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9 novembre 2024 6 09 /11 /novembre /2024 09:36
Vous avez dit « Étrange » ?

Louis Servedio-Morales –

Homage to Edward Hopper

 

@cameralab21

 

***

 

   Placés face à ce carré de couleurs vives, l’on ne peut vraiment savoir si c’est du réel qui nous rencontre ou bien du rêve, ou encore s’il ne s’agirait simplement d’un artefact polychrome venant d’on ne sait où, qui établirait son étonnante scène, quelque part, dans une manière d’indétermination de notre corps, peut-être uniquement sur ses entours. Autrement dit, cette image nous sollicitant avec la soudaineté de l’éclair, nous aurions le plus grand mal à en saisir l’intime signification.  En conséquence de ce flou, de cette mesure fuyante des choses, nous sommes réduits à ne tracer que de fugaces hypothèses, que de bien furtives intuitions. Or, savez-vous, dès l’instant où un événement ne s’annonce qu’à l’aune de son incomplétude foncière, toute présomption à son égard, toute prémisse supposée en fonder la réalité ne font qu’échouer dans les plis complexes de leur propre vanité.

   Tel Ami à qui vous adressez une missive, cette dernière demeurant sans réponse souhaitée immédiate et alors, commence dans le tissu marécageux de votre matière grise, une sorte de pandémonium élaborant une abracadabrante histoire : l’Ami est souffrant, peut-être séparé de sa compagne, peut-être en proie à quelque souci dont il garde le secret et, pire, votre Ami ne se conjugue certainement plus qu’au passé, au motif de sa disparition que nul n’a osé vous annoncer. Bien évidemment, tout ceci n’est que pure fantaisie, caprice de gamin ne parvenant, sur-le-champ, à ouvrir la pochette-surprise en laquelle phosphore la lumière de son coruscant désir. Votre Ami est en plein santé, si bien qu’il ne se préoccupe nullement de votre missive, pas plus qu’il ne s’arrête sur votre propre cas : il a déjà assez à faire pour lustrer cet ego qui lui est cher, qui, en toute occasion, est prioritaire. Voilà, vous êtes informé !

  

   Mais revenons à qui nous pose une énigme sans doute redoutable.  Certes, il ne s’agit que d’une image, mais qui donc pourrait affirmer la valeur respective des choses qui nous visitent ? L’image possède-t-elle un coefficient de réalité plus fort que ce Quidam qui longe ma rue pour la première fois et disparaît pour toujours à ma vue ? Telle image d’une belle Œuvre d’Art, ne fait-elle en vous, sa constante résurgence, si bien que vous la croyez réelle plus que réelle ?

   Ici, en cet instant précis, la totalité de notre être est tendue vers la résolution d’un problème : savoir qui est cette élégante Jeune femme. Elle n’a pu surgir au plein de notre vision et la figer qu’en raison d’un évident intérêt qu’elle suscite en nous, au plus profond, et nous n’aurons nul repos que nous n’ayons résolu l’interrogation dont elle constitue le centre et la périphérie. Or, dans l’insu de qui elle est, quelle pourrait être la stratégie adéquate, sinon d’en circonscrire l’être en la nommant ?   

 

Nommer c’est donner acte.

Nommer, c’est lever le voile d’Isis,

 

   donner forme à qui s’y dissimule et, si ce n’est nous l’attribuer en tant que corps, au moins donner une nourriture substantielle à l’injonction de notre imaginaire, peut-être en tracer la subtile esquisse. Nous pourrons nous la représenter, ce qui sera déjà un progrès par rapport au dénuement que nous tend sa vacuité. Sans doute trouverez-vous « étrange » (je vais bientôt justifier l’usage des guillemets « ») que, venant en quelque sorte de nulle part, un étonnant hétéronyme

 

« Skrítið »

 

   fît son apparition en tant que solution à notre recherche. Guillemets au seul motif que « Skrítið » signifie « Étrange » en islandais, que ce prénom conserve tout le prestige de ce mystère, qu’il nous paraît approprié quant à l’identité de Celle-de-l’image.  Eh bien, maintenant, que pouvons-nous faire de ce prénom, si ce n’est lui conférer une sémantique, le faire sortir de l’ombre, lui faire gagner, autant que possible, la dimension de quelque ouverture ?

  

Alors, comme si Skrítið était

encore tout jeune enfant,

ses parents à sa recherche

parmi les foisonnants

et fascinants paysages islandais,

peut-être dans le massif de rhyolites

colorées du Landmannalaugar,

peut-être tout près  des lèvres

insondées du rift volcanique,

près de la caldeira d'Askja,

ou dans la région tourmentée du lac Myvatn,

peut-être encore près des fjords de l'Ouest dominés

par le majestueux volcan Snaefellsjökull,

 

Skrítið donc à la recherche d’elle-même,

ses Parents à la recherche de Skrítið,

identiquement à une exploration en abîme.

Recherche cherchant la recherche.

Sens refermé sur lui-même.

 

   Imaginez-donc les Parents, sur quelque pente de savane herbeuse, cheveux en plein vent, mains en porte-voix, lançant à plusieurs reprises, sur le mode de l’incantation, des trilles de sons, semant leurs paroles d’amples modulations comme si le chant seul pouvait toucher la Jeune Fugueuse, comme ceci :

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

 

 

SSS : sur le mode de la sifflante légère

 

KK : sur le mode du vigoureux claquement palatal

 

RRR : sur le mode Rauque et GuttuRal

 

IIIIII : sur le mode d’un accent tonique glissant

 

TTIOOOO : sur le mode atténué de la finale

 

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

 

   Les sons volent en tous sens, les sons ne rencontrent que les blocs de rocher, les coussins de lichen, les flancs des montagnes. Les sons rebondissent, reviennent à leur point de départ. Les bouches reprennent les sons et deviennent muettes. Alors le silence est partout.

   Cette mince narration n’a pour but que de faire émerger, de la conscience des Parents, ce sentiment d’une singularité de leur Petite Fille, une Étrangeté en Soi, une Étrangeté qui ne s’alimente qu’à sa propre source, manière d’invisible autarcie dont nul ne pourrait percevoir le fond car cette Étrangeté est sans fondement. Tout comme la Rose de Silésius, « elle est parce qu’elle est. » Quiconque s’aviserait d’en détourner le cours se tromperait gravement. Jamais, de la rivière, on ne peut déporter le lit, sauf à vouloir ruiner son essence, c’est-à-dire faire de la Rivière ce qu’elle n’est pas, un être à la pure dérive de Soi.

 

Or de Skrítið nous voulons

conserver la pureté,

l’authenticité,

notre Vérité-même en dépend.

  

   La décrire dans l’exactitude sera notre seul projet, notre unique souci. De cette manière et seulement d’elle nous nous rendrons maîtres de Celle qui échappe à notre emprise.

 

Mais saisissons-nous jamais

quelque chose du Monde,

quelque chose de l’Autre ?

 

   Nous ne faisons jamais que des emprunts successifs que nous restituons aux divers Donataires et c’est en raison de la remise des choses à leur place que nous sommes envahis du terrible sentiment de la dépossession. Dépossession qui l’est plus de Soi, que de l’Autre. Découpé dans le carré de l’image, un autre carré qui s’orne d’ombres et de nuit. Ce carré est le pur Néant dont émerge  Skrítið, elle qui transcende le domaine de l’inconnu, se donne pour celle qui, un instant, nous sera connue, puis ne demeurera,  au seuil de la mémoire, qu’une bizarre impression de déjà-vu et, à notre plus grand désarroi, ne sera visible que ce qui ne sera plus jamais actualisable. Ainsi sont précieuses ces possessions à la mesure de leur détachement, de leur éloignement.

   Deux pans de mur comme fondement de l’être de Skrítið : un rouge atténué disant quelque passion sans doute éteinte, un jaune solaire disant le possible rayonnement que l’ombre portée de Skrítið vient, en quelque sorte, biffer, réduire la puissance de diffusion, d’expansion. Puis une longue lame de vert d’eau, une manière de materia prima en laquelle la Fugueuse d’autrefois vient s’abîmer, comme si sa Présence reposait sur des sables mouvants, sur le sol spongieux et mystérieux d’une tourbière. Refuge dans l’élémental, perte de Soi dans un illisible dimension originaire. Existence venant tutoyer le tragique de l’inexistence.

   Un autre carré s’inscrit dans cette mosaïque de carrés : table blanche que traverse une lame de clarté. Un objet métallique brillant, droit, pareil à un vase, se hisse du jaune Mastic de la table sans bien savoir quel est le motif de cette levée. Skrítið, d’elle nous n’avons nullement parlé, elle qui constitue l’unique motif de notre quête. Toujours difficile d’aborder l’étrange, de le doter de prédicats, de le poser devant Soi telle une certitude, tel un objet palpable. Certes, Skrítið est bien là, visuellement repérable, mais son être s’affirme-t-il en quelque manière au-delà de ce geste de vision ? Non, nous ne le croyons pas, nous ne faisons que convoquer un jeu de faire-semblant, donnant de la consistance aux ombres, attribuant de la densité à la brume, déterminant le vol de la phalène dans l’air crépusculaire d’automne.

   Ce qui, d’emblée, nous saute aux yeux : l’ombre portée de Skrítið semble vouloir reprendre en elle, en sa ténébreuse texture, Celle qui, ayant un instant échappé aux griffes du Néant, menace d’y retomber sans délai.

 

L’Ombre est sa dette.

 L’Ombre est son rappel.

L’Ombre est sa souvenance

de l’improféré, de l’antéprédicatif,

du souffle avant-coureur de toute parole,

de ce qui, n’ayant nulle forme,

prononce l’invisible nom de l’informe.

 L’Ombre est le Négatif

dont elle offre le Positif en sa

 constitutive fragilité.

Château de sable.

Babel chancelante.

Jéricho tremblante.

Les murs ne se hissent jamais

de la glaise qu’à en rejoindre,

un jour, l’abyssal silence.

  

 

   Skrítið, Skrítið , Skrítið, nous répétons ici l’antique supplique parentale occupée à rechercher la trace de leur propre Progéniture, à savoir, leur seule et unique et singulière trace, ici, sur la face outragée de la Terre. Mais à la triple invocation Skrítið , Skrítið , Skrítið ne répond qu’un vide sidéral, qu’un vide résonnant à l’infini, les harmoniques s’en perdent comme dans la gorge d’un puits sans fond. Alors, qui est-elle, Skrítið , est-elle la seule courbure, la seule effigie, la seule effusion de ce Néant qui rôde alentour tel un Voleur ? Ne s’agirait-il d’un pur spectre faisant sa venue parmi le monde des Vivants, uniquement poudrée de l’efficacité d’un simulacre, ne serait-elle que l’étroite et vacillante combustion de quelque farfadet, esprit se cherchant un corps mais n’y parvenant nullement ?

 

Illusion d’illusion ?

Écho d’un Écho ?

Aura d’une aura ?

  

 

   Est-ce un effet de réel dont cette image nous tend l’habile mise en scène ?

 

Certes, de Skrítið, il y a surgissement.

 Certes de Skrítið, il y a possible effectuation.

Certes de Skrítið, il y a manifestation.

Certes de Skrítið, il y a phénomène,

 

   et c’est bien la valeur allusive de ce dernier qui nous rencontre au plus profond. Car le pouvoir le plus effectif du phénomène est toujours sa possibilité de retrait immédiat. On aperçoit la Mer et la Mer pourrait bien se retirer. On devine la silhouette d’une Élégante et l’Élégante risquerait de se retirer aussitôt, sur la pointe des pieds. On se plaît à découvrir une lumière d’Aube et l’Aube n’est déjà plus qu’un lointain souvenir. Le phénomène est tissé en son fond d’une Étrangeté constitutive. De même, Skrítið est ourdie de ces fils évanescents du paradoxe, de la contradiction, de la coïncidence des opposés. C’est lorsque son être prétend s’exposer à la vive clarté que la menace est patente d’une exception des choses du Monde.

   Tout, dans son attitude figée, dans son regard hagard, dans la catatonie de son corps, dans le croisement hébété de ses doigts vient nous confirmer la chose la plus terrible qui soit :

 

de l’étrangeté à soi-même,

qui est la plus grande distance.

 

   Skrítið ne peut se rejoindre, coïncider avec son être, elle est victime d’une sorte de schize qui lézarde son corps, fend la mesure de son esprit. Pour elle, nul point fixe qui figurerait une halte, un repos, la dimension cathartique d’un suspens. Non, tout est celé, la bogue fermée sur elle-même. Non, rien ne fait sens, le sens est aboli avant même sa possible profération. Non, l’existence est reconduite au statut de ce qui végète et ne peut connaitre le geste de sa propre croissance.

 

Étrangeté de l’Étrangeté.

Étrangeté de Soi à Soi.

 

    Ceci, on pourrait le nommer « Folie » mais ce serait encore trop au motif que l’Être confronté au Non-Être, jamais ne pourrait être énoncé. Sauf à faire du Sens et du Non-Sens deux réalités équivalentes. Laissons à l’Étrange la mesure indécidée de l’Étrange !

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

SSSKKRRRIIIIIITTIOOOO

 

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