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29 avril 2025 2 29 /04 /avril /2025 07:58
 Du monde invisible

Acryl papier

 

Léa Ciari

 

***

 

   Posant devant nous cette image, nous pourrions nous essayer au jeu des dénominations, partant d’un regard objectif pour finir en une énonciation purement subjective. Par exemple nous donnerions pour titre : « Femme et enfant », demeurant dans la plus grande neutralité qui soit, puis nous dirions « Mère et fils », précisant en ceci la nature de la relation , puis nous dirions « Mère et enfant se donnant la main », introduisant ici, une manière d’affection, puis nous dirions « Deux sans-visage », avançant en une forme d’énigme, puis, enfin, nous dirions « Deux du monde invisible » et c’est à partir de cette formulation que percerait en nous, venant de cette singulière étrangeté, le dard diffus d’une sourde inquiétude qui n’aurait pour équivalent que l’inimaginable perte du sens à même notre existence. De l’objectif somme toute rassurant, sûr de soi, au subjectif nué de sourdes menaces, tout l’itinéraire, tout le dépliement inouï de la gamme des états d’âme. Mais sans doute, en guise d’interprétation, à défaut d’en émettre une qui soit exempte de toute fausseté, la première qui vient à nous, la mesurons-nous à l’aune de nos propres inclinations. Aujourd’hui, en ce printemps qui se traîne au ras du sol, dans le jour sale qui cogne à la vitre, vraisemblablement ne me sera-t-il donné que de produire ces idées tristes, simples émanations d’une sorte de désarroi intérieur.  Mais peu importe, le sens des choses n’est nullement inscrit au fronton de pierre de quelque Temple qui énoncerait une vérité définitive. Juste en Soi, au plus secret.

   Et puisque vient tout juste d’être évoqué le maussade d’un temps climatique rejaillissant sur la qualité du temps existentiel, autant poursuivre dans cette voie qui ne paraît sans issue qu’à demeurer sans parole. Le fond du papier, badigeonné d’une teinte neutre, un de ces mélanges ne semblant se décider pour rien de précis, le fond donc ressemble à la saison présente, éclats de corolles blanches se perdant dans l’à peine perdurance du jour. Un virginal et délicat pétale se hasarde-t-il à s’immiscer dans le colloque du Monde et le voici, déjà, promis à son irrémédiable perte. Un pollen commence-t-il à talquer l’air, à célébrer la saison nouvelle, qu’un frimas hivernal, réclamant son dû, vient en compromettre le court destin, le reconduisant au néant. Cette époque est époque du doute, époque des remous et des convulsions. Le Temps lui-même, semble avoir perdu son orient.

   L’avoir si bien perdu que tout ce qu’il touche se voile et paraît disparaître dans une immémoriale confusion. Ces deux formes, qui semblent ne pouvoir demeurer que formes, esquisses, vagues tracés sur la surface anonyme du subjectile, nommons-les, d’une manière aussi floue que possible, « Elle » pour la figure féminine, « Lui » pour l’image enfantine. Comme si, peinant à parvenir au contenu total de leur être, ils ne pouvaient que demeurer en chemin, à mi-distance de ce néant de leur naissance qui les fascine, de cet autre néant de leur perte future qui clignote à l’horizon et les cloue à demeure. « Elle » paraît ne nullement percevoir l’étrange motif de sa présence, ici, dans ces travées de carton-pâte en forme de labyrinthe, « Lui », depuis sa neuve venue sur la lisière de l’exister, confie sa main à une autre main. Aveugles, les deux mains.  Assemblées au hasard des destins d’égarement et de sourdes errances. Petite main qui ne sait rien de la grande. Grande qui ignore tout du futur de la petite.

   Les vêtures, frappées d’une bizarre catatonie, paraissent aussi mutiques qu’intangibles, genre de drapeaux de prière faseyant dans les lames d’air glacé de quelque mythique Népal perdu au milieu de son cortège de blancs nuages. Certes, « Lui » tient bien en sa main gauche un colifichet bleu dont on devine qu’il pourrait s’agir d’un lapin en peluche. Seul élément vraiment réaliste que l’ensemble de la scène vient atténuer comme s’il s’agissait d’un simple amusement. Car à être si peu visible, si peu préhensible, le jouet y perd son âme, peut-être même la retourne-t-il en objet maléfique qui pourrait bien pervertir la prétention à vivre de ces deux illusions, de ces deux fictions qui, dans le dessin, sembleraient dissoudre la possibilité même d’une venue parmi la foule dense des Existants.

    Oui, ceci qui se donne à nous au travers d’un verre dépoli, au travers d’une paroi de papier huilé d’une maison de thé, nous ne pouvons qu’en éprouver l’irrémédiable fuite, l’apparence de nymphe parvenue au seuil de sa proche disparition. Et cette représentation, se cèlant elle-même, elle ne fait que concourir à nous interroger sur la réalité même dont nous pensons qu’elle nous appartient en propre comme le bien le plus précieux, l’impartageable possession, l’indivisible propriété. Il nous faut l’assurance de l’Autre, son indubitable matérialité, sa foncière assise sur un sol de croyance. Å défaut de ceci, c’est notre propre territoire qui menace de se lézarder, d’être précipité à trépas sans possibilité aucune de s’en exiler jamais.

 

Ta silhouette tremble à la hauteur

de mon propre effacement.

 

   C’est bien la puissance de cette image que de dresser, devant nous, tout contre la falaise de notre visage, cette autre falaise de craie qui a pour nom « Métaphysique », dont la Physique recule et ne laisse plus place qu’à ce « Méta » à l’invisible motif puisqu’il ne désigne, avec ses valeurs « d’après », « d’au-delà de », « d’avec », que des abstractions sans étendue ni limites : un Vide sans bords, un Rien sans nervures. Cette peinture de Léa Ciari, aussi bien pourrions-nous la nommer « Méta-image » et, d’elle nous aurions tout dit, n’en disant rien cependant. C’est ceci la force du « Méta », à la hauteur d’un nul prédicat, les contenir tous en puissance, les garder en réserve en vue d’une possible effectuation. Et c’est bien cette effectuation qui « rompt le charme » qui brise le fol espoir de mettre, sous l’anonyme visage du « Méta », toutes les libertés, toutes les essences dont nous rêvons, qu’effacent continûment, l’écoulement du sable dans le sablier, le mécanisme horloger de nos existences, la combustion de la passion. En réalité, nous sommes des manières de « Méta-intelligibles » que vient constamment réaménager la mesure toujours opérante du « Méso-sensible ».

 

Nous sommes toujours

au milieu des choses,

ni avant, ni après.

Sauf notre Naissance.

Sauf notre Mort.

 

   Nous pensons avoir porté en pleine lumière les raisons de notre désarroi face à cette peinture. Mais notre rapide intuition est-elle suffisante ? Ne pêche-t-elle par défaut d’investigation de plus grande profondeur ? Certes, c’est bien de ceci dont il s’agit. Le flou nous égare, l’anonymat des Personnages nous situe en une manière de désert, la non-figuration des visages nous met à l’épreuve, sinon de la Mort, du moins de l’Absence. Visages de nulle apparence, Visages dont les sens sont inapparents. Ni son, ni odeur, ni goût, ni vision, seul un hypothétique toucher pourrait affirmer quelque prétention à paraître. Mais l’on sent bien que, de tous ces sens livrés au couperet du non-sens, c’est la vision, cet événement cardinal, qui fait le plus défaut. Tragédie de Celui, Celle qui entendent, goûtent, touchent, mais NE VOIENT PAS ! Abîme infini de la terrible cécité. Tout s’agite et brille autour de vous et vous n’en percevez ni l’éclat, ni le mouvement de roue polychrome, ni son rythme, ni l’horizon sur lequel tous ces merveilleux modes de l’exister se détachent. Mais, ici, quelle est la plus grande malédiction ? Être né aveugle et n’avoir jamais rien vu du Monde ou bien avoir été Voyant puis avoir perdu subitement la vue ? Å nos yeux, c’est bien la seconde hypothèse qui est la plus cruelle au motif que, ne voyant plus, vous savez la nature exacte de la sublime manifestation des choses que vous n’apercevrez plus que sur l’écran infidèle et trouble de votre mémoire.

   Ce que semblent mettre en exergue ces deux visages privés d’yeux est de cette nature, d’une irrémissible perte, d’un deuil à tout jamais dont rien, jamais, n’en pourra dépasser le caractère abyssal. Mais voici qu’il nous faut bâtir une narration vraisemblable afin de donner quelque étoffe à notre écriture. Elle, Lui, qui avaient vécu des années somme toute normales à l’instar de tout Quidam, eux donc avaient assisté au vaste spectacle du Monde, parfois doublé de quelque splendeur, parfois écho d’une sorte de mal invisible qui flottait aux abords de la Condition Humaine. Avant même que la cécité ne les visitât, et par un étrange phénomène d’accélération des us et coutumes de la société des Hommes, le Monde avait connu une étrange et soudaine mutation. Un basculement. Une chute.

   On courrait partout dans les villes au milieu des confluences multiples et désordonnées de toutes sortes de véhicules. Dans les rues, il fallait frayer son chemin parmi la lourde masse des Hagards, en jouant des coudes.  Les vastes magasins étaient pris d’assaut et, bien souvent, l’objet convoité n’existait plus à l’approche du rayon qui aurait dû l’exhiber. Mers et Océans étaient continûment sillonnés de gigantesques ferries qui charroyaient leurs grappes de Chalands. Le ciel, mais il n’y avait plus de ciel, n’était qu’une mare grise sur laquelle glissaient les coques d’acier des puissants aéronefs.  Dans les forêts pluviales, de lourdes et anonymes masses d’arbres s’effondraient en silence sous les voûtes des hautes canopées. Les Curieux, casqués, les yeux rivés sur leurs étranges boîtes (on appelait ceci des « box ») paraissaient n’apercevoir personne, obsédés qu’ils étaient par la luminescence bleue des écrans, par les sons syncopés qui s’engouffraient dans le vortex de leurs oreilles. Trop occupé de Soi, nul ne saluait plus quiconque. Se hasardait-on à ôter le casque de sa tête, à distraire ses yeux de sa « box », et l’on entendait, partout, le sifflement sinistre des obus, le claquement des armes automatiques, les cris de détresse des Blessés et l’on imaginait le long murmure des Morts. Les dialogues entre les Vivants, bien plutôt que d’utiliser les mots du langage, consistaient en de rapides duels où seul l’éclat des lames décidait du sort des Impétrants. Partout on trichait, pillait, volait, violait, exploitait, fouillait la moindre parcelle de sol et la Terre était devenue cet immense marigot taché de sang, envahi de larmes, maculé des désirs sulfureux, polymorphes d’un Peuple simplement voué aux gémonies.

   Enfin, vous l’aurez compris, Elle, Lui, n’étaient nullement devenus aveugles à la suite d’une maladie. Elle, Lui, tel l’infortuné Œdipe se crevant les yeux suite à la révélation de son crime, Elle, Lui donc avaient volontairement oblitéré leurs yeux, effacé du Monde leurs visages sur lesquels, sans doute, les traces de quelque infamie se fussent devinées s’ils avaient continué à être les Spectateurs « consentants » de cette immense parodie humaine qui paraissait n’avoir nulle limite, n’avoir nulle fin.

   Beaucoup s’insurgeront, sans doute à raison, de cette interprétation par trop pessimiste de l’œuvre de Léa Ciari. Cependant nous la croyons surtout réaliste, certes amplifiée sous la loupe d’un regard critique. Parfois est-il utile de « grossir le trait », de diagnostiquer la tumeur maligne avant que n’intervienne le collapsus final. Ce texte ne prétend qu’à se donner en tant qu’allégorie, préfiguration de phénomènes à venir si le Monde continue à demeurer sourd à ses borborygmes internes, à ses convulsions, à ses hoquets qui risquent de le faire chuter dans une irrémédiable syncope. Le visage, signe s’il en est de l’identité humaine, du motif en lequel l’Autre se reconnaît et vous reconnaît, le visage donc est, assurément, la figure en laquelle projeter, tout à la fois, ses plus belles espérances, à la fois ses plus vives inquiétudes. Alors, par le biais de notre imaginaire, dotons ces visages des signes éminents de l’humain, investissons-les des projets les plus hauts qui se puissent imaginer.

 

Une Lumière remplace une Ombre.

Le jour vient effacer les incertitudes de la Nuit.

Une Joie se substitue à un Chagrin.

 

 

 

 

 

 

 

 

  

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