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2 février 2025 7 02 /02 /février /2025 08:38
Singulier pluriel

Photographie : Léa Ciari

 

***

 

   [En guise d’approche du texte - Ce texte, au vu de ses hypothèses « avancées », déroutera plus d’un Lecteur, plus d’une Lectrice. Si l’attitude phénoménologique implique une « conversion du regard » délaissant l’attitude naturelle pour gagner une vue surplombante, décalée, plus ouverte à l’essence des choses, ici, de même, la lecture devra délaisser le site des modalités habituelles pour gagner une approche située à mi-distance de la logique et de l’imaginaire. Le double personnage que nous propose l’image de Léa Ciari, étrangement ramené par nous à une présence unique, constituera la première difficulté. Ici, tout est bâti sur des postulats dont, d’emblée, il faudra accepter la validité, ne le ferait-on, ce serait au risque d’une lecture forcément inadéquate.

   Le thème de cette écriture est celui du passage du sens-pour-soi, à partir de l’unique singularité dont nous sommes le profil, à un sens-pour-tous, possession de toute altérité, qu’il s’agisse des Autres présences humaines, des choses diverses que nous rencontrons, de la dimension universelle du Monde. Et cette mutation transforme, en une certaine manière, la nature même de notre identité : tout accroissement de sens, prélevé à l’extérieur, nous fait passer du singulier au pluriel, en un genre d’étonnante grammaire ontologique, comme si notre nom même, saisi d’une réverbération, commençait à se multiplier à l’infini. Tout processus d’individuation se réalise nécessairement au travers de ce paradigme essentiellement mouvant, fluent, chaque nouvelle signification recueillie en soi nous agrandit, nous augmente de son pouvoir sémantique : notre singulier lexique se redouble de celui du Monde.

   La thèse suivante : si nous regardons le Monde, le monde, lui aussi nous regarde, à défaut d’être un naïf panthéisme qui sèmerait du divin en chaque chose, cette « conscientisation » du Monde est donc à prendre sur le mode des relations croisées qui résultent des naturelles coprésences. Certes, nous sommes présents à nous-mêmes (parfois sur le mode de l’éclipse !), présents à ce qui nous entoure, fait écho, dont le signal nous revient à la manière d’une donation de sens qu’il n’est nullement question de laisser en friche, mais bien au contraire, de porter au crédit de notre compréhension de ce qui, hors de nous, nous concerne tout autant que cette supposée « vie intérieure », laquelle serait un pur désert s’il n’y avait, partout effective, la multiplicité signifiante qui, toujours vient à notre encontre.

   Question de regard, d’écoute, de préhension de ce qui veut bien se présenter : perceptions, sensations, motifs certes primaires, bruts, dont rien n’empêche cependant que nous n’en fassions de possibles gemmes à la hauteur de nos exigences, ces dernières ne sont que le reflet des sollicitations externes, lesquelles nous questionnent si fortement que, ne pas y répondre, nous mettrait au supplice de viser le Monde sans en percevoir la belle et fécondante lumière. Merci d’avance à Léa de m’avoir confié cette image soumise à une étrange métamorphose. Mais, ne sommes-nous, nous-même, au titre de notre genèse, cet Être en constante mutation, en perpétuel réaménagement, fluence qui, demain, nous fera être, ce qu’aujourd’hui nous ne sommes pas ?]

 

*

 

   Si la dimension du voir est bien celle qui se situe à l’acmé de notre saisie et, partant, de notre compréhension du Monde, alors il nous faut, de façon essentielle, « regarder » cette image, sans doute en traverser le phénomène, lui demandant rien de moins que de nous éclairer quant au cheminement existentiel qui est le nôtre, contrée obscure s’il en est. Toujours nous progressons dans une zone interlope, sans distance par rapport à qui-nous-sommes, ce qui constitue le sol de nos plus évidentes et itératives interrogations. Observant donc cette étrange photographie, nous savons d’emblée, de façon intuitive, que nous chercherons à en décrypter le sens, ce qui revient à dire, de manière strictement analogique, que c’est nous-mêmes que nous questionnerons, dans le secret espoir d’ouvrir une clairière parmi l’épaisseur compacte du réel. Si, précisément, dans un souci de « réel » nous décrivons à la lettre cette vision quasi nocturne ou au moins crépusculaire qui vient à notre encontre, désignant deux Promeneuses marchant côte à côte face à l’inconnu, nous serons dans un coefficient de si immédiate vérité, que dire plus à ce sujet, serait pur bavardage. Ce qui est stimulant, au plus haut point, face aux évidences, c’est bien de les remettre en question, de les contourner, de les prendre à revers, en quelque sorte,

 

de manière à porter au regard quelque chose

comme de l’invisible, du dissimulé.

 

   Donc, en guise d’écart à installer par rapport à cette réalité vue qui semble prononcer, en un seul élan, la totalité de son être, nous dirons, qu’atteints d’une visée diplopique, laquelle délivre deux images d’un même objet, il s’agira de percevoir une seule et unique Figure se réverbérant sur cette irisation pluvieuse qui est comme son naturel miroir. Quel avantage à ceci ? Rien de moins que d’installer le problème de l’identité de « Marcheuse » sous une perspective assez nettement exilée de l’habituel quotidien, lui donner un éclairage nouveau au terme duquel elle s’annoncera à l’aune d’une perspective différente de l’usage des perceptions coutumières. Lorsqu’on pose le problème de l’identité, on le fait de manière générale au titre d’une analogie, laquelle s’énonce en tant que Soi identique à Soi. Et c’est bien là le processus immédiat le plus concis et le plus performatif quant au fait de saisir l’essence de l’identité.

   Mais, ce constat posé, il nous semble que nous sommes en reste, que cette première définition demeure dans un genre d’approximation, que nous voudrions en savoir un peu plus sur la façon qu’a « Marcheuse » de se donner à nous, de nous rencontrer dans la manière d’un échange cordial ouvert à une pluralité d’esquisses signifiantes. Dès lors un autre horizon s’offre à nous qui consiste, grâce à la méthode des similitudes et des différences, à se prendre Soi-même comme paradigme à l’aune duquel « Celle-qui-nous-fait-face » sera expérimentée. Conséquemment une constellation de prédicats lui seront attribués, dont notre subjectivité constituera le tremplin. Nous la dirons plus ou moins grande, plus ou moins rapide dans son allure, plus ou moins décidée dans le regard qu’elle porte sur les choses. Mais ici, nous saisirons vite que cette approche quantitative, trop rigide à notre goût, ne dresse le portrait de cette « Inconnue » que de manière normative, occultant toute la dimension affective, pathique dont, comme tout un chacun, elle est auréolée et qui détermine sa nature propre.

   Jusqu’ici, la relation que nous avons entretenue à son égard, pouvait se résumer à l’équation :

 

le Singulier demande

le Singulier

 

   Autrement dit, nous ramenions son existence à qui-elle-est ou bien à qui-nous-sommes, ce qui revient au même car il s’agit toujours

 

d’une position Unique faisant face

à une autre position Unique

 

   Or, si le titre donné à ce texte peut prétendre à quelque signification, « singulier pluriel », il nous faut élargir le cadre de la vision et passer maintenant de la simple diplopie (qui redouble l’image) à une vision panoptique, laquelle décuplant les points de vue, nous livre « Marcheuse » en sa belle multiplicité, comme si son image, pareille aux fragments colorés d’un kaléidoscope, se donnait à observer selon une infinité d’aspects insoupçonnés.

   Car viser l’Unique nous fait penser à l’expérience originaire du tout jeune enfant découvrant, pour la première fois, son image dans un miroir en lequel se jouera le processus complexe de sa propre identité. Lacan parlait à ce propos « d’assomption jubilatoire », comme intime fascination du Soi se découvrant Soi, sorte d’autosatisfaction monadique, genre de forteresse encore dépourvue de « portes et de fenêtres ». Ce que nous croyons, c’est que toute « assomption », afin qu’elle soit foisonnement jubilatoire,

 

implique la présence inouïe,

non seulement de Soi,

mais celle, mondaine,

pluri-mondaine pourrait-on dire,

« cosmologique »,

 

si l’on ose cette hyperbole, présence donc

comme condition de possibilité

 

de toute vision de Soi élargie

à la dimension universelle

du hors-de-Soi

  

   Si nous affectons le seul coefficient de réalité à la Figure située à droite de la photographie, par exemple, nous pourrons dire que « Marcheuse », provenant de sa propre nuit, allant vraisemblablement, d’une manière homologue, toujours en direction de sa propre nuit, réitérée, confirmée par cette sourde gangue d’obscurité, « Marcheuse » donc se trouve réverbérée par un étrange Double qui semble en être une simple variante spatio-temporelle.  Comme si elle se situait, tout à la fois,

 

en un passé proche,

en un site contigu

 

   Mystérieux dédoublement, étrange sortie de Soi qui est la manière la plus sûre de bâtir tout horizon d’altérité, lequel suppose, bien évidemment, une différence, un décalage, la constitution d’une réalité parallèle. « Flâneuse » peut-elle se satisfaire de ceci, à savoir être l’éclaireur de pointe de cette actualisation du passé qui, en quelque sorte, la retient prisonnière, privée d’avenir, en quelque manière ? Nullement et il lui est nécessaire de dépasser cette simple flaque d’irisation en laquelle sa propre identité menacerait de végéter.  

   Certes, pour nous Observateurs, faire sortir « Promeneuse » de sa présence strictement ponctuelle suppose que nous fassions appel à notre imaginaire, que nous puissions avoir recours au lâche tissu du songe, à l’infinie plasticité de l’onirisme. Se déporter vers ceci, c’est agrandir l’image, c’est conférer à « Celle-qui-est-observée » une pluralité de signes au gré desquels sa liberté sera assurée

 

d’être de telle ou de telle manière,

d’être ici et là-bas,

d’être cet événement-ci

et cet autre événement

encore dans les limbes.

   Et cette pluralité ne restreindra ni ne faussera son identité, l’assurera seulement de se déployer selon mille faveurs jusqu’ici irrévélées. L’on pourrait même dire qu’ici, dans cette multiplicité des situations existentielles, s’opérera la métamorphose de l’Être qui, s’exonérant de son pivot central (tels les arbres qui en sont pourvus), connaîtra soudain sa brusque et belle expansion en d’infinis rhizomes qui seront le reflet de la polyphonie, de la polychromie de la dimension ontologique de l’exister qui paraît n’avoir nulle limite.

   Il faut tirer sur les coutures du réel, le faire se distendre à l’extrême, jusqu’à sa rupture même. Là, seulement, se donne la sublime félicité de rencontrer, au sens strict, « l’extraordinaire » dont la définition canonique de : « qui se produit d'une manière imprévisible en dehors du cours ordinaire des choses », nous dispense de végéter dans les flaques des communes contingences.   Car, oui, viser le réel selon une myopie, un strabisme, quelque défaut de la vision fécondant et multipliant les choses, les redoublant en quelque sorte, voici de quoi nous satisfaire au motif, que, nous exonérant de nos propres ornières, c’est bien la nouveauté, sinon l’étrange qui se posent face à nous avec la grâce de ce qui éclot et n’attend que de rayonner.

   Nous sommes partis du problème de l’identification de « Flâneuse », la reconduisant à qui-nous-sommes, afin que, la dotant de prédicats certains, elle puisse sortir de son anonymat et devenir, si l’on peut s’exprimer ainsi, « vraisemblable ». Mais cette « vraie-semblance »,

 

c’est nous et seulement nous,

dans la visée singulière

de notre regard

qui l’avons constituée.

 

   Or « Marcheuse-Flâneuse-Inconnue », la nommant de cette manière triple, bénéficie d’un accroissement réel de son être. Notre vision d’elle, d’unique qu’elle était, est soudain devenue triple grâce à notre travail de nomination qui n’est que tâche conceptuelle, certes au premier degré, certes originaire. Et force nous est imposée d’en accentuer la métamorphose, de nous exiler nous-même de la scène dressée par la photographie, de laisser place à quelques autres Observateurs qui, au motif de leurs propres perçus, la doteront de nouvelles qualités. Car il est nécessaire d’envisager, dans la tâche de nomination signifiante, l’activité d’autres consciences porteuses d’autres points de vue. Mais, placés face à l’image en tant que Solitude visant une autre Solitude, ne pouvant avoir nul recours au secours de quelque présence réconfortante, porteuse de significations, c’est seulement à partir de notre imaginaire que nous pourrons faire droit à la pluralité de « Marcheuse ».

 

« D’Elle-la-Singulière », il nous

faudra faire « Elle-la-Plurielle »,

 

   comme si, porteuse en soi d’un Monde, elle devenait le centre même de notre fascination.

   Et si, en matière de confection de l’identité de « Celle-qui-nous-questionne », tous les Autres, aussi bien les Familiers que les Quidams qui en visent la silhouette, sont les contributeurs actifs d’une permanence de son Être, comment ne pas convoquer à la tâche d’élaboration de « Qui-elle-est », non seulement une meute de profils anthropologiques,

 

mais le Monde lui-même

en sa multiple donation ?

 

   Certes, ceci peut paraître pure fantaisie. En quoi le Monde, cette si vaste altérité, cette si abstraite altérité, en quoi son altier visage pourrait-il rencontrer celui que nous cherchons à définir avec tant de constance ? Mais élargissons la perspective. Autour de « Marcheuse », le noir et uniquement lui, autrement dit l’espace d’une énigme entière. Et, maintenant, nous disons : si « Marcheuse », se rapportant au monde, lui a attribué quantité de significations, en quoi le corollaire faisant du Monde un producteur de sens visant « Flâneuse » constituerait-il une manière, sinon d’aporie absolue, du moins de réelle impossibilité ?

   Depuis l’obscur, depuis les voiles de la mystérieuse nuit, ce sont bien les yeux du Monde qui sculptent, dans la masse d’ombre compacte, le profil de « Celle-que-nous-visons », dressant ainsi l’une des possibilités ontologiques de « Qui-elle-est ».

 

Strict phénomène d’écho

qui part de « Marcheuse »

pour rejoindre le Monde,

qui part du Monde

pour rejoindre « Marcheuse ».

 

   Depuis le plus profond de son for intérieur, en direction du vaste Univers au sein duquel elle fore son trou, elle creuse la termitière qui est son abri et sa prise sur les choses, donc depuis cette zone secrète, prenant appui sur la belle efflorescence de ses intimes affinités, elle a désigné, à titre d’identification de ce-qui-n’est-nullement-elle,

 

cette steppe d’herbes jaunes,

cette eau émeraude des atolls,

cette touche virginale des

montagnes tutoyant le ciel,

elle a désigné la poussière

d’orage des déserts,

la flaque verte des oasis,

la dentelure des côtes,

des golfes et des criques,

elle s’est projetée  sur ces

hautes falaises de craie,

sur les cheminées sédimentées

couronnées de chapeaux de fées,

sur la soufrière d’or des volcans,

sur le panache blanc des éruptifs geysers.

  

   Son monde-à-elle, elle l’a lancé en direction du Monde en-sa-totalité, lequel, par un simple jeu de renvois, constitue l’accusé de réception de ses motivations les plus enfouies, les plus dissimulées.

 

Le Monde en son ensemble,

le Monde en son éblouissante parure

n’est jamais que le reflet du travail

du peuple des consciences humaines

qui en a défini le sens,

en a déterminé les aspects essentiels.

 

Donner du sens au Monde,

c’est toujours donner

du sens à qui-l’on-est.

 

C’est bien dans l’exceptionnel

croisement des regards,

 

le mien,

celui du Monde,

 

   c’est bien dans la jointure en chiasme des intentions signifiantes que tout se donne en tant que confirmation du réel-pour-moi. Que « l’action » du Monde soit pure passivité, cela semblerait aller de soi, mais à y regarder de plus près, non seulement le monde possède sa propre énergie, laquelle est infinie, mais il possède aussi le surcroît de puissance que notre regard a déposée en lui.

 

Croisement des destins,

le mien,

celui du Monde,

 

   et c’est ceci qui donne cette infinie présence, ce ressourcement inépuisable des significations, elles ruissellent à la façon de ces magnifiques et intarissables « wassefalls », voyez cette étonnante Cascade du Mürrenbach dans la vallée de Lauterbrunnen en Suisse, elle pourrait servir de métaphore fluente

 

à cet infini Pluriel

qui naît du Singulier,

à ce Singulier qui s’abreuve

et se multiplie au contact

de ce Pluriel.

 

L’Un appelle le Tout.

Le Tout appelle l’Un.

 

Mystérieuse et fascinante ronde immémoriale

dont nous ne sommes, Nous-les-Existants,

qu’un minuscule rouage d’horlogerie,

inséré en cette belle mécanique Universelle,

éblouissante osmose de la subtile

et transparente diatomée en laquelle

se reflète la vastitude océanique,

le voyage stellaire de l’éther,

les yeux curieux des étoiles,

les amours des Hommes

et des Femmes,

le rayonnement de l’art,

essence portée au plus

haut de son pouvoir.

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