Roadtrip Iberico…
Alentejo…
Portugal
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Ici, nous souhaiterions mettre en relation deux photographies, non pour souligner leurs similitudes ou leurs différences, mais afin de poursuivre une courte méditation sur les enjeux de l’acte esthétique. A la fin de faire apparaître la singularité de chaque représentation, nous décrirons, successivement, chaque proposition plastique dont, à la suite, nous essaierons de tirer une manière de synthèse.
Alentejo
Le ciel est lourdement pommelé qui paraît infini, confronté au vertige de la vastitude. Immensité grise, pesante, plombée, que tutoie le ventre de nuages, objets plus légers, plus aériens, teintés d’écume. Tout près de la ligne d’horizon, une large bande claire d’un air dont nous supputons qu’il est léger, ouvert au mouvement, mince lisière, médiation presque inaperçue du terrestre et du céleste. L’horizon, lui, se réduit à une unique ligne d’un gris plus soutenu que l’air, juste une palpation, une hésitation, comme si, énoncer l’aventure du peuple des Terriens, ne se pouvait dire que dans la retenue, l’inspir suspendu, l’hésitation à affirmer quoi que ce soit du Monde qu’il suppose puisque nous n’en percevons jamais qu’un fragment.
Présence de l’Humain, brossée en négatif, si nous pouvons nous exprimer ainsi. Un champ de large venue, une houle d’épis qu’un vent océanique fait doucement onduler. Flux reflux du vivant en son émouvante palpitation. Ici, paradoxalement, mais dans le genre d’une esthétique heureuse, c’est l’absence des choses elles-mêmes qui les établit dans un coefficient de présence qui n’est plus irréalité au motif que notre conscience a imprimé, en elle, ces modesties, ces apparences voilées, ces pertes et chutes qui nous questionnent au plus profond. Car oui, au travers de ces fragiles manifestations, ce sont bien les actes humains qui s’y dissimulent, nous y percevons, sans doute, la grâce enfantine dans ces jeux primesautiers des épis ; la beauté féminine dans la clarté partout présente ; l’ardeur masculine dans cette énergie, dans cette infinie pulsation du réel. Nous y devinons la belle moisson de l’Amour, le friselis de la séduction, la cadence souple du jour, l’effusion des sentiments et, métaphoriquement, la germination du grain, son exhaussement au-delà du souci des Hommes.
Car, parfois, c’est l’absent, l’éloigné, la touche discrète qui se manifestent bien plus que les clameurs et mouvementations mondaines. Une manière d’art de l’allusion, ou plutôt de l’illusion, et nous pourrions évoquer, ici, une sorte d’efficacité en trompe-l’œil. Notre vision d’Observateurs s’alimente à la transparence de ces épis, se fond dans leurs intervalles afin d’y débusquer ce que notre imaginaire fertile (immense liberté) y fera naître à la hauteur de son caprice, de sa fantaisie. Au-dessous de la marée d’épis, un premier plan badigeonné de noir, comme si se montrait à nous la nuit matricielle qui en hébergeait la spectrale forme. Et, dans une intention purement sémantique, nous avons réservé la dernière place, l’ultime manifestation à cet arbre solitaire, couleur de deuil et pourtant, il se donne tel celui qui, hissé du ventre lourd de la Terre, la déborde, l’accomplit en une certaine manière, faisant de cette frange de lumière en direction du ciel l’immense et belle venue à l’être de ce qui mérite d’y figurer, d’y faire face. Dire l’essentialité de cette image serait proférer un truisme, dire sa beauté ne pourrait avoir lieu que sous le sceau d’une pure évidence.
Nous sommes là, dans l’image, immergés dans le flux de ses multiples profils sémantiques, conscients de la validité de nos jugements, lucides quant à la faveur qui nous a été accordée de nous arrêter un instant, comme sur la margelle expressive du visible, inondés cependant, dans l’insu de sa valeur, saturés jusqu’à la moelle de nos os par cette douce marée invasive qui tresse à nos corps la vêture de notre juste compréhension. Car si nous comprenons (prenons avec nous) cette image, c’est d’abord un échange chair à chair, corps de l’image contre celui qui nous a été depuis longtemps alloué ; ensuite c’est l’ouverture du sens que nous sommes à cet autre sens qu’est la valeur symbolique de l’image, comme s’il y avait écho, correspondance, connexion de la profondeur de l’image et de notre propre pouvoir de conceptualiser. Toute posture logique quant à l’exigence de décrypter justement ce qui vient à nous : ce paysage, suppose qu’un mouvement analogique s’installe de nous à elle, l’image, de nous à lui, le paysage. Seul le partage, seule la liaison nous placent en rapport d’amitié avec ce ciel, cette eau, cette montagne.
Sant Llorenç de Montgai
Roadtrip Iberico…
Sant Llorenç de Montgai
Catalogne
Nulle transition avant que de déboucher dans le bel univers de cette photographie. Décrire encore une fois dans l’intention qu’un sens se manifeste, sans doute inaperçu, au motif d’un premier et rapide regard. Toujours ce dernier, le regard, est poudré d’une touche mondaine qui le dispense de creuser plus avant le massif compact des significations. C’est le ciel, le mystérieux ciel qui nous interroge à l’initiale de notre vision. Ce ciel qui transcende ce lourd fardeau, là où vivent les Hommes et les Femmes, là où la joie est exception, la peine monnaie commune du cheminement existentiel. Le ciel donc est noir en sa partie haute, juste issu des profondeurs d’un lointain et illisible cosmos. Puis, à mesure que le regard sonde les champs plus proches, la suie s’éclaircit, se disperse en mille fragments, en un archipel de formes mouvantes, en des touches si légères, de cendre et de talc, comme si la mesure céleste voulait ménager au Peuple des Terriens, la possibilité d’une ouverture qui est, toujours, signe de l’effervescence de la conscience.
Du profond de l’image viennent à nous, dans un genre de prudence calculée, ces douces irisations, ces résurgences liquides frémissantes, ces plaines grises et neigeuses, ces brillantes lumières aquatiques, ces frissons à peine posés sur la sourde inquiétude du Monde. Et, pour un peu, nous aurions omis de citer ces montagnes aux falaises de marbre, ces sublimes arêtes, cette géométrie infiniment disponible dont notre conscience doit jouer à des fins de constitution d’une mythologie individuelle, une « mythologie portative » pour reprendre l’une de mes anciennes énonciations. Nous sommes là, dans l’image, sans débord, sans transition vers autre chose que ce qu’elle est hic et nunc, ce singulier et irréversible phénomène dont, une fois, nous aurons été atteints jusqu’en notre pointe extrême, ne pouvant renoncer à son évocation qu’au prix d’une déconstruction même de l’architectonique signifiante élaborée, minutieusement, affectueusement, pourrions-nous dire, logée dans le singulier tissu de nos affinités. Car, en un genre d’affirmation apodictique, nous sommes nos affinités.
Synthèse
Maintenant, dans un souci de mise en perspective réciproque des deux images, il nous est demandé de les ajointer, de ne laisser, entre leur représentation, que le mince liseré de l’intuition. Mais les rapprocher ne consiste nullement à les confondre, pas plus qu’à les opposer. Faire appel, aussitôt, au titre de cet article en tant que condensation, formule ramassée de ce qui se lève à partir de leur essence-même. « Du pluriel foisonnement à l’unité révélée ». Oui, nous pensons que c’est bien cette évidente dialectique (qui cependant ne les « oppose » qu’à les rapprocher dans un geste photographique toujours singulier : ces subtiles touches, ces diaphanéités, l’exactitude de ces Noir et Blanc en tant que vérité de ce qui vient à nous), donc c’est bien un genre de « logique » qui s’installe en ces photographies selon une ligne de partage (qui n’est jamais que confluence des propos respectifs), posant le foisonnement des épis d’Alentejo face à l’unité sans césure des eaux de Sant Llorenç de Montgai en Catalogne. Cependant et dans l’optique d’une précision renouvelée d’une possible rencontre des deux images, nous affirmons leur évidente parenté au motif d’un style commun qui en accomplit l’heureuse esthétique. De toute manière, si l’on se place adéquatement dans la vision pure de ce qui, ici, se manifeste, une illumination ne tarde guère à surgir, laquelle fait du divers délicatement représenté le lieu-même d’une perception unifiée du réel. Car, à l’aune d’un premier regard, si nous percevons d’évidentes différences, c’est en raison d’une saisie du réel qui nous est proposé en sa matérielle et contingente venue à nous : ce ciel, cette eau, ces montagnes en tant qu’effectivités, actualités, patentes présences, objectives et massives existences, quelque part dans le paysage de l’Alentejo, dans les pics et vallées de Catalogne.
Mais à ce regard réaliste, convient-il d’opposer un regard esthétique, lequel, transcendant le sol des évidences premières nous installe immédiatement dans une saisie plus conséquente, comme si, à la quantité de la Nature, à son fourmillement pléthorique, à sa saturation matérielle, se substituaient une légèreté, une floculation intellective seules en mesure de percevoir la profondeur, l’essentialité du geste artistique. Conséquemment, ni similitude, ni différence pointées tout au long du commentaire de ces deux images. Ces deux images ne peuvent être considérées que dans leur totale autarcie, dans leur complète liberté. Tout comme nous-mêmes qui sommes libres vis-à-vis de qui-nous-sommes, nullement par rapport à telle autre réalité extérieure qui nous situerait en qualité de « servitude volontaire » pour employer les mots de La Boétie.
Ces photographies puisent leur propre liberté à l’intérieur de qui elles sont. Une œuvre d’art n’est pas belle par rapport à une autre, elle porte, en elle, l’entièreté, l’intégralité de son essence, à savoir l’épaisseur de sa vérité esthétique. Nulle nécessité de quelque comparaison que ce soit, chaque objet esthétique est un en-soi, une totalité, une manière d’absolu excluant l’appel à toute extériorité. Tout geste d’extériorisation est, déjà, perte de l’essence, condamnation à la pure immanence et, bientôt, ouverture d’un possible non-sens.
Voici, le périple conceptuel est réalisé qui double le périple réel. Que dire au terme de cette méditation ? De ces périples, de ces rencontres géographiques, paysagères, que reste-t-il dans la conscience du Photographe ? Une simple mesure Physique, le souvenir des routes, des lacs, des nuages ? Ou bien une mesure bien plus dissimulée dans les plis de l’inconscient, à savoir la persistance d’une émotion Métaphysique évoluant à bas bruit ? Que reste-t-il lorsque, le voyage terminé, les derniers lacets de la route effectués, un genre d’aimable réminiscence flotte tout autour d’images réelles, fécondées, transmuées, transfigurées par l’activité métamorphique de la conscience ?
Que reste-t-il ?
Un rocher,
l’Idée d’un rocher ?
Nous questionnons.