Susana Kowalski
Bernard Plossu
« La nuit »
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« Secrète en sa guise obscure » pourrait recevoir comme sous-titre « du Temps-Fugue au Temps-Cristal », de la même façon « Secrète » aurait pu se dire sous le terme générique de « Temporelle » car, ici, c’est bien une méditation sur le Temps lui-même qui va être conduite selon la pente d’une totale singularité. Mais plutôt que d’aborder directement aux rivages abrupts du concept, convient-il de développer une fiction concernant Temporelle, manière d’entrelacement de réflexions et d’événements existentiels. Secrète-Temporelle donc, à l’horizon de ses journées, inscrit de longues déambulations dans la Nature, ce Causse désert qui se donne tel le lieu originel par excellence, le fondement à partir duquel se définir en tant que Soi, se mesurer, en quelque sorte, à cet espace ouvert qui, toujours, est inscription d’une temporalité, ici et maintenant, dans l’événement qui constitue et trace la voie de tout Existant en son destin strictement déterminé.
Souvent, dans la pure fragrance du jour venant à son être, dans l’éveil de sa propre conscience à l’éveil du Monde, Secrète-Temporelle confie la curiosité naturelle de sa vision à la découverte florale, lexique premier dépliant une manière de lumière originelle. Quelle belle naïveté, quelle fraîcheur cette douce exhalaison du végétal, quelle beauté vacante livrée par le peuple des Simples, teinte parme du délicat Orchis, éclat blanc de la Saxifrage, généreux étoilement du Cérastium, touche gentiment solaire de la Potentille. Parfois, parmi le semis de ces Simples, fixe-t-elle son attention sur la modeste Aubépine qu’elle rend mystérieuse à souhait, usant de son appellation latine : Crataegus Oxyacantha. Secrète aime ses grappes de fleurs mousseuses regroupées en inflorescences parfumées, roses parfois, et le plus souvent blanches.
Mais l’on est en droit de se questionner sur ces étranges affinités unissant Promeneuse (sans doute voudrait-il mieux dire Flâneuse), à ces menus faits qui, la plupart du temps, passent inaperçus. C’est ici que doit se situer l’inflexion opérant une métamorphose, passer d’une réalité simplement florale à une sémantique bien plus ouverte visant l’être secret des choses. En quelque sorte, homologie de Secrète et des secrets ici répandus à foison dont il faut bien tirer quelque enseignement. Ce qui doit nous retenir, avant même l’esthétique des lieux, c’est leur valeur herméneutique, c’est-à-dire l’interprétation que nous pouvons en faire au regard de la quotidienne déambulation de leur Hôtesse. Si le Lecteur, la Lectrice ont une inclination particulière à sonder le réel, alors convient-il de leur fournir quelque provende. Certes l’on peut paresser sur les chemins blancs, ignorer les messages partout inscrits (certes en termes voilés : le déplacement du peuple des fourmis, telle odeur suave, telle qualité de la lumière) et poursuivre sa route sans s’inquiéter davantage de ces sobres et discrètes présences.
Mais, en préambule, nous parlions du Temps et bien que nous ne l’ayons jamais quitté, puisque nous-mêmes sommes Temps, accordons-nous une pause (une suspension précisément du Temps), peut-être son être nous apparaîtra-t-il à l’aune de cette césure. Donc une fleur d’aubépine à l’odeur un peu entêtante, ses bouquets de fleurs blanches et, parmi ces fleurs, une corolle de neige avec son étoile à cinq branches en son centre. Nous la dévisageons sans davantage nous interroger sur sa nature. Mais si, au hasard de notre regard, surgit le problème de sa venue à l’être, alors quelque chose comme une inquiétude commence à s’animer en nous. Temporelle donc, aujourd’hui, s’arrête et admire l’œuvre de la Nature : ce parfait déploiement qui donne acte à la fleur, la place ici, sur le Causse, au-dessus de la croûte blanche des pierres, sous la venue d’azur du ciel. Une manière de souple évidence : la chose est là qui déplie sa teinte, s’auréole de sa fragrance. Mais avançons dans le temps. Temporelle demain : la corolle amie s’est fanée, il n’en demeure qu’une vague trace peinant à la définir fleur parmi les fleurs.
Comment ne pas saisir, aussitôt, le genre de détresse appuyant de tout son poids sur les épaules de Promeneuse ? Affligeant constat d’une beauté s’effaçant afin de laisser la place à une chose maintenant dépourvue d’âme. L’Aubépine était qui n’est plus qu’un vague souvenir à l’orée des choses. Il en est, de l’essence de la manifestation, comme de tout ce qui, sous le vaste ciel, apparaît, clignote, disparaît à la vue, il n’en demeure, parfois, nulle trace de souvenir. La manifestation est de nature oxymorique-privative : la corolle ne s’ouvre qu’à entamer, déjà, son repli, tout comme les rayons du Soleil rétrocèdent en leur antre obscur lors de la naissance de la nuit. La fermeture d’Aubépine (nous en faisons un quasi Existant) ne fait fond que sur la fermeture qui nous est promise depuis l’aube de notre naissance. Deux Êtres dont les destins devaient confluer un Homme, une Femme, s’unissent dont l’étreinte se soldera, à partir d’un rien, par cet étrange « quelque chose » dont notre venue au Monde signe la présence. Aporie constitutive de tout surgissement au Monde dont le corrélat est son effacement. Immense et beau et tragique jeu dialectique portant en soi le germe et la moisissure, la promesse et son retrait, le projet et sa perte en des aires de mortel silence car la parole est soustraite à tous Ceux, à toutes Celles qui, au motif de la corruption dont ils sont les porte-insignes, ne persistent en leur être qu’à connaître leur fin perçant sous l’aimable visage de l’origine.
En cet endroit de notre méditation il devient nécessaire d’accomplir un saut conceptuel afin de porter à sa juste mesure cette dimension temporelle qui nous occupe. Dans un de ses multiples écrits, le Poète Ossip Mandelstam nous dit « qu’une œuvre s’explique par son Auteur, c’est-à-dire précisément par un individu », donc par une subjectivité vivante. L’histoire racontée par un Auteur dans son roman laisse transparaître, en filigrane (parfois sans que le Lecteur n’en prenne conscience), la personne même de l’Auteur, les linéaments complexes de son pathos, les espoirs intimes suscités par son acte créateur. Or, « intime », « pathos », « espoir » sont de minuscules mais néanmoins actives transcendances au gré desquelles le Sujet-écrivant ne cherche qu’un accroissement de soi, une « réitération de soi », un supplément d’âme si l’on veut, une exaltation du sentiment d’exister, une manière d’extase l’emplissant du nectar d’une sublime joie. Mandelstam de nouveau :
« Toutes les œuvres (…) ne racontent en fait qu’une même chose, l’histoire de leur venue à l’être. » Mandesltam encore : « Mais cette histoire c’est celle de chacun de nous. Ce n’est pas une histoire extérieure, ce n’est pas une histoire passée, c’est le mouvement de la vie qui nous donne à nous-mêmes à chaque instant. Et c’est pourquoi l’instant n’est pas non plus quelque chose de fugitif, à quoi il faudrait s’agripper. Å travers son éclat brille la puissance qui le pose et ne cesse de le poser. » (C’est nous qui soulignons)
La puissance posante est la vie-même, la substance même de l’Écrivain toujours tendu sur l’étrave aiguë de son propre pathos. Or, en l’Homme, le pathique a ceci de particulier qu’il révèle la nature tragique de son essence : il n’est jamais que la figure momentanée, la figure clignotante, le sursis avant même la « fin de partie ». Après cette longue parenthèse, regardons plus précisément Promeneuse marchant en-Soi, en-avant-de-Soi, en arrière-de-Soi, dans cette mesure temporelle qui est sa façon singulière d’exister. Marchant, Promeneuse redouble l’acte de création, de sa propre venue à l’être, chaque pas la crée que le suivant efface et porte aux profondes oubliettes d’une lacunaire mémoire. Avancée : chaque pas est scansion de Soi, scansion s’accordant au rythme du Monde : oscillation du nycthémère jour/nuit, pulsation du flux et du reflux des choses ordinaires, essor des arbres en direction du ciel, juste anticipation de leur chute. Finalement, sans doute faut-il croire que l’on peut schématiser le grand rythme universel en lequel nous sommes nécessairement inclus, selon la figure d’une sinusoïde affirmant son zénith avant que de rejoindre son nadir. Manière d’éternel retour du même. Ce lent mouvement immémorial n’est pas sans faire penser à l’éternelle cadence du geste d’amour, chaque pulsion : affirmation du désir de vivre, chaque retrait : confirmation de la nécessité, au terme de l’acte, de la mort qui guette depuis son terrifiant massif d’ombre.
Que dire maintenant, ici, qui pourrait sauver Secrète-Temporelle des mors de son destin ? Revenons à la corolle blanche de la fleur d’Aubépine avec son étoile à cinq branches en son centre. Ce qui est à considérer avec attention si, cependant, nous souhaitons soustraire Promeneuse au piège de sa condition mortelle, ceci : certes Promeneuse (tout autant que nous), marche au bord de l’abîme et l’on pourrait logiquement désespérer de ceci. Mais il y a mieux à faire que de l’abandonner à la rigueur d’un destin d’inclination purement stoïcienne. Le mieux à faire : envisager Promeneuse dans une situation qui l’exonère de chuter bientôt. Fascinée par le pur éclat blanc de la corolle du Simple, elle, la Mortelle, se connaît en sa plénitude, en tant qu’immergée dans l’événement de son propre regard. Or ce regard, il nous faut l’envisager dans la dimension ouvrante de sa conversion phénoménologique. Un « savoir voir » authentique se substitue au regard intra-mondain du « On ». Magnifique formulation synthétique proposée par la Faculté de Philosophie Jean Moulin de Lyon :
« En mettant en parenthèse l'ordre commun du voir, il nous donne accès à la conscience constituante, à l'être comme principe d’intelligibilité de l'ouverture du Dasein ou finalement au tangible comme fondement du visible. »
Autrement dit une éducation du regard distraite de ses erreurs, de ses strabismes constitutifs afin d’aboutir au seul regard possible : celui qui vise les choses en leur inaltérable vérité. Seul, de cette manière, le voir est vision d’une possible joie. (Notre société médiatico-spectaculaire pourrait en tirer quelques leçons d’ordre éthique !).
Le temps est venu (sans jeu de mot) de commenter ce qu’au début de cet article nous avions envisagé en tant que sous-titre : « Du Temps-Fugue au Temps-Cristal ». Ce qui, ici, est avant tout à considérer, c’est bien ce « savoir voir », autre formulation pour dire la nécessaire conversion d’un regard saisi en sa vérité au cœur même de l’instant. Sans doute un instant quintessencié, transfiguré par le travail de la conscience intentionnelle qui irrigue toutes les nervures de l’être visé (telle corolle de blanche aubépine), mais aussi, mais surtout de l’Être-visant, Secrète-Temporelle saisie au plein de son essence. Car, pour qu’il y ait vérité, une double exigence se pose : celle de l’authentique de l’objet placé sous le regard, celle du Regardant qui lui attribue être et vie. « Être et vie », oui car seule cette application de la vision humaine à son répondant octroie à ce denier la parution ontologique qui lui est due si l’on vise correctement ce Simple, cette modeste création de la Nature. Deux créations de la Nature : la Femme, la Chose réunies en cette fraction temporelle de l’instant laquelle est chose précieuse. Et, en vertu de quoi, cette mesure infinitésimale du temps est-elle remarquable ? Simplement au motif qu’en l’instant seulement se recueille la fugue temporelle en une condensation, une cristallisation, lesquelles se synthétisent sous le clair visage d’un Temps-Cristal ramassé sur lui-même, perle véritative libre ne dépendant ni d’un passé qui en obèrerait le sens, ni d’un futur qui en compromettrait l’immédiate venue à soi.
Là, dans la pure trace immatérielle du Causse, là dans la blanche vapeur du silence, là dans la ténuité de la seconde, la rencontre-événement de Secrète-Temporelle et de celle qui, depuis toujours lui est destinée, Corolle-étoilée, se réalise l’unique fusion de deux êtres dans une manière d’identité tierce, comme si, de cette confluence, naissait un être de virginale manifestation. Alors, nul besoin de référence à quelque laborieuse réminiscence extirpée aux brumes du passé, nulle nécessité de projeter dans un illisible avenir quelque préméditation qui, jamais, ne pourrait se hisser à la hauteur de cette poésie en acte, de ce chant de source plié au sein même de sa propre félicité. « Félicité de l’instant » comme si cet instant, investi d’une intime conscience humaine, pouvait se regarder dans le tain d’un miroir rejoignant en ceci la pure activité réflexive humaine. Certes, ceci est bien étrange mais ceci ne se justifie qu’au motif transcendant qui traverse Promeneuse, lequel rejaillit, fait écho, applique à la chose visée un coefficient de surréalité dont elle ne saurait, à elle seule, être affectée. Regard de Secrète-Temporelle qui magnifie tout ce qu’il touche en cet instant qui, jamais, n’aura d’équivalent, dont l’énergie accomplit et porte à son acmé tout ce qui fait face. Ce à quoi l’instant quintessencié s’est appliqué : métamorphoser le long fleuve du Temps, cette Fugue à l’infini, en la fine pointe d’un Cristal, passage du divers multiple indifférencié à cette pure exception de ce qui fait sens dans une manière d’heureuse évidence. Si le Temps-Fugue (de nature héraclitéenne) pouvait encore recevoir justifications logiques, accueillir des coordonnées spatiales, s’ordonner selon abscisses et ordonnées, le Temps-Cristal en sa configuration ramassée (de nature parménidienne, fixe, immuable, de l’ordre de l’Idée), est à lui-même sa propre mesure, son essentielle vérité.
Si nous focalisons notre attention sur la Fugue musicale, laquelle vient « du nom de « fuga » (du latin : fugere, « fuir », si nous prenons conscience que, lors de son écoute « l'auditeur a l'impression que le thème ou sujet de la fugue fuit d'une voix à l'autre », nous percevons bien cette illimitation de sa nature, son foncier coefficient d’inachèvement, de privation d’un sens accompli, alors que l’idée même de Cristal en constitue l’antinomie sous le visage d’une belle unité. Si la Fugue, continûment reportée dans l’enchaînement des voix alternées, apparaît floue, a contrario le Cristal en est l’exact contrepoint, une précision qui appelle la focalisation des sens de l’Observateur. Ce que la Fugue dispense en milliers de fragments, le Cristal en assemble les parties autour d’un unique pli. La valeur du Cristal fait apparaître son côté vivement ordonné, sa rigueur géométrique, ses arêtes tranchantes, translucides qui, métaphoriquement, font signe vers la vérité concrétisée, sorte de mise en équation du réel. Si la Fugue est le lieu du doute, le Cristal est celui de l’affirmation sans reste, de l’espace strictement circonscrit, du Temps en sa pointe la plus fine. Si, à ces évidents prédicats, nous ajoutons la valeur symbolique du Cristal comme « transparence de l'âme et du cœur, de la lucidité de la pensée, de la pureté. », comme miroir de « la sagesse naturelle », nous serons immédiatement saisis de l’intrinsèque qualité de cet instant qui lui correspond sur le mode analogique, de ce temps d’inépuisable ressourcement, à condition cependant qu’il soit envisagé sous l’angle de la puissance cardinale qu’il recèle si l’on s’applique à en atteindre la véritable cible sémantique.
Maintenant, il ne nous reste plus qu’à commenter ce qui, dans la belle image de Bernard Plossu, « La Nuit », se laisse approcher en tant que signification chez « Nocturne » (alias Secrète-Temporelle, Promeneuse, Flâneuse, car l’être est toujours oscillation autour d’une polarité, constant réaménagement avant que, d’une manière entièrement hypothétique, théorique, ce dernier, l’être, puisse trouver son calme et son repos.)
Tout le jour la lumière a été vive qui faisait son sourd bourdonnement, son bruit de feuille morte raclant le sol de poussière, tout le jour, les Hommes, les Femmes, placés sous le joug de clarté n’ont eu d’autre mesure que de baisser les yeux, d’avancer au hasard des chemins, leur conscience ensevelie au sein même de leur plaine de chair. Habituellement, l’on rapproche la Lumière de la Vérité, en en faisant des quasi-synonymes. Certes la métaphore est assez exacte. Cependant seule une lumière cohérente, canalisée, si l’on veut, disciplinée, laisse émerger de son peuple de phosphènes une possibilité de sincérité. Trop de clarté et les yeux sont débordés, la conscience submergée et, en lieu et place de l’authenticité, ce n’est qu’une matière frelatée qui se propose à la lucidité des Existants.
Puis le jour décroît, puis le crépuscule assemble ses rayons à la manière d’un fagot et les premiers mouvements nocturnes, resserrant les lèvres du jour, font signe vers la nuit qui, toujours, est recueil en soi de ce qui est essentiel, de ce qui se dérobe à la prodigalité du jour, à ses excès, à ses dons pluriels, à ses déclinaisons infinies. La mission essentielle de la brune, de l’heure hespérique : condenser, cristalliser ce qui, tout le jour a eu lieu, qui ne demande qu’à reconnaître, au sein de l’ombre, l’étroitesse d’un regard, la belle synthèse dépouillée de son luxe de détails, de ses polyphoniques excroissances, de ses lianes arbustives qui enserrent, font de la vision ordinaire du Monde une silhouette aliénée parcequ’éblouie, dispersée aux quatre vents des humeurs chagrines, poncée à vif au gré des bacchanales qui, chaque jour, davantage, ont creusé en l’humain les ornières du doute, de la dérision.
Avant que de confier son corps à la soie de la nuit, convient-il de se recentrer sur Soi, de se purifier, en quelque sorte. Une heure neuve va commencer qui suppose quelque rituel initiatique, quelque cérémonie intime comme lorsque la Promise, dans le secret de son âme, rassemble son amicale énergie avant de l’offrir à celui à qui en est l’amoureux destinataire. Secrète-Temporelle s’est portée au-devant de son miroir. Dans la petite pièce la lumière est douce, tamisée, identique à celle des boudoirs d’autrefois en lesquels on confiait son désordre personnel à une oreille amie. La vêture est noire, longue, enveloppante. Pareille à la chevelure, ruisseau d’ébène se perdant dans l’illisible des signes. Les bras sont relevés qui retiennent les vagues de la chevelure. Le visage est un ovale à peine perceptible. Un miroir est au mur qu’un large cadre de bois détoure. A proprement parler, on n’aperçoit à peu près rien sur la plaine de verre, à peine un fragment, sans doute l’angle d’un coude justifiant Celle que nous observons.
Dès cet instant, et plutôt que de poursuivre plus avant notre description, il devient nécessaire de poser les jalons de quelque interprétation vraisemblable. La temporalité diurne, cet éclatement, cette dispersion, cette infinie mouvementation ont trouvé, en la dimension nocturne, les termes mêmes de leur antinomie. Le temps s’est resserré, a replié ses rayons. De l’éternelle Fugue qu’il était, le voici ramené au pur fragment de Cristal. Se regardant dans le miroir c’est un étrange phénomène qui se produit : le regard de Temporelle en tant que regard se regardant. Au jour, ce même regard se déployait selon collines et vallons, selon déambulations humaines, selon la myriade de choses essaimant les sentiers du Monde. La nuit, telle une nuit originelle, a tout ramené à l’étroitesse d’un germe, d’une graine consciente d’elle-même avant que le prochain jour ne la dispose à nouveau à faire effraction dans une pluralité de signes, de gestes, d’actes ne connaissant nulle limite.
Temporelle, plongée au sein même de ce regard talqué d’absolu, il est à lui-même le début et la fin, la cause et l’effet, Temporelle donc ne s’arrime ni à un passé déjà révolu, ni à un futur qui bourgeonne au loin mais dans le plus pur des néants qui se puisse imaginer. Ce à quoi s’applique Temporelle : uniquement à donner lieu à l’étincelle de l’instant, cette présence du présent qui est la seule dimension perceptible lorsque l’on considère les choses en leur vérité la plus spontanée. Nulle réminiscence de quelque souvenir que ce soit, joyeux ou triste. Nulle volonté de se projeter au-delà de ce verre du miroir dont, vous l’aurez compris, il est l’allégorie même de l’imminence du jouir de l’être, tout déport de celui-ci dans le temps étant renoncement à qui il est, effacement de tous ses prédicats actuels. Car oui, nous sommes avec Temporelle-au-Miroir, dans l’actualisation la plus radicale de qui-elle-est. Clairement délimitée par cette qualité temporelle immédiate, elle ne connaît nullement les avatars de sa biographie, pas plus qu’elle ne peut se perdre dans la nasse complexe de ses revendications futures. Telle qu’elle est en cet instant de sa méditation-contemplation, elle ne peut que susciter une réelle homologie avec les propos mallarméens,
« Telle qu’en elle-même l’éternité la change »
dont nous proposons une infime variation. « Telle qu’en elle-même » dit l’essence inaltérable de son être. « L’éternité la change », ce curieux oxymore joue sur l’effet de surprise dont le Poète escompte qu’il fera naître, en quelque manière, cette réalité platonicienne de l’Idée, ce monde Idéal dont tout Créateur est en quête, sa volonté se défendit-elle de poursuivre cette obscure chimère.
Mais qui donc, sur cette Terre affligée de mille maux, n’a jamais caressé l’étrange songe de devenir immortel, d’outrepasser les rives bornées de sa propre naissance, de sa propre mort ? Est-ce là pure bluette de l’enfance, caprice d’adulte non encore parvenu au rationnel de la maturité ? Est-ce fantaisie imaginaire et alors, derrière soi, laissant la dépouille du réel, on marcherait sur l’eau, on déambulerait au milieu du peuple des nuages, là où d’archangéliques ailes bien disposées en notre faveur nous promettraient d’édéniques grâces ? Å la vérité, mais nous n’en pouvons rien savoir, quelle est la nature intime du Temps : l’incessante agitation d’une Fugue ou bien l’immobilité du Cristal ? Sans doute le fait même de poser la question, bien plutôt que de constituer une simple esquive est le point même à partir duquel, nous Êtres bifides, Êtres en partage, Êtres de l’ombre et de la lumière, pouvons trouver le site le plus indiscutable de nos errances, elles sont le symbole de notre liberté.
Être libre, est-ce ne point choisir ?
Est-on en-deçà de l’instant ?
Au-delà de l’instant ?
Ou bien, de façon
plus déterminée,
coïncidons-nous avec lui,
assemblant en ceci le divers
dans une essence immuable
dont au moins une fois
dans notre existence
nous serions le lieu
d’actualisation ?
Ou bien notre
humaine condition
Nous condamne-t-elle,
éternellement,
à n’être qu’un
simple fléau
occupé de Soi,
une constante vacillation,
une infinie fluctuation,
une obsédante Fugue
cherchant à saisir
un rassurant
un définitif
Cristal ?
Qu’est-on
que nous peinons,
toujours, à porter à
la clarté du verbe
assuré de sa
propre vérité ?