« Eleven AM »
Edward Hopper
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Nous mettant au défi de découvrir une image, d’en réaliser en quelque sorte l’inventaire, de dévoiler ses significations, rien ne nous sera sans doute plus utile que de la décrire. Signifiance de surface dont il faudra, ensuite, sonder la profondeur. Décrire est déjà la faire sortir de son silence, s’en approprier les lignes essentielles, réaliser une première approche, se poser au seuil de qui elle est. L’ambiance est douce, toute de repos et de calme. La pièce aux teintes apaisées d’argile vient à nous à la manière dont un frais labour d’automne, se hissant de quelque brume matinale, nous rencontrerait dans le genre d’une offrande. Au premier regard, nulle inquiétude, tout est clair, tout est ordonné à la façon d’un harmonieux cosmos. Les tentures, la lampe posée sur son guéridon, la commode à la boiserie discrète, le luxe élégant des murs, le cadre clair de la fenêtre, les voilages légers, tout ceci se donne dans la pure évidence d’un appartement bourgeois inséré le plus naturellement dans le sillage heureux de sa propre mondanité. Le parement des pierres de façade, leur volume, leurs lignes parfaitement droites et exactes viennent nous confirmer dans l’intuition originaire d’un univers taillé à ses plus justes dimensions.
Mais il n’aura nullement échappé à la Lectrice, au Lecteur, que le sujet principal de l’image, cette Jeune Femme assise sur son fauteuil a, pour le moment, échappé au travail même de la description. Ce pur surgissement de l’humain au centre de ses référents matériels, cette osée et surprenante nudité ne peuvent évidemment se donner qu’à la manière d’une antinomie, à tout le moins pour une réelle surprise et, pour les plus lucides, la manifestation d’un véritable étonnement. On n’est nullement NUE face à la fenêtre sans que quelque raison (ou quelque « irraison ») n’en motive l’exposition. Cependant, avant d’explorer plus avant ces bizarres motifs de dévoilement, il est tout à fait logique de nous demander si « Nue », en sa posture édénique, ressent quelque gêne, si sa propre attitude lui pose question, si nous ne serions nullement victimes, en notre observation, d’une « moraline » (selon le mot de Nietzsche) qui troublerait l’exactitude de notre regard, mesurant l’Autre à l’aune de qui-nous-sommes, peut-être des juges bien trop sévères d’une attitude qui ne serait que de pure confiance à l’égard des choses, que de pure spontanéité vis-à-vis du jour qui se montre à la fenêtre ?
En réalité nous questionnons mais, en filigrane de notre interrogation, nous avons d’ores et déjà posé les prémisses d’une vision métaphysique, laquelle voudrait saisir en un fond bien plus abyssal, la valeur ontologique de cette posture somme toute bien ordinaire. Mais il nous faut décrire maintenant « Nue » et tenter d’en saisir, d’une façon plus précise, sinon l’essence absolue, du moins la relative. « Nue » est donc doucement inclinée, buste penché vers l’avant. La nappe auburn de ses cheveux coule en partie sur le haut de son buste. Bras posés sur ses genoux, ses mains sont jointes comme dans le geste de la prière. L’amorce de sa poitrine est à peine visible. La texture lisse de son corps est blanche tel un plâtre, tel un virginal albâtre. On penserait à quelque Ève dans son paradis moderne, observant par la croisée les agitations temporelles, comme si, s’étant extraite du réel, elle pouvait en observer, tout à son aise, les polyphoniques événements. Concession des plus étranges à l’urbanité environnante : ses pieds sont chaussés de deux escarpins noirs à l’aspect des plus classiques. Certes, la dialectique est abrupte qui met en relation nudité et parure vestimentaire. Appartenant, par ses pieds chaussés à la société des Hommes et des Femmes, elle s’en exonèrerait à la mesure d’un corps totalement livré à la délectation gourmande de la lumière. De là naît, bien évidemment, un sentiment d’étrangeté dont, à l’évidence, nous aimerions percer le secret.
Mais, ici, sans plus tarder, il nous fout jouer aux homologies signifiantes, peut-être uniquement formelles, mais chacun sait que la forme recèle en elle les plus évidentes significations, bien plus que cette matière amorphe qu’elle discipline et plie à la mesure de son étrange volonté. Au hasard de nos pérégrinations sur les médias, voici que, soudain, venant de nulle part, surgit, pour nous, en une manière de donation directe, cette blanche statuette, biscuit de porcelaine dont la blancheur rejoint sans délai celle de « Nue ».
Å l’évidence,
la Blancheur est
leur essence,
la Pureté
leur commune mesure,
le Retour à l’Origine
leur unique souci.
Si « Nue », si « Biscuit » nous interpellent de façon si assidue, si leur naturelle et brillante aura fascine notre regard, si notre attention se focalise, sans possibilité aucune de s’en exciper, sur ces deux belles apparitions, ceci ne saurait avoir lieu qu’à l’aune de magnétiques affinités qui nous attachent à elles, dont, jamais, nous ne souhaiterions interrompre le charme. Car, en cet instant de notre prise de conscience, nous nous apercevons que le fait de persister dans notre être de manière suffisamment satisfaisante passera, obligatoirement, par le mélange, la confusion, l’osmose des intérêts que nous manifestons en commun. Ainsi pourrions-nous proposer cette fondamentale équation :
Nue = Biscuit = Nous = Pureté = Origine
Et ceci n’est nullement l’expression de quelque fantaisie. Il en va bien, effectivement, de notre être, ici, dans cette confluence existentielle, dans cette indistinction où nulle présence ne sera différente des autres, où tout fera sens dans une communauté de projets. Oui, nous comprenons volontiers votre naturel effarement : comment donc un Humain peut-il, à ce point, se confondre avec le tout autre, à savoir une représentation picturale, à savoir encore, une statuette au destin si prosaïque ? Certes, à ceci nulle explication logique, seulement la haute dimension du pathique, lequel vous entraîne, à votre insu, en d’étonnants champs d’indétermination dont nul ne pourrait fixer les limites, ni décrire le territoire. Et c’est bien cet horizon flou, cette nécessaire indistinction d’une lointaine origine qui nous motivent au plus vif, entretiennent, en nous, ces braises sur lesquelles nous n’avons de cesse de souffler afin que, peut-être, une Vérité se montre au gré de laquelle, notre regard comblé, se retournerait dans l’archipel de notre propre corps, réaménageant ses fragments, lui conférant une unité, une harmonie qui, jusqu’ici, en aurait été exilée.
C’est bien de Vérité dont il s’agit ici, que ces postures dressent pour nous afin que, nous y abreuvant sans délai, se montre notre propre Vérité, cette vive lumière que, la plupart du temps, nous nous employons à esquiver car, en reconnaître la pure exigence, nous priverait de quelque confort, mordrait sur notre liberté, du moins est-ce la fausse hypothèse que nous faisons communément. Or ces projections imaginaires sont des plus inauthentiques, elles ne font que mettre en jeu la mondanité de notre « ON », hypostasiant la réelle valeur de notre essence. Il nous faut poser une seconde équation :
VÉRITÉ = LIBERTÉ
LIBERTÉ = VÉRITÉ
Seul un Être Libre est Vrai
Seul est Vrai un Être libre
Si nous mettons en relation les deux attitudes de « Nue » et de « Biscuit », nous nous apercevrons vite qu’une naturelle gémellité en assemble les motifs, qu’une identique source en réalise l’unique et belle manifestation. Toutes deux, en leur silhouette, ne font que reproduire (du moins est-ce notre thèse) la position fœtale caractéristique de celle du Nouveau-Né. Donc elles sont sur le seuil du Monde, en attente de paraître vraiment. Donc elles portent, en elles, la trace, certes invisible, certes atténuée, en filigrane,
la trace cependant
d’une innocence,
d’une grâce,
d’une eau si pure,
si cristalline, elle
scintille à la manière
du chant des étoiles
dans le vaste firmament.
De la Blancheur qui en poudre la neuve effectivité, il faut faire le lieu d’une compréhension renouvelée, sondant jusqu’aux fondements premiers.
Ici, la Blancheur devient le nécessaire ombilic à partir duquel entrer dans la signification foncière dont ces deux œuvres sont le support et le centre de rayonnement. Å seulement évoquer son éphémère consistance, qui est bien plutôt densité, nous revient en tête cette première strophe de « Mémoire » d’Arthur Rimbaud :
« L’eau claire ; comme le sel des larmes d’enfance,
L’assaut au soleil des blancheurs des corps des femmes ;
La soie, en foule et le lys pur, des oriflammes
Sous les murs dont quelque pucelle eut la défense
L’ébat des anges »
Combien ces mots de l’Auteur des « Illuminations » nous orientent en direction de ce fondement de l’exister, de ces prémisses essentielles, des émouvants linéaments de l’Originaire dont, le plus souvent, à notre corps défendant, nous sentons les archaïques remuements à défaut d’en reconnaître la sourde et trouble présence.
Tout ici converge vers l’Origine :
« L’eau claire » en constitue la forme cristalline de premier ruissellement ;
« le sel » dit sa mesure lustrale lors du baptême ;
« l’enfance » dit la neuve présence sur la margelle du temps ;
les « blancheurs » gommant les éclats de la polychromie mondaine, reconduisent, aussitôt au fondement neutre du spectre coloré ;
la « pucelle » fait signe vers sa virginité ;
les « anges » nous convoquent à la vision hiératique dont naïveté, fraîcheur, spontanéité tissent l’impalpable texture.
Cette genèse postée à la limite du Monde, cette discrétion d’une couleur qui n’en est pas une mais les autorise, les contient toutes ( le rouge n’est rouge que par rapport à la blancheur, son « degré zéro » ; le vert n’est vert que par rapport à la blancheur, et ainsi de suite, à l’infini du spectre coloré…), cette genèse donc de la matière nuancée, bigarrée a à voir, pure évidence, avec la source même du langage, singulièrement avec la Poésie en tant que Parole Essentielle qui semblerait n’avoir nul précurseur.
Écoutons les propos de Michel Collot
dans « La Matière-Émotion » :
« Cette transmutation de la matière est bien sûr inséparable d’une alchimie du verbe. Le Poète régresse en-deçà de l’état construit de la langue, pour explorer ses possibilités enfouies, ses ‘’naissances latentes’’. Il laisse affleurer à la surface de l’écriture une sorte de chaos verbal sous-jacent. »
Tout dit la Naissance
Tout dit l’Origine
Et, conséquemment, tout dit la Mère, celle qui porte en elle, tout à la fois le Chaos originaire, mais aussi bien le Cosmos qui ne manque de s’ordonner dès l’instant où les énergies matricielles, les tellurismes internes, les diaclases opérantes, les plaques tectoniques trouvant leur repos et la logique de l’exister, enfin tout consent à rentrer dans l’ordre avec, parfois, des sursauts mémoriels, de surgissantes réminiscences. C’est ainsi, notre exister occupe le juste milieu de cette dialectique de l’ordre et du désordre, de la naissance et de la mort, de l’origine et de la clôture. Cette vérité qui vient de loin, cette parole voilée, ces « lignes flexueuses », toute ces irisations du réel se donnent comme la mesure métaphysique des choses. L’Homme, pure mégalomanie, pense tirer toutes les significations du visible sur lequel il semble régner sans partage. Sur le visible il a du pouvoir, nullement sur ce qui toujours lui échappe, gagnant un silence immémorial, originel.
C’est pour cette raison que toutes les pensées qui disent et souhaitent la fin de la Métaphysique pêchent par excès de croyance en leur propre puissance, pêchent au motif d’une confondante illucidité. Nous sommes, bien plus que nous le reconnaissons, guidés, sinon manipulés par la puissance de ces archétypes qui ne sont guère que les ombres portées que nous traînons derrière nous alors que la condition même de notre regard ne peut prendre en compte que ce qui vient ici-devant. Si, au terme de cet article, la Blancheur peut se voir attribuer le coefficient de Pure Essence au gré duquel toute notre mondanité colorée n’existe qu’à en être les projections, les échos, les calques et les reflets, alors cette écriture aura atteint sa cible : dire les choses en leur plus grand mérite.
L’importance de la Mère en tant que pourvoyeuse des signes que, quotidiennement nous interprétons, ne vous aura nullement échappé. C’est pourquoi la conclusion de ces quelques méditations consistera, en premier, en une nouvelle citation de ce beau livre « La Matière-Émotion », en second en une rapide déclinaison de quelques prédicats qui pourraient bien être attachés à la Blancheur, si, toutefois, nous consentons à en dévoiler la manifestation.
D’abord la reconnaissance du lieu nourricier :
« Revenir à la Mère, c’est retrouver l’origine, mais aussi s’exposer au Chaos, rentrer dans la ‘’nuit antérieure’’ et revivre ‘’transe originelle’’ qui a donné naissance au Monde et au Sujet. »
Ainsi dirons-nous de la Blancheur :
Blancheur est convertisseur du Néant
Blancheur est Chaos Initial
Blancheur est Terre-Mère
Blancheur est Materia Prima
Blancheur est Matrice primitive
Blancheur est fontaine nourricière
Blancheur est pulsion élémentaire
Blancheur est élan Initial
Blancheur est Principe
Blancheur est Fondement
de tous les Fondements
Blancheur est précurseur ontologique
Blancheur est Ton Fondamental
Blancheur est mesure de l’Anté-Prédicatif
Blancheur est Avant-Signe de tous les Signes
Blancheur est A Priori avant toute expérience
Blancheur est intervalle avant toute parution
Blancheur est ce sans quoi rien n’existerait
Blancheur est ce en quoi l’Être s’élève
Blancheur est Avant-Présence aurorale
Blancheur est mesure anticipatrice du Jour
Blancheur est conque appelant l’Ouvert
Blancheur est pensée informulée
Blancheur est silence avant la Parole
Blancheur est retenue du Poème
Blancheur est degré zéro de l’Esthétique
Blancheur est condition de possibilité
de toute Éthique
Le couple « Nue-Biscuit »
en sa nécessaire coalescence,
en son osmose la plus effective,
en sa pure essentialité,
tisse le bel Ode à la Blancheur,
ce Poème ouvert à la
dimension du Monde.