Œuvre : Barbara Kroll
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« Au sein même de la confusion », énonce le titre et, déjà, c’est une manière de possible chaos qui vient nous rencontrer, nous faire douter de qui-nous-sommes, instiller en nous ce que d’aucuns se plaisent à nommer « poison métaphysique », mention que nous métamorphoserons en son envers même, au travers du riche lexique de « ravissement », « délectation », « jouissance » métaphysiques, au motif de la « supériorité » de l’invisible par rapport au visible, de sa pure transcendance, le réel têtu, massif, entièrement déterminé nous aliénant à sa trop vive clarté, lui préférant le doute, l’approximation, la demi-mesure du clair-obscur qui est aussi sa liberté. La pleine lumière du jour nous fixe en notre silhouette même, nous détoure de si près que plus aucun mouvement ne nous sera alloué, que toute prise de décision en ce domaine nous sera extérieur, tout comme la mouvance, les fluctuations de l’air qui supportent l’oiseau, infléchissent son vol de telle ou de telle manière, indépendamment de qui-il-est, alors qu’en son for intérieur, le pierrot s’illusionne sur l’origine de sa supposée liberté. Le jour l’a cloué contre la toile de l’exister sans qu’il en prenne conscience, sans qu’il puisse s’arroger le droit d’incliner son propre destin. Ce que nous voulons dire ici, c’est que le jour en tant que métaphore de ce qui est totalement venu à soi, de ce qui est stabilisé une fois pour toutes, précisé dans ses détails mêmes jusqu’à l’excès, ce qui donc est prononcé jusqu’à la dernière syllabe, jamais plus ne pourra connaître la pure joie de son autarcie, l’ivresse toute logique, naturelle, si l’on veut, de sa possibilité d’être ceci ou cela au gré de ses intimes fantaisies, à la hauteur de ses caprices les plus légitimes.
Ici il convient d’installer une parenthèse historique. La vision du Monde des Anciens Grecs partait d’un Chaos originaire, lequel heurtait la Raison et c’est pour ce motif qu’un Theos, un dieu était convoqué afin que, ce Chaos définitivement dompté, organisé, mis en forme, pût enfin se lever l’image heureuse, sécurisante, belle, d’un Cosmos brillant à l’infini des ciels d’immense temporalité, ciels parfumés d’éternité. Mais un paradoxe surgit bientôt quant à la thèse évoquée ci-avant, laquelle semble faire du Chaos la condition de possibilité de la liberté alors que le domaine du Cosmos ne serait que le lieu de l’aliénation. Ici l’on sent bien que quelque chose boîte, qu’une logique se trouve contrariée, qu’une juste intuition des choses ne fasse apparaître que du vide, du Néant. Il est juste que l’esprit se rebelle à la simple idée de supporter le Chaos ou son idée-même afin de se connaître comme libres.
Il nous faut aller plus avant et mettre en relation étroite Chaos et Cosmos afin de voir ce qui, d’eux, ces mystères, peut être compris. Le Chaos, considéré en son entièreté, ne nous dit rien de plus que ce qu’il est, une perte à jamais de la signification. Il en va évidemment de même du Cosmos, lequel considéré en son entièreté, ne nous dit rien de plus que ce qu’il est, l’accès à la signification. Mais, chacun pris en soi, ne présente jamais qu’une face d’un visage à la Janus. Or une seule face ne dit rien au motif qu’identiquement, Lumière sur Lumière ne dit rien, pas plus qu’Ombre sur Ombre ne prononce quoi que ce soit d’audible. Il faut la mesure de la différence, que chaque chose face fond sur la chose adverse, le mot sur le silence, la paix sur le conflit, l’amour sur la haine. Ce n’est qu’à être tirés à hue et a dia que nous, les Hommes, pouvons prendre conscience de cette profondeur qui nous habite dont, le plus souvent, nous ne percevons que l’écume, quelques ronds s’agitant à la surface de l’onde.
Donc, si ceci présente quelque réalité, c’est à l’exacte jointure des deux, du Chaos, du Cosmos, en leur point d’intime articulation que surgit une possible clarté quant à leur êtres respectifs. Ceux, Celles qui sont habitués à ma prose se seront aperçus de la constante mise en exergue, au cours de mes textes, des notions telles les lisières, la valeur métaphorique de l’aube et du crépuscule, le rôle des échanges, des passages, des relations. Et, d’une façon toute naturelle, tout ceci fait signe en direction des concepts d’inaccompli, d’inachevé, de fragmentaire, de lacunaire, de non encore venu au jour de leur présence, donc au jour de leur Vérité. Lisières et inachèvements jouent au même titre que l’essence qui prend appui et se révèle au sein de la relation Maître/Esclave, de celle existant entre Esprit et Matière, de celle encore entre Transcendance et Immanence. Ce qui est à observer ici, c’est le rôle sémantique s’instillant entre ces valeurs contraires, entre ces oppositions onto-métaphysiques. Si bien que comprendre l’Esprit ne se peut qu’à mettre en présence Esprit et Matière, que comprendre l’Être c’est le référer immédiatement au Non-Être.
Mais revenons au couple Chaos/Cosmos de manière à tirer, de leur rapprochement, quelque indication nous mettant en mesure d’en saisir l’essence. Évoquer le Chaos ne peut se faire qu’à aussitôt faire venir la figure de Dionysos. Évoquer le Cosmos ne peut avoir lieu qu’à se disposer à regarder le visage d’Apollon. Nul ne pourra s’inscrire en faux contre le fait que la confusion soit d’origine dionysiaque, genre d’immense pandémonium outrepassant l’ordre et la proportion. Quant à l’Apollinien, il appellera à lui mesure, équilibre, sérénité. Mais il convient de mieux définir et de se rapporter aux énoncés du Dictionnaire :
« Apollinien : Figuration catégorique de l'esthétique de Nietzsche désignant tout ce qui est clair, distinct, harmonieux, équilibré. »
« Par opposition à l'apollinien, ce qui est relatif à la figure de Dionysos dans la philosophie de Nietzsche ; il désigne tout ce qui est dissonant, chaotique, tout ce qui convoque une série indéfinie de contradictions (comme affirmatif et négateur, souffrant et joyeux, ironique et profond, etc.) qui reconduisent à la contradiction fondamentale entre Éros et Thanatos, c'est-à-dire le dynamisme vital-érotique et la mort. »
On s’aperçoit donc ici du gouffre qui ouvre son abyssale dimension entre Apollinien et Dionysiaque. C’est sur le paradigme de cet écartèlement qu’il conviendra de faire porter son attention, à l’aune d’une vision quasi manichéenne, certes archaïque, mais autorisant, au gré de cette amplitude, de pointer l’index sur leurs antinomies radicales et leurs significations singulières. Nous arrêtant sur le contenu des définitions du Cosmos-Apollinien, du Chaos-Dionysiaque, inférant logiquement de ceci que le Cosmos est le site idéal d’une pure joie et que, corrélativement, le Chaos est le site déficient de la tristesse, notre choix se porterait, inévitablement, en direction de ce joyeux Cosmos, signe de toutes les félicités. Mais il faut aiguiser, de façon plus précise, le scalpel de notre vision. Si l’on demeure sur le plan strictement théorique, le rapportant cependant, en une manière d’arrière-plan, dans le domaine de l’expérience, l’on s’apercevra vite que, ni le Cosmos en son entièreté ne pourra constituer la panacée universelle d’un Bien enfin atteint, ni le Chaos ne fera signe vers la désolation insondable d’un incoercible Mal.
Car la réalité est faite de telle manière qu’elle se plaît à mêler les genres, à prendre dans l’un pour verser dans l’autre, à instiller en l’âme de qui la regarde le doute le plus confondant. Å telle enseigne qu’un regard plus soucieux de Vérité ne pourra que découvrir, sous la touche lénifiante Apollinienne, des contrariétés venues en droite ligne du domaine Dionysiaque et, en vertu d’un juste retour des choses, débusquera dans l’approximation Dionysiaque quelque rigueur, quelque ordre venus de la terre Apollinienne. Donc, chaque entité envisagée dans l’entièreté de son être, tel qu’appréhendé par le regard mondain ordinaire, bien plutôt que d’apparaître unitaire, limitée à son monde propre, empruntera à ce qui n’est nullement elle des caractères opposés. Autrement dit, sous l’Apollinien, du Dionysiaque qui, toujours perce, et inversement, du Désordre se levant de lOrdre. Attentifs à cette contamination, l’un par l’autre, des motifs cosmiques et chaotiques, notre sensation, inévitablement, s’ingéniera à mettre du relatif dans l’absolu, réalisant un genre de mutation alchimique non encore parvenue à l’exactitude de la pierre philosophale. Dans la double optique d’un Bien-Cosmos traversé par les lacunes, les déficiences d’un Mal-Chaos, force nous sera imposée de positionner le concept de Vérité-Liberté, bien plutôt à la jonction de ces deux effectivités qu’exclusivement en l’une seule des faces de natures exactement délimitées. Ici doivent nécessairement resurgir ces formes médiatrices du réel que nous nommions sous les vocables « d’aube », de « crépuscule », « d’échange », de « passage », de « relation ».
Si nous reprenons la figure « d’Esquisse-en-son-chaos », telle que représentée par Barbara Kroll, nous dirons qu’elle ne peut être entièrement déterminée par la seule confusion du lacis des lignes, par la brume de couleurs si peu lisibles, par la hachure de ces tracés qui ne semblent être que les propositions de quelque Démiurge pris de folie. Déjà, dans l’imprécision du dessin, déjà dans le réseau précipité des arabesques, déjà dans l’amorce d’un siège se donne, comme en sous-main, une activité scripturaire relevant de l’ordre de signes nécessaires à l’élaboration d’une possible figure humaine. Figure humaine, donc épiphanie d’un juste et généreux cosmos car c’est bien de ceci dont il est question, de mesure, d’ordonnancement, de proportions exactes et de diverses harmonies qui bâtissent un socle pour l’Humain en sa propre venue sur la scène du Monde.
Ce qui, ici, est remarquable, c’est l’indubitable présence de quelque chose qui s’organise, genre de naissance d’une forme productrice de sens, introduction d’une logique parmi l’éparpillement et le foisonnement de l’illogique. Ce qui revient à dire que l’émergence d’une Vérité ne saurait se limiter à l’aire Apollinienne, qu’en la dimension hermétique, impénétrable, nébuleuse, pleine de contradictions internes de la mangrove Chaotique, peut toujours surgir et s’actualiser la possibilité d’une détermination rationnelle qui se donnera, au moins de façon provisoire, en tant qu’antinomie du geste de l’absurde. Comme si, de l’activité insane, inepte, telle que poursuivie par Sisyphe hissant son bloc de rocher tout en haut de la montagne, puis redescendant la pente, il ne fallait retenir, symboliquement, que la position ascensionnelle, manière d’élévation hors-de-Soi génératrice de satisfaction immédiate capable de réitération. Un genre de salut de Soi, si l’on veut, d’extraction de ses ornières les plus confondantes, de sortie de ses cachots les plus ténébreux.
Å n’en pas douter, le Réel, la Vérité du Sujet sont totalement inclus dans l’idée-même de constant passage du Chaos au Cosmos, dans la permanente oscillation du Mal au Bien, dans l’itérative fluctuation du Non-Être à l’Être. Cependant, si l’on y réfléchit bien, rien d’étonnant à ce que le constant balancement de la Vérité se calque sur le battement même de la Vie en ses alternances de joies et de peines. Ce qui, maintenant, reste à montrer (plutôt qu’à démontrer), le lieu, puis l’événement à lui-même énigmatique qui, puisant dans l’illisible Chaos le métabolisme de son pur exhaussement, métamorphose la nuit en jour, instille au plein de la conscience humaine, les ferments de son propre accroissement, de sa sortie de la Caverne emplie d’illusions, de spectres, de simulacres, autant d’impostures, de mirages dont il est nécessaire de s’extraire afin de se connaître Existant au plus près d’une certitude, d’une objectivité de qui-l’on-est. Être Soi au plein de Soi. Soi identique au Soi, nullement produire un artifice, une fourberie, nullement se complaire en une ruse de Soi à Soi qui est la dimension la plus affligeante d’une conscience biffée se satisfaisant de la première supercherie, de la première affèterie venues.
Ce qu’ici l’on souhaiterait montrer, de quelle manière quelque chose de positif, de plénier, de dilaté, de riche, d’expansif peut s’élever des ornières Dionysiaques du fougueux, du sensuel, de l’instinctif, pour connaître, au moins dans l’approche, le cordial, l’enthousiaste, le féérique si, du moins ce dernier peut habiter, l’espace d’un instant, la contrée de l’âme humaine. Tendre la lame de son Esprit de façon juste, extraire de l’immanence radicale quotidienne, de la lourde factualité, quelque événement, fût-il mince et, le plus souvent inaperçu, de manière à faire de ce brusque dévoilement, de cet éclair soudain, le site même d’une Arcadie dont le lumineux paysage tracera à nos pas le sentier de quelque espoir, ouvrira le chemin de quelque intime volupté. Être Soi dans la mesure donatrice de Soi, c’est-à-dire libérer le Soi de toutes contraintes qui l’emprisonnent et obscurcissent la progression de sa voie. Déboucher dans le site sans contrainte de ses propres Affinités (cette Vérité de Soi à Soi, aussi bien esthétique que profondément éthique), faire du Soi le centre d’un rayonnement à lui-même sa propre Vérité. Ici seulement et de cette manière d’intime fécondité de Soi à Soi (sculpture de Soi), peut se révéler le plein d’une Liberté que, pour notre part, nous définissons en tant qu’Apollinien et seulement Apollinien, après que les prédicats Dionysiaques estompés, ne demeure que le signe clair et indubitable d’Être-au-Monde selon la plus exacte posture qui soit : ÊTRE SOI. Bien sûr ce souhait de clarté ne se peut trouver que dans une posture idéale par rapport au quotidien contingent.
Du sein même de la fête Dionysiaque, extraire ces minces transcendances qui donnent sens au Monde, le sien propre et le plus lointain où brille le regard des Hommes en tant qu’Hommes. Extraire, par exemple, l’exception d’un beau paysage d’une peinture autrefois rencontrée. Extraire du bruit ambiant l’inflexion d’une voix faisant signe vers le pur langage du Poème lové en Soi. Extraire, d’une attitude, d’un regard, cette méditation philosophique logée au sein de « l’oublieuse mémoire » qui, alors, fera sa magnifique résurgence. Donc, de l’univers nécessairement Dionysiaque qui nous entoure, tâcher d’extraire ce qui, positivement nous fascine et fait sens pour nous, genre de nectar dont nous souhaitons colorer la face terne d’un quotidien s’épuisant à même sa répétition.
1° efflorescence : l’ART
Å l’initiale de nos commentaires, cette belle citation de Jaume Cabré, philologue et écrivain catalan :
“Nous essayons de survivre au chaos grâce à l'ordre de l'art.”
Ici, le Méditant Catalan introduit la mesure Apollinienne destinée à inverser le Chaos, à le métamorphoser en son envers : un bel et exact ordonnancement des choses du Monde et des Sujets qui s’y inscrivent. Å l’appui de ces paroles rassurantes, focalisons notre attention sur l’œuvre romantico-tragique de Caspar-David Friedrich, « La Mer de Glace ». Quelques lignes extraites d’un article intitulé « L’art et le chaos » nous aideront à y repérer les lignes essentielles :
« En 1824, Caspar-David Friedrich achève « La Mer de Glace », qui a pour sujet le naufrage d’un navire lors de l’expédition arctique de 1820. Le peintre compose un paysage hostile où aucune forme de vie n’est présente. L’œuvre présente un amas de glace dans lequel s’entremêle la poupe du navire naufragé. Friedrich montre le chaos de la nature comme beauté brutale. La glace est violente et agressive, incontrôlable par l’homme qui est pris au piège. Cette œuvre questionne sur l’existence humaine : la mort est inévitable. La couleur blanche dominante évoque ce thème. L’artiste s'interroge également sur la puissance de la nature qui broie ce qu'elle a créé. Ce paysage hostile et naturel, paraît intemporel et infini, tout en rappelant la fragilité et la finitude de l’homme. La recherche de spiritualité et du sacré dans un paysage tragique fait de ce tableau une œuvre romantique, où l’élévation vers le ciel après la mort est rêvée par l’artiste. » (C’est nous qui soulignons).
De cette longue citation nous ne retiendrons que cette réflexion : « le chaos de la nature comme beauté brutale ». Cette formulation saisissante, ancrée sur un « brutal » oxymore, reflète, si l’on peut dire, la profondeur même de son intime Vérité. Car le Chaos, loin de demeurer dans l’enceinte de sa propre violence, de n’être que le négateur de la Vie, sa fulguration Dionysiaque, porte en lui les germes mêmes de sa toujours possible inversion. En ses plis tumultueux, la soie d’une beauté, la tranquillité, le repos, l’immuable dont l’œuvre d’art accomplie est l’effective matrice. Du reste, si nous nous engageons à découvrir les forces latentes de « La Mer de Glace », nous y découvrirons bien vite quelque lueur d’espoir. La sémantique du titre de l’œuvre est déjà empreinte d’une dualité qui fait signe en direction du tumulte, du flux et du reflux, des tempêtes incluses dans l’idée même de « Mer ». Mais aussi, comme son envers, la « Glace » translucide, aux arêtes vives et totalement déterminées en leur belle architecture, la pureté de sa texture, l’immuable et la part d’éternité qu’elle recèle, tout ceci nous conduit en terre Apollinienne, avec, juste au-dessus le bleu limpide du ciel, son symbole évident : « spiritualité », « sacré », « élévation vers le ciel ». Tous les ingrédients sont ici réunis de manière à sortir de l’ornière du Chaos, à créer de l’Ouvert, à tracer les lisières d’une Clairière.
2° efflorescence : LA LITTÉRATURE
Afin d’approfondir notre méditation de la force occlusive du Chaos, de la puissance opposée de désocclusion du Cosmos, laissons la parole à un extrait de l’excellent ouvrage de Michel Jeanneret, Universitaire Helvète, « Perpetuum Mobile - Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne » :
« La masse inerte se révèle donc, une fois de plus, ambivalente : le site de la guerre est aussi le creuset de la vie. Les agents de la transformation - la conversion du chaos en cosmos - diffèrent selon les versions du mythe : Platon invoque le Démiurge, Ovide désigne vaguement « dieu et la nature », d’autres parlent de l’âme du monde : autant d’hypostases, plus ou moins définies, de la divinité. Ronsard lorsqu’il commente l’actualité ou qu’il décrit ses mouvements de pensée, utilise souvent, lui aussi, la métaphore du chaos et, pour identifier la force capable d’opérer la transmutation, invoque une autre tradition :
« Avant qu’Amour, du Chaos otieux
Ouvrist le sein, qui couvait la lumière,
Avec la terre, avec l’onde première,
Sans art, sans forme,
estoyent brouillez les cieulx. »
« Les Amours » - Pierre Ronsard
Si les cieux étaient brouillés, mêlés à l’eau et à la terre (nous reconnaissons ici la métaphore de la Genèse), si tout était informe, cependant, c’était sans compter sur la puissance métamorphique d’Amour qui, ouvrant le sein du Chaos, ne pouvait que faire surgir la Lumière qu’il dissimulait, peut-être à l’aune de quelque jalousie. Les symboles sont si évidents qu’ils ne méritent de plus longs commentaires.
3° efflorescence - LA PHILOSOPHIE
“Le chaos est rempli d'espoir parce qu'il annonce une renaissance.”
Cette citation de Coline Serreau résume excellement la thèse de cet article : toujours de l’ombreux dionysiaque s’élève le lumineux apollinien. Å la fin de faire paraître l’éternel conflit du dionysiaque et de l’apollinien, deux Philosophes de la Grèce Antique seront convoqués : Héraclite et Parménide. Héraclite d’abord. L’influence de ce Philosophe sur la pensée de Nietzsche a été décisive, traçant en quelque manière le lit de sa théorie du Dionysiaque. Héraclite « décrit un monde en mouvement, dominé par l’élément du feu, un monde chaotique dans lequel l’homme de raison peine à trouver sa place. » (La Philosophie.com). Les citations ci-après ne nécessiteront qu’un bref commentaire :
“On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.”
Les fleuves, en leur infinie multiplicité, ne sont que les résurgences du chaos originel
“La guerre est le père de tout, et de toute chose.”
Tout, dans l’univers est d’ordre conflictuel, lutte continue des opposés.
“Ce monde a toujours été et il est et il sera un feu toujours vivant,
s’alimentant avec mesure et s’éteignant avec mesure.”
En ce monde, présence du feu, élément dionysiaque par excellence,
image de la fête exubérante, de son énergie vitale,
de la possible éternité de son étincellement.
“Ce qui est contraire est utile ;
ce qui lutte forme la plus belle harmonie ;
tout se fait par discorde.”
“Ils ne comprennent pas comment
ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder.
L’harmonie du monde est par tensions opposées,
comme pour la lyre et pour l’arc”
Loi des contraires, des affrontements, des polémiques qui,
paradoxalement, édifie le lit de tout ce qui peut devenir harmonie.
Nulle harmonie ne peut naître de sa propre imitation,
une chose ne peut jamais s’élever que de
ce qui constitue son contraire,
de cet indéterminé siège
de toutes les déterminations.
Parménide ensuite :
Parménide et l’être : Une philosophie éléate
« Parménide défend une philosophie de l’harmonie universelle. L’homme sage doit trouver sa place dans le Cosmos, faire partie du Tout Universel. » (La Philosophie.com)
« Rappeler que Parménide est un Ouliade, ce n'est pas un simple fait d'état civil, c'est marquer que symboliquement, il descend d'Apollon, le médecin. » (Article : « Parménide et les médecins d’Élée »)
Bien évidemment le Médecin est celui qui, extirpant le Mal (la prolifération incontrôlée du Dionysiaque), lui substitue la santé, donc le Bien, donc l’équilibre Apollinien.
“L’être est, le non-être n’est pas.”
“La première voie de recherche dit que l’Être est et qu’il n’est pas possible qu’il ne soit pas. C’est le chemin de la certitude, car elle accompagne la vérité. L’autre c’est que l’Être n’est pas et nécessairement le Non-Être est. Cette voie est un sentier étroit où l’on ne peut rien apprendre”
« L’être est » peut trouver son équivalent dans « le Bien est » mais aussi « l’Apollinien est » et, par voie de conséquence, « le non-être n’est pas » peut dire le Néant en tant que Mal, en tant que résultat du Dionysiaque porté à son excès.
En guise de point final sur le concept du Dionysiaque et de l’Apollinien
Certes, attribuer la transcendance à l’Art, la Littérature, la Philosophie, pourrait paraître, au premier regard, pure gratuité, jeu lexico-sémantique bien plus qu’affirmation du réel en soi. Nous prenons ici la définition canonique, « primitive » si l’on peut dire, de ce mot, « transcendance », définition telle que proposée par le Dictionnaire :
« Caractère de ce qui est transcendant, de ce qui se situe au-delà d'un domaine pris comme référence, de ce qui est au-dessus et d'une autre nature. »
Ce qui, ici, est pris comme constante « référence » : l’existence en ce qu’elle a de plus massif, de plus matériel, de plus fixé à l’ordre des choses du Monde. Quant à « l’au-delà » de cette réalité, à « ce qui est au-dessus », nul n’aura de peine à le situer, d’emblée, aussi bien dans l’exception des œuvres d’Art, dans la pure beauté du Poème, dans les admirables concepts de la Philosophie. Une condition cependant de cette supposée transcendance : que tous les sujets qui s’y rapportent, qui en font le tissu, soient d’essence supérieure, sublime exigence d’inscrire les créations dépassant l’horizon commun pour embrasser une hauteur, un mérite, une vertu n’ayant plus alors, avec la vision ordinaire des Existants, qu’une lointaine parenté.
Chacun s’accordera à reconnaître les qualités plastiques exceptionnelles convoquées par un Caspar-David Friedrich, à apercevoir l’altitude des « Amours » de Pierre Ronsard, à imaginer la profondeur conceptuelle d’un Héraclite et d’un Parménide, ces penseurs à l’aube de la pensée occidentale. Si, volontairement, nous avons choisi de prédiquer Art, Littérature, Philosophie à l’aune de leur efflorescence, c’est uniquement dans le but d’indiquer, à la façon de la plante, un accroissement, une germination, une éclosion, lesquels ne peuvent, de facto, qu’entraîner notre maturation même, le devenir en nous de quelque chose, certes d’impalpable, d’invisible, mais dont nous intuitionnons, à raison, qu’il s’agit du déploiement de-qui-nous-sommes et ceci suffit à en préciser l’insigne faveur.
Bien évidemment, Chacun, Chacune, eu égard à ses centres d’intérêt, portera son attention sur l’Histoire, la Religion, l’Esprit, l’Être, que sais-je encore ? Les motivations des Humains sont infinies et méritent, sans doute, à condition qu’elles soient vraies, sincères, reposant sur une esthétique et une éthique, méritent donc d’être métamorphosées en ce qu’il y a de plus haut. Cependant la dimension céleste, exclue de toute croyance à l’irrationnel, n’empêche nullement de goûter à ces « nourritures terrestres », cet à-portée-de-la-main qui, toujours mérite d’être métamorphosé en bien plus que ce qu’il est ; à savoir un élan qui est, avant tout, le nôtre !