« Melancholia »
Dürer
Source : Wikipédia
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[Cet article, réponse aux remarques de Nathalie Gauvin, se veut, essentiellement, recherche sur la signification de cette « mélancolie » qui, pour beaucoup, à commencer par moi, demeure floue. Ainsi, certaines questions restées en suspens, méritent-elles amplement d’être abordées, car, ne le seraient-elles, elles continueraient à jeter, sur notre existence, une ombre foncièrement inexpliquée, donc angoissée. Certes, les quelques éclaircissements ci-après, bien loin de résoudre l’aporie constitutive de nos doutes et errements, se veulent désobstruction de notions sans doute périphériques mais, nous le sentons bien en notre intime, qui n’en méritent pas moins une attention soutenue.]
Le propos de Nathalie Gauvin
« Ne pouvez-vous concevoir, mon ami, quelques espoirs à votre mélancolie, pour qu'à votre apologie de la mort et de la finitude, il ne faille que l'éther d'un parfum de femme pour vaincre cet incube infâme qui bataille les enfers Et si la lumière survivait à l’ombre, qu'à l'infini de l'univers on ne comptait pas de nombre, qu'il suffisait de croire pour trouver le chemin, triompher de la nuit dans l'aube d'un matin et tenir dans ses mains les fruits de sa victoire ? Je sais que Dieu pour vous tient de la seule utopie et qu'au paradis vous ne trouvez que linceul d'incertitude mais telle une amie que vos tourments désarment et remuent comme une voile qui navigue à vue et sans repère jusqu'au fond de l’âme, je voudrais être celle que l'absolu consume autant qu'elle la condamne pour pouvoir vous soustraire à cette amertume de n'espérer du ciel que des poussières d'étoiles. »
Quelques remarques préliminaires sur vos propos qui sont, d’abord, le lieu d’une belle esthétique, ensuite constituent une généreuse et libre méditation sur des pensées aussi complexes et métaphysiques que celles à propos de Dieu, de l’Âme, de la Mort, de la Finitude. Le chantier est vaste qui va jusqu’aux confins de l’univers du recueillement et de la réflexion. Autrement dit, méditant ceci, nous sommes comme déportés de nous, situés en des frontières d’impalpable venue. Notre vue se trouble, s’irise, diverge selon une myriade de fragments étincelants et nous sommes aveuglés de tant d’intense lumière. Aborder le prestigieux site de la Métaphysique est toujours une redoutable épreuve au motif que, partant de notre naturelle immanence (notre vie est singulièrement étroite, contingente, le plus souvent mesquine, parfois réduite à son ombre), en appelant à des horizons qui nous dépassent, cette transcendance que nous hélons de nos vœux mais dont nous redoutons qu’elle ne nous réduise à néant, nous intuitionnons la difficulté de la tâche, sinon sa quasi impossibilité. Et pourtant nous persistons à vouloir tutoyer cette fluctuante lisière, cette ligne flexueuse qui serpente et oscille, tantôt empruntant à nos foncières expériences existentielles, tantôt se hasardant à envisager, à donner figure à ce qui, par définition, n’en a point : Dieu, l’Infini, l’Absolu. Et c’est bien parce que nous savons ces entités inaccessibles que nous voulons en connaître la tulle fragile, la dentelle onirique sous lesquelles ils se dissimulent et nous mettent au défi de les approcher. Depuis toujours sans doute, suis-je converti à cette approche permanente du vertige Métaphysique, lequel dépasse, de loin, tous ceux qui, existentiellement affectés, replongent aussitôt dans la brume dont, un instant, ils ont émergé.
Mais, opérons par ordre. Et déjà la première citation de votre propos, « votre apologie de la mort et de la finitude » ne fait qu’ouvrir un océan d’abyssales réflexions. Certes, nombre de mes textes font référence à la « mort » et à la « finitude ». Cependant, loin de moi l’intention d’en faire quelque apologie que ce soit. Bien évidemment, c’est pur truisme que de prononcer la sourde réalité de cette borne finale qui, loin d’être extérieure à qui nous sommes, en constitue le point d’orgue et nous accomplit en totalité car notre mort, que nous le voulions ou non, fait partie intégrante de notre aventure humaine. Nous ne pouvons nous en exonérer. Ceux, celles qui le croient biffent de leur horizon ce qui, fondement essentiel de notre condition, la détermine bien plus qu’ils ne le pensent. Toujours la question de la finitude emboîte nos pas, double nos actions, poudre nos sentiments amoureux du frimas du tragique. Ceci est consubstantiel aux êtres que nous sommes. Si je pouvais prendre quelque recul par rapport à qui je suis, je dirais que, d’une manière certes toute approximative, je suis affecté de la pensée stoïcienne de la mort, telle que superbement mise en exergue par Montaigne dans ses « Essais » au Livre 1 :
« La préméditation de la mort est préméditation de la liberté… Le savoir mourir nous affranchit de toute subjection et contrainte. »
Certes beaucoup se rebelleront à la simple idée que la mort puisse être, en quelque façon, synonyme de liberté et la plupart penseront que c’est bien l’inverse de cette proposition qui constitue l’exacte réalité. Éliminer, d’emblée la question de la mort trouverait son équivalent dans le fait de vouloir biffer sa propre naissance, considérant qu’elle ne fait nullement partie de son patrimoine existentiel. L’on sent bien ici le gauchissement de tels concepts qui, de manière radicale, infondée, déterminent en tant que vie la simple parenthèse ouverte par nos premiers babils, refermée, peut-être par une lecture, la vue de quelque spectacle. C’est ici qu’il s’agit de poser des différences fondamentales, non miscibles entre elles. Si, à l’évidence la mort physique ne fait pas partie de la vie, à l’opposé, la mort métaphysique en embrasse la totalité du champ. La seule idée de la mort physique est insupportable, elle est une manière d’offense faite à notre joie de vivre, de créer, d’induire du mouvement en toute chose qui se donne comme possibilité de métamorphose, d’ouverture et de retrait, de transition vers un plus loin que soi. La mort physique n’a nul « plus loin » elle est la figure figée, soudée à son propre roc de marbre, elle est condition minérale, sans plus, elle est hors-sens, elle est dé-figuration de ce qui était forme qui, maintenant, est in-forme, extérieur à tout essai de définition, de projet d’horizon. Le couvercle en forme d’hiéroglyphe du sarcophage est définitivement refermé qui ne verra plus nulle lumière, ne percevra plus aucun son.
Å l’inverse et de façon, bien plus positive, bien plus signifiante, la méditation métaphysique sur la mort ne peut que s’ouvrir sur une dimension polysémique illimitée. Tel y apercevra la silhouette transcendante de Dieu, tel y projettera l’image d’un arrière-monde dont sa vie durant il aura été hanté, tel autre enfin, hallucinera quelque large horizon post mortem où flotteront, dans une manière de grâce infinie, les mérites de l’Art, les prouesses de la Littérature, les brillantes idées de la Philosophie. Si la métaphysique peut revêtir le visage aimable de la liberté, par pur contraste, la dimension physique apparaît comme lieu infini des diverses aliénations.
Ensuite, et en tant qu’inversion purement dialectique, votre belle formulation : « l'éther d'un parfum de femme pour vaincre cet incube infâme qui bataille les enfers ». Croyez bien, Nathalie, que je suis sensible à ce « parfum de femme » que l’on peut traduire par la « fragrance de l’amour », ce parfum qui est celui de la vie en son superbe éploiement. Nombre de mes écrits donnent site au pur émerveillement d’exister, à l’infinie beauté des paysages, à la générosité des Autres, à l’immense gratitude que l’on doit au mérite de penser, à l’essentielle gemme de la Langue, à la fascination de toute cette profusion ontologique qui vient à nous avec la faveur inimitable d’un inépuisable don. Oui, il y a bien des motifs de satisfaction sur le chemin de la vie, ce dernier fût-il semé de pièges, d’ornières, de fondrières. Mais précisément, s’exonérer de telles apories, c’est écrire de merveilleux poèmes comme les vôtres, c’est, pour moi, aligner, mot après mot, texte après texte, ces milliers de minces signes noirs qui, loin d’être anonymes et anodins, peuplent mes jours d’une amitié sans égale parce qu’autonome, infiniment libre d’aller ici ou là, toujours à la recherche du sens cependant car, autrement, ce serait activité purement gratuite, donc fuite devant la vérité.
Et puisque je viens de prononcer le beau mot de « Vérité », je ne peux faire l’économie d’une approche singulière, vérité qui pour vous s’énonce selon la figure de Dieu, pour moi selon la triple transcendance de l’Art, de la Littérature, de la Philosophie. Vous du côté du Transcendant, moi du côté de la transcendance. Si ces mots présentent une paronymie évidente, leurs sens respectifs n’en sont pas moins éloignés. Par définition le Transcendant est le Tout Autre, l’Absolu, l’inapprochable, le tout juste nommable. Le plus éloigné qui soit. Bien évidemment, ces belles matières auxquelles j’attribue un coefficient élevé de transcendance, Art, Littérature, Philosophie, bien que situés à l’extérieur de Soi, à des altitudes parfois illisibles, à la fine pointe de la pensée, m’y abreuvant, je ne saurais prétendre posséder la totalité de leur belle et profonde densité. Cependant des passerelles existent, les textes se refusent mais finissent par céder un peu de leur énigme et il y a même un jeu heureux à progresser dans une œuvre, à tâtons, à palper ici et là quelques efflorescences, à deviner la richesse d’un secret et c’est le chemin qui compte, nullement le but. Mais qui donc pourrait prétendre connaître et comprendre la totalité d’un traité, en saisir jusqu’à la « substantifique moelle » ? Alors, Nathalie, si nous semblons à égalité de traitement, vous avez le mérite de placer « la barre plus haut », si je peux me permettre cette métaphore facile, au regard de l’Absolu de Dieu, lequel ne peut que survoler de haut ces instances relatives quoique brillantes des concepts, des méditations, des peintures, des poèmes, des récits et autres subtilités en lesquelles j’ai choisi, affinités aidant, de tracer ma modeste voie.
Bien évidemment nul n’a besoin de fournir de justifications, de déployer des trésors d’imagination afin de mettre en lumière et de donner priorité à telle ou telle inclination personnelle, à tel choix qui ne peut relever que de « l’intime conviction ». Oui, dans ces domaines d’élection, c’est bien la conviction qui est le moteur central de la motivation, cette conviction qui répond à la définition suivante : « Certitude fondée sur des preuves évidentes ».
Pour vous, je n’en puis douter, Dieu est la « preuve évidente », tout comme pour moi le triptyque Art-Littérature-Philosophie. Mais au fait, la preuve de quoi ? La preuve de ce qui, jamais ne peut être prouvé. « La foi ne se prouve pas, elle s'éprouve », nous dit Maurice Chapelan. Certes, en ce domaine, l’épreuve est supérieure à la preuve. Contentons-nous d’éprouver, de mettre à l’épreuve, n’affirmons rien d’extérieur au principe de Raison. C’est un peu ma maxime et je ne doute gère, Nathalie, que votre foi n’excède ceci et vous attire en des lieux d’immortelle félicité. Nous ne pouvons jouer Dieu contre « La Divine Comédie ». Jamais la Philosophie, fût-elle puissante en ses concepts, ne pourra tracer avec quelque certitude les contours de l’Absolu. « Å chacun son Absolu » si je peux m’autoriser l’arrogance d’une telle assertion. « Il est fait à chacun selon sa foi », énonce le sous-titre d’un ouvrage de ce que l’on nomme aujourd’hui, avec un brin d’emphase, « développement personnel », commentaire du titre « La promesse du bonheur ». Ces livres, plein de « bons sentiments », et de recettes à portée de main portent à sourire au motif de leur étonnante naïveté. Ces livres (mais s’agit-il encore de « livres » ?), en fait, ne font que reposer sur cette fameuse « foi du charbonnier » dont la désarmante simplicité consiste à croire et à donner consistance à tout ce qui vient d’une parole soi-disant « autorisée ». Bien évidemment, je ne cite ceci que pour mémoire, ayant bien perçu, en vous Nathalie, une foi reposant sur de plus solides fondements. Alors, mettre en balance foi en Dieu et « foi » en la Littérature ? Bien entendu il y a ici une évidente dissymétrie, une réelle dysharmonie à mettre en regard la Divinité avec ce qu’elle ne sera jamais, à savoir une ligne dans un livre, une image poétique, une pensée sur le Monde.
Comme vous le dites sur un beau mode poétique, (ce en quoi nous pouvons nous rejoindre), je n’espère « du ciel que des poussières d'étoiles » et ne trace de visage de Dieu que sur le mode « de la seule utopie ». Or, en ce domaine métaphysique nous sommes à égalité de vision, à savoir que l’invisible est toujours indéfrichable, c’est bien là le signe le plus « formel » de son essence, une « phénoménologie de l’invisible » pour employer une formule célèbre entièrement calquée sur l’illogique d’un oxymore. Mais, bien évidemment, méditer sur toutes ces questions relève du méta-logique. Le champ est immense autant qu’indéterminé ! Je crois savoir que vous pensez comme moi.
Mais après ces considérations somme toute générales, convient-il d’aborder le thème de la mélancolie avec plus de détermination. Car, en les plis de la mélancolie, il y va de notre être même. Mais procédons par ordre. Les traces opérantes de la mélancolie, nous essaierons de les envisager du plus général chez l’être de l’Homme tel que posé par Martin Heidegger, au plus particulier telle la représentation symbolique de cet état d’âme chez Dürer, pour finir par le concept de contingence forgé par Sartre dans « La Nausée ». Mais au préalable nous ne pouvons faire l’économie de la définition de la mélancolie telle qu’apparaissant dans le dictionnaire :
« État affectif plus ou moins durable de profonde tristesse, accompagné d'un assombrissement de l'humeur et d'un certain dégoût de soi-même et de l'existence. Synon. idées noires, cafard (fam.), dépression. »
Parmi d’autres c’est cette occurrence que j’ai relevée, pensant qu’elle correspond au plus près à votre propre définition de cette inclination au négatif de l’existence. Les fragments ci-après sont la transcription exacte d’articles tirés de Wikipédia.
Être-vers-la-Mort Heideggérien (C’est moi qui souligne les mots jugés essentiels)
« Conformément au thème général de son livre, la question que se pose Heidegger n'est pas directement une question sur la mort, sur l'événement du décès proprement dit, mais celle du « mourir » pour le Dasein. Heidegger ne manifeste aucun intérêt pour quelque chose comme un au-delà de la mort. Cette question va mettre en jeu pour le Dasein la question de son « pouvoir-être authentique » et de savoir si, et comment, la prise de conscience par l'homme de sa propre mort, de son « pouvoir-mourir », est de nature à lui permettre de se libérer de la puissance du On, du bon sens et de l'opinion générale, et à s'assumer authentiquement ; à être ce qu'il est, en « propre ».
Melancolia - Dürer
« Le sujet central de l'estampe est une figure féminine ailée énigmatique et sombre considérée comme une personnification de la mélancolie, Melancolia. Dürer peut avoir associé la mélancolie à l'activité créatrice ; la femme peut être une représentation d'une muse attendant l'inspiration mais craignant qu'elle ne revienne pas. »
Sartre - « La Nausée »
« Le titre initial choisi par Jean-Paul Sartre était Melancholia, par référence à la gravure du même nom de Dürer, mais Gaston Gallimard impose finalement, avec son accord, le titre définitif « La Nausée. »
« Cette façon d'aborder le cogito est la conséquence directe de la contingence de l'existence en ce qu'elle ne peut être déduite à l'aide de raisonnements logiques (comme le fait Descartes dans ses Méditations). C'est sans doute pour cette raison qu'à quelques reprises le personnage de Roquentin parodie la pensée cartésienne, notamment lorsqu'il dit : « l'existence est molle et roule et ballotte, je ballotte entre les maisons, je suis, j'existe, je pense donc je ballotte, je suis, l'existence est une chute tombée, tombera pas, tombera, le doigt gratte à la lucarne, l'existence est une imperfection. »
Si, dans ces trois longs extraits on cherche à accentuer ce qui, de la mélancolie, se donne tel l’essentiel, voici ce qui s’en dégagera avec évidence, c’est du moins ma perception :
Chez Heidegger, mélancolie en tant qu’angoisse fondamentale liée au « pouvoir-être authentique » qui, seul, est en mesure de réaliser la liberté.
Ensuite, chez Dürer, mélancolie comme privation du don de créer.
Enfin, chez Sartre, mélancolie comme existence imparfaite.
L’on s’aperçoit ici que, loin d’être une simple bluette de passage, une comptine pour enfants sages, le fondement de la mélancolie est bien plus abyssal, qu’il concerne le fonctionnement de l’entièreté de l’être humain jusqu’en ses assises les plus questionnantes. Dans la profonde mélancolie, comme dans l’angoisse plénière, l’être-de-l’Homme est confronté au vide-même, au rien du Néant. L’intuition d’Anatole France dans « Lys rouge » en témoigne à l’envi :
« Il était dans une de ses heures de mélancolie, où le néant lui apparaissait au bout prochain de la vie. »
Si l’on essaie de synthétiser, l’on obtient ceci :
De la mondéité du « ON » existentiel ontique au pur événement ontologique de l’être-au-monde semblent se dessiner, vis-à-vis du motif de la mélancolie, deux strates sémantiques qui, selon moi, pourraient ressortir
* à une couche superficielle « physique » et l’on parlerait alors de « mélancolie ordinaire »,
* alors qu’une seconde couche moins visible, d’ordre « métaphysique » ferait signe en direction d’une « mélancolie essentielle ».
En réalité deux variations d’un visage unique. Deux réalités inséparées, la « mélancolie ordinaire » faisant fond, toujours, sur la « mélancolie essentielle ». Question de degré, certes et la frontière est si peu visible, la métamorphose de l’une en l’autre, imperceptible.
Å cette « mélancolie physique ordinaire » répondrait, dans l’ordre du poème, « Il pleure dans mon cœur » de Verlaine ;
alors qu’à cette « mélancolie métaphysique essentielle » correspondrait un autre poème de Verlaine « Chanson d’automne - Poèmes saturniens ».
« Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ? »
*
Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone.
*
Certes, la matière de ces deux poèmes semble, à première vue, identique. Mais un examen plus attentif décèle plus que de fins tropismes, des différences essentielles, un glissement du sens de l’existentiel concret à l’ontologique abstrait.
1° poème
D’abord, la préposition « dans » attribue une spatialité précise en laquelle le « pleure » s’abîme.
Ensuite le comparatif « comme » fait venir à lui le cadre existentiel de la ville, donc la possibilité insigne d’une présence.
2° poème
« Les sanglots longs » sont indéterminés, provenant, sans doute du fond abyssal de l’étonnante figuration de l’Homme, identique en son émoi fondamental à la plainte du « violon » dans un espace infini, sans bords, sans frontière, informe donc inquiétant.
Ici « les sanglots » sont, pourrait-on dire, « performatifs », accomplissant ce qu’ils annoncent, blessant le « cœur d’une langueur monotone », langueur dont l’atonie, la léthargie sont synonymes de la perte de l’être en l’immensité même de son énigme.
Oui, Nathalie, je conçois que la teneur « philosophique » de mon propos ne vous désarme, en quelque manière, le sens, parfois, disparaissant sous l’aridité du concept. Alors, après toutes ces considérations théoriques, je vais tâcher de revenir au concret d’une situation telle qu’elle se donne dans « la vie ordinaire », m’essayant à commenter cette belle toile d’Edvard Munch, peintre métaphysique s’il en est.
« Melancholia »
Edvard Munch
Source : Image du Net
Mon interprétation de ce tableau se fera de façon symbolique, essayant de repérer dans les formes, à la fois leur valeur de phénomène strictement visible (ce que j’ai nommé « mélancolie ordinaire », manifestée dans le sensible), à la fois ce qui, sous le phénomène, en anime la manifestation (ce que j’ai nommé « mélancolie essentielle » seulement intuitionnable dans l’intelligible). Car, à l’évidence, si le tronc de l’arbre se donne à nous comme le plus visible, pour autant nous ne pouvons ignorer racines, rhizomes qui courent sous la surface du sol, alimentant tout ce qui, dans l’air se déploie : ramures et frondaisons.
Donc, dans l’aire de visibilité, de ressenti immédiat : Esseulée (c’est ainsi que je la nommerai) est au centre de la pièce, plongée, semble-t-il, dans une étrange solitude. Si, dans la pièce, tout est clair qui se donne selon des teintes chaudes, elle, Solitaire est plongée, immergée pourrait-on dire dans des teintes froides qui paraissent la soustraire au regard du Monde. Retirée en soi comme si rien ne pouvait la relier à quelque altérité que ce soit. Le titre du tableau, « Melancholia », ne laisse aucun doute sur le profond désarroi qui l’étreint. Perdue aux Autres, vraisemblablement, perdue à elle-même possiblement, le regard noir, absent, en témoigne largement. La posture est figée, catatonique comme si le poids immense de l’accablement l’avait immolée en une confondante neurasthénie. Elle, Mélancholia, irrévocablement retirée en soi, offre l’image d’une citadelle en laquelle aucune meurtrière, si étroite fût-elle, ne pût amener quelque lumière fécondante. Plus haut, dans mon article, j’évoquais le sombre couvercle d’un sarcophage, voici qu’ici sa réalité tragique s’affirme en tant que seule issue possible de l’existence humaine. Certes, nous ne pouvons douter, qu’en cette pièce pourtant si claire, ne se livre guère qu’un genre d’obscur pandémonium, une danse d’ombres, un spectral pas de deux.
Donc, maintenant, l’aire d’invisibilité, de discernement différé, puisque le fondement abstrait, le socle métaphysique sur lequel prend fond l’inclination de l’âme, nullement représentable, néanmoins peut faire figure sous quelques traits qui, pour être tangibles (ces linéaments, ces lignes flexueuses, ces distorsions, ces ondoiements, ces vagues qui, aussi bien apparaissent dans la représentation tumultueuse du « Cri », aussi bien dans l’œuvre présentement étudiée), n’en demeurent pas moins cryptés, sujets à toutes les hypothèses dont, pour ma part, je ne retiendrai que la valeur de puissance hautement métaphysique.
Détails du paysage de neige et de la toile cirée dans « Melancholia »
Ciel tourmenté dans « Le Cri »
Quel autre motif pourrait donc convoquer le Peintre pour donner site aux pulsions métaphysiques, aux déflagrations inconscientes, aux profondeurs abyssales de la nature humaine, si ce n’est au moyen de cette tempétueuse chorégraphie dont tout un chacun ressent bien en soi, au plus intime, au plus profond, les mouvements telluriques, les bouillonnements de lave, les sourdes impatiences ? C’est dans la nature des choses que de dévoiler, telle la Lune sa face éclairée alors que la cachée demeure dans le secret nocturne. Pour ma part, j’aime à penser que la métaphysique use d’homologies signifiantes (ces traits, ces pointillés, ces fourmillements impressionnistes, ces clameurs du fauvisme, ces éclatements du cubisme, ces outre-noirs avec ses herses de signes clairs sur fond de pure énigme), donc d’user de signes qui, pour nous, la plupart du temps, se dissimulent aux lumières de notre conscience et, sans doute, est-il heureux qu’il en soit ainsi, faute d’êtres réduits à la cécité à la réverbération de ces hautes clameurs.
Voici, Nathalie, ma réponse bavarde, mon interprétation hardie de ce qui, n’ayant nul mot, réclame de nous, êtres de parole, qu’à notre façon nous puissions témoigner de ces absences, de ces fuites d’air bleu sur la dalle grise de la lagune. C’est bien de cet ordre, l’intuition métaphysique, une fugue à laquelle nous accordons crédit le bref instant d’une récapitulation de qui-nous-sommes, des êtres de l’intervalle, simples clignotements entre deux néants. Å chacun d’attribuer à ces néants au pur coefficient d’invisibilité, le visage qui lui paraît le plus vraisemblable. Tout au long de ce texte, ma mélancolie ordinaire s’est abreuvée à ma mélancolie essentielle, naviguant de-ci, de-là, au hasard des configurations étoilées du Monde. Merci de m’avoir donné le motif de cette réflexion. Les choses ne s’éclairent jamais qu’à ôter de leur visage ce voile d’Isis qui les soustrait à notre regard.