure dont, jamais l’on ne ressort qu’éreinté, accablé, sentiment cependant doublé d’un orgueil bien légitime : qui donc aurait l’audace de se confronter à la dimension abyssale de son propre ego ?

   Le « moi était le jouet du moindre regard », le moi et son revers nécessairement intime est toujours à la merci des Contempteurs, des Éreinteurs de toutes sortes et ils sont légion qui se repaissent à l’avance des malheurs de celui dont le profil pourrait bien correspondre à ce Vicaire intransigeant qui souhaite retrouver le véritable bien en plongeant, en s’immergeant en lui, introspection ouverte au sentiment naturel, antidote à tous les dogmes et comportements sociaux. La morale ne peut dévoiler sa source qu’à écouter son propre cœur.

 

   « Ce qui m’est commun avec l’autre c’est l’irréductibilité même de ce que je suis à tout ce à quoi de l’extérieur on veut me réduire et par quoi l’on veut me distinguer de ceux qui m’entourent. Avant d’être ceci ou cela, je suis. C’est dans la confession de ce qu’il y a de plus singulier en soi que se trouve le seul point de rencontre authentique avec autrui et ce qu’il y a de plus universel en moi. » 

   « …jamais il n’a pu se déprendre de cette distance, de cette présence à lui-même, de cette voix intime qui a toujours été là à son insu et à l’écoute de laquelle il va consacrer la fin de sa vie, cette voix qui lui a toujours fait rejeter toutes les appartenances. » 

 

   « cette présence à lui-même » : ici est indiqué ce qui fonde le socle de l’identité et, partant, ce qui constitue le tremplin de la connaissance de l’Autre. Comment, en effet, Rousseau pourrait-il accéder à qui il est en son essence sans en trouver les linéaments féconds en Jean-Jacques lui-même, en cette mesure singulière où la « voix intime » dit qui l’on est, trace les voies d’accès à l’Autre ? Car il faut avoir éprouvé en Soi quelque différence, trace en Soi de l’étrangeté, de l’étranger sans doute, indice ouvrant l’attention à qui l’on n’est pas. Différer de Soi, c’est déjà faire l’épreuve de l’Autre. Murmure de l’ego par quoi reconnaître la présence de cet alter ego, écho de qui l’on est, réverbération de ses confidentielles pensées et émotions. Du Soi intime, par vagues successives, à la manière de l’emboîtement des poupées gigognes, le babil de sa propre chair en qui se laisse deviner le bruissement de Celui, Celle qui font face, se laisse approcher le délicieux frémissement de la chair du Monde. Soi incarné au motif premier de sa propre écoute, de l’attention à ces fins tropismes qui montent des choses à son insu, qu’une longue méditation doit faire émerger et porter au-devant de Soi à la façon d’une symphonie.

   Du plus particulier en moi au « plus universel en moi », le long, beau et amical trajet à partir duquel, et de lui seul, se donne cette certitude de Soi qui façonne l’insolite unicité humaine. En quelque manière il faut s’être perdu, avoir erré sur ses propres marges et, les ayant reconnues, faire se lever son propre Soi à la rencontre de ceux des Autres. Le Monde est un texte, nous y jouons à titre de lexique, tout comme nos co-Existants et cette compréhension de Soi en l’Autre, de l’Autre en Soi est l’heureuse et juste sémantique au gré de laquelle un sens émerge de la luxuriante polyphonie du vivant. Je crois qu’il faut, tout comme l’Auteur des « Confessions », « rejeter toutes les appartenances » afin que dotés d’une certaine liberté, prenant recul sur nous, nous puissions faire croître le champ des significations, celui qui nous sauve de l’absurde et ouvre l’horizon de tous les possibles.  

  

   Ici se clôt ce long article de « l’intime conviction de Soi ». Le livre de Marie-Paule Farina déborde de beaucoup cette optique très spéciale. Afin de donner au Lecteur, à la Lectrice des motifs plus larges d’envie de lecture, je donne, ci-après, quelques extraits plus généraux, mettant en exergue cette méditation de grande qualité :

 

     Apologie du désir :

 

   « Je relis pourtant avec plus de plaisir que je ne l’aurais cru les lettres racontant la mort de Julie, de même que la lettre posthume de Julie à Saint Preux. Emma (Bovary) laissera de la même manière une lettre à ouvrir après sa mort, elles contiennent des passages admirables dont l’un reste pour moi la plus magnifique des apologies du désir. […] Je n’entends plus la voix de Julie mais celle de Rousseau et celle-ci reste pour moi aujourd’hui si belle que je ne peux résister au plaisir de vous la faire entendre : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. »

  

   Les langues signent nos affections intérieures :

  

   « Les langues seront donc naturelles, bien sûr, puisqu’aucune institution n’est antérieure à elles et ne peut être inventée sans leur concours mais tout en elles, ne viendra pas des sens et de l’extérieur comme le pensait Condillac, elles seront, dès le départ, signes de nos affections intérieures. Naturelles mais aussi passionnelles, locales, ayant chacune leur accent, et d’abord et surtout métaphoriques. Le sens figuré est premier, le sens propre quant à lui ne vient que plus tard…D’abord il y a « la musique et son pouvoir sur les cœurs ». Les sons dans la mélodie n’agissent pas seulement sur nous comme sons, mais comme signes de nos affections… »

 

    Lire ou ne pas lire, telle est la question !

 

   « Nous sommes d’emblée prévenus, sans les romans de la bibliothèque de sa mère qu’il lisait à haute voix avec son père pendant des nuits entières et les livres plus sérieux de la bibliothèque de son grand-père paternel, pasteur, qu’il lisait à haute voix à son père, tout le jour, pendant qu’il réparait ses montres, il aurait été quelqu’un de totalement différent. Devenu apprenti, aussi « fripon » que ses camarades, leurs amusements l’ennuyaient et, à nouveau, une bibliothèque décida de son sort. Chez « La Tribu », loueuse de livres il lut tout, « bons et mauvais, tout passait, je ne choisissais point… la tête me tournait de la lecture, je ne faisais plus que lire » … et prendre des coups de son maître, bien sûr, parce qu’il ne faisait plus rien. »

 

   En guise d’épilogue, deux citations qui voudraient focaliser le regard sur le Solitaire que fut Rousseau, ensuite sur le fait d’entièrement s’assumer comme « un ours dans le salon des Lumières » :

 

  « Celui qui pense et qui écrit pour la société voit pour ainsi dire du dehors les produits de sa pensée, et leur enchaînement. Rousseau, concentré sur lui-même, est tout entier dans l’acte présent de son âme. Une métaphore usée exprime bien l’impossible dédoublement du penseur solitaire : on ne peut se mettre à la fenêtre pour se voir passer. […] « Je me voyais me voir », dit Teste. Rousseau ne peut devenir les autres, il ne peut se diviser intérieurement ainsi, et c’est la vraie raison de sa solitude. » (Robert Ricatte – « Réflexions sur les « Rêveries »)  

      Le dernier mot à Marie-Paule Farina qui redouble, en une certaine manière, la solitude de Rousseau, par le caractère de nécessité d’un tempérament dont nul partage ne pourrait venir à bout :

 

   « … ce caractère, qu’il soit à l’origine ou non de ses malheurs, nous en sommes ainsi d’emblée prévenus, il n’a pas l’intention d’y renoncer. Il est différent, peut-être, mais ce n’est pas cette différence qu’il confesse, au contraire, il la revendique, c’est elle qui fait de lui « le meilleur » des hommes, le plus sincère et le plus innocent, il a à être accepté ainsi ou rejeté à tout jamais. »

 

Ses Contempteurs de tous bords sont prévenus !

 

Rousseau n’est nullement divisible.

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