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10 mai 2025 6 10 /05 /mai /2025 09:42
 L’indétermination en tant que telle

« Objet indéterminé »

 

***

 

                                          Depuis mon Causse (indéterminé), ce Mardi 6 Mai 2025

            

 

               Très chère Sol,

 

   Ma missive, une fois n’est pas coutume, va commencer par ce genre de mystérieuse formule de l’inventaire d’un « objet indéterminé », tel que trouvé, au hasard de mes recherches, parfois aussi vaines que stériles, parmi la jungle des signes du Net. Tu en comprendras bientôt le symbolisme crypté. Donc le mince document ci-après relatif à l’objet représenté à l’en-tête de mon courrier :

 

« objet indéterminé

Numéro d'inventaire :

A.1461

Autre(s) Numero(s) :

Inv. Asie : A.1461 ; Trocadéro : 18174 ;

Guimet : 133 ; Autre N° : 431

Domaine :

ethnologie

Asie

Dénomination :

objet indéterminé

 

Musée d'ethnographie de l'Université de Bordeaux »

 

*

   De si longs mois sans nouvelles et, cependant, ta présence à mes côtés ne saurait mieux s’illustrer qu’à la hauteur du manque dont tu es « l’objet déterminé », lequel me visite bien plus qu’en songe. L’immense distance qui nous sépare est inversement proportionnelle à l’affection que nous avons en commun, du moins en puis-je faire l’hypothèse. Mais plutôt que de décrire mes inclinations particulières (elles ne manqueront de venir en leur temps, et de quelle manière !), il me faut avoir recours aux précieuses définitions du dictionnaire relatives à « l’indétermination » :

 

   « État d'esprit d'une personne qui ne parvient pas à prendre une décision, à se déterminer :

    ‘’Laure se leva, se regarda, arrangea une mèche de cheveux échappée au chignon. Elle ne pensait à rien. C'est dans cet état de suspens et d'indétermination qu'elle entendit un murmure de voix. » - Daniel-Rops, Mort,1934, p. 203.

  « P. ext. Caractère irrésolu, faisant preuve d'hésitation. » ‘’Tu pèches toujours par indétermination et laisser-aller. Ta lacune est dans le caractère, c'est la netteté du vouloir. » (Amiel, Journal,1866, p. 109).

 

   Mais, à la « sècheresse » de la définition canonique, je préfère le geste littéraire des Auteurs, leur style, leur façon singulière de voir les choses, perçant ainsi bien plus avant la nature de ces « états d’âme », la formule fût-elle « datée » et ô combien conventionnelle. Je relèverai, dans la manière d’être des Protagonistes, ce qui me semble essentiel, en leur naturelle disposition, à l’instant même de leur ressenti :

 

« Elle ne pensait à rien »,

« dans cet état de suspens »,

« laisser-aller »,

« ta lacune est dans le caractère. »

 

   Aussi bien chez Daniel Rops que chez Amiel, l’essence de l’indétermination repose dans une manière de vacuité, de catatonie qui affectent en propre les Personnages, si ce n’est dans un coupable manque à être du comportement, nous laissant penser que « l’indécision », « l’hésitation » sont coalescentes à une intime couleur personnelle qui teinterait les choses dans un genre d’affection mélancolique native dont les Existants seraient les victimes, faut-il dire « à leurs corps consentants », pointant par-là une intime disposition à créer et à éprouver quelque irréparable malheur. En quelque sorte une tristesse constitutionnelle engluant ses Hôtes en un indépassable et funeste destin. Tu noteras, comme moi, que seule l’intériorité des Sujets est mise en cause, nullement les causes extérieures qui pourraient en expliquer la brusque survenue. Si tu veux, un genre de salutation au chagrin dont Françoise Sagan, en son temps, se faisait le chantre, « Bonjour tristesse » se donnant pour le cri de ralliement de Ceux et surtout de Celles qui en éprouvaient la douloureuse joie. Ici, seul l’oxymore peut en dépeindre l’ambivalence, l’ambiguïté d’une conduite qui, à cette époque, se faisait mode, se faisait manière d’exister. Mais je crois qu’aujourd’hui, si le mystérieux « état d’âme » existe encore (comment ne le pourrait-il ?), il prend des allures bien plus addictives à toutes sortes de drogues censées en endiguer les subits raz-de-marée. « Autres temps, autres mœurs » nous dit le dicton populaire. Le Peuple a parfois des « sagesses » dont il faut écouter la « profondeur », la tenir pour un avertissement, pour une sombre prédiction qui, le plus souvent, badigeonne d’ombre le parcours de tout destin, ce dernier fût-il des plus « remarquables ».

   Je crains que la lecture de ces quelques lignes ne t’installent, par simple mimétisme, en ce genre de mangrove (oui, j’use souvent de cette métaphore), de mangrove existentielle, là est le sens qu’il faut lui attribuer, donc en cette zone mi-aquatique, mi-terrestre où tout se donne sous un jour déconcertant, où l’ambigu paraît en lieu et place des choses nettes et évidentes, où la vérité est une fois hors de l’eau, une fois au sein même de la mare liquide opaque, trouble, dans ce milieu étonnement racinaire, chaotique, où le périophtalme (ce poisson se déplaçant sur ses nageoires) se confond avec la bizarre translation de guingois  du crabe violoniste, où le singe nasique s’essaie habilement à la nage, où tout se mêle à tout dans l’indistinction la plus confondante qui se puisse imaginer. En réalité, un genre de monde imaginaire tissé de glauques filaments, cerné de lueurs étranges d’émeraude artificielle, comme au fond d’aquariums plongés dans la pénombre d’un mince réduit.

   Eh bien, Sol, c’est ce genre d’enchevêtrement qui m’étreint ces temps-ci, ce genre d’imbroglio semblable à ces fils de pelotes si intimement emmêlés qu’on ne sait plus en désigner ni l’extrémité, ni le milieu et c’est un peu comme si, Soi-même, ayant régressé à cet illisible motif, l’on ne parvenait plus à situer son origine, à tracer les limites de son propre présent, à faire de ses projets la matière de quelque possible. Sans doute, écrivant ceci, suis-je en train de « remuer le couteau dans la plaie », de t’en communiquer la sanglante blessure, mais je te sais assez forte pour prendre le recul nécessaire, ramener avec philosophie ces événements à leur importance minimale, simples contingences se dissolvant à même leur inanité, leur insignifiance. Mais il nous faut avancer dans ce brouillard si dense, blanc comme le frimas hivernal, épais et résistant comme la glu.

   Décrire le pathique est toujours épreuve pour Soi, pour l’Autre qui, nécessairement, est extérieur à cette scène, aux raisons et irraisons qui s’y dissimulent, ourdissent la trame d’un trajet soumis aux délibérations d’un sinueux et ténébreux labyrinthe. Mais je vais cesser là le recours à ces métaphores oiseuses qui ne font que nous égarer, que reporter le problème là où il n’est pas. Je crois que je pourrais résumer ce qui me visite au gré de cette seule citation extraite de « Brise marine » de Mallarmé :

 

« La chair est triste, hélas !

et j'ai lu tous les livres.

Fuir ! là-bas fuir ! »

  

   Tu sais, tout comme moi, combien cette plainte est tragique, combien elle résonne à la manière d’un signe avant-courrier de notre finitude en ces instants maudits où plus rien ne fait signe

 

qu’un horizon vide,

qu’un soleil voilé,

qu’un peuple de larmes suspendues

à la démesure du ciel.

 

   Si, dans cet instant déchiré qui est mien, « la chair est triste », c’est bien au motif que « tous les livres » ont été lus et, qu’hors les livres, rien ne s’éprouve

 

que de l’ordinaire dépouillé de ses attraits,

que du commun accablé d’affliction,

que du quotidien affecté

d’une exténuante banalité.

 

   Mais, Solveig, comment peut-on vivre sans le recours au livre, sans la chanson du langage, sans la dilatation imaginaire qui en est l’armature la plus exaltante qui soit ? Comment ? Certes il y a bien d’autres occupations, une foule en réalité, mais le problème tient tout entier en ce caractère « d’occupation », en une vocation utilitaire, ustensilaire pourrait-on dire, qui ôte à l’entreprise toute dimension de recherche fiévreuse d’une possible joie.

   Certes un Jardinier qui, sa vie durant, n’a feuilleté aucun livre, existe au même titre que moi et, peut-être, d’une façon plus intense, lui qui sait se contenter du contact simple avec la terre, de la cueillette des fruits, de leur consommation dans l’intimité d’une pièce rustique. Souvent, dans mes écrits, ai-je évoqué cette qualité hors du commun du Simple en tant que Simple, mais tu auras compris que ma posture est théorique, uniquement théorique. J’aime la poésie de la terre, j’aime son contact de douce et accueillante matière, cependant j’ai bien plus de mal à m’accorder aux soins qu’elle exige, que j’accomplis en pensée, lisant, par exemple, quelques pages admirables sur le labour dans les passages lyriques de « La mare au diable ». Je ne sais si, en dehors de son activité d’écriture, Georges Sand cultivait son jardin, si Zola se penchait sur les sillons de glaise après avoir noirci de signes les pages relatives aux semailles en Beauce dans son livre « La terre ». Il me faut de la distance. Il me faut du rêve.

   Å l’époque de mes études, lorsqu’Anne, ma meilleure Amie, avec laquelle j’échangeais bien des passions communes, me signalait une tristesse qu’elle pensait déceler dans mon air pensif, ma justification, toujours la même, je la traduisais par ces mots sibyllins : « J’ai lu Mallarmé. » Mots qui ne trompaient ni mon Amie ni moi-même. Anne ne voulait pas m’inquiéter plus avant. Je ne souhaitais nullement mettre à jour ce que j’estimais être une « faiblesse ». Parfois, sinon toujours, l’orgueil, la fierté sont d’utiles remparts derrière lesquels on s’abrite afin qu’une lézarde jugée mortelle ne vînt faire s’écrouler notre fragile citadelle. Mais je reviens aux livres qui, en réalité, ne m’ont jamais quitté. Cependant, depuis quelque temps ils ne m’adressent plus les généreux gestes d’amitié d’antan, ils gisent, par centaines, parmi la nuée de poussière des étagères. Oh, parfois m’arrive-t-il encore d’en saisir un exemplaire, d’en relire les passages soulignés avec tant d’ardeur dans les jours d’autrefois. L’autrefois subsiste à titre de mémoire, l’ardeur s’est absentée, mais où est donc passée la félicité qui s’immisçait parmi le peuple des mots, où donc ce subtil bonheur de découvrir, selon la progression infinie des signes une identique progression en Soi, une montée en direction de quelque faveur depuis toujours promise ? Oui, Solveig tu auras saisi à distance cette résineuse nostalgie qui s’attache à mes regrets, tout comme se lie à la branche cette larme de sève sèche qui semble être un reflet de sa plainte intérieure.

   Å l’instant je viens d’évoquer ces souvenirs de lecture, ils crépitent encore du plus loin du temps et de l’espace, ils viennent à moi tels de tremblants mirages se levant de l’illisible et multiple sable des jours. Sans doute, Toi la Littéraire, penseras-tu que je pourrais trouver le plus vif intérêt à cultiver ces réminiscences, à en déployer la charge de sens heureux qui ne peut manquer de s’y dissimuler. Certes ceci pourrait avoir lieu, mais à la façon d’une réplique proustienne bien décolorée, ayant perdu, en quelque sorte, la plupart des chatoiements dont elle était censée constituer le lieu d’actualisation. Si l’événement ancien de « La Recherche » se magnifiait au seul mérite du retour positif dans le présent, sais-tu, c’est cette belle et étonnante énergie mentale qui métamorphose l’ordinaire en exceptionnel, lequel fait défaut à mes actuelles investigations. Å peine un motif de satisfaction se lève-t-il de quelques lignes lues à la hâte, qu’une ombre vient en recouvrir le frais bourgeonnement, comme si un plaisir ancien de lecture n’avait été que gratuite délibération d’un désir en quête de son vain remplissement. Il faut, au travail de réminiscence, une foi suffisante quant aux vertus mémorielles de réaménagement manifeste du présent à partir de ce qui fut.

   Le sentiment que j’éprouve aujourd’hui, en ce sens, est celui d’une fuite à jamais ou alors d’une réitération simplement artificielle, d’un jeu tournant à vide, d’un manège déserté de ses chevaux de bois, de cartes à jouer usées où les anciennes figures s’épuiseraient à paraître. Si, au travers de ma restitution de cette terne climatique, tu en déduis l’existence, chez moi, d’un foncier pessimisme, tu auras raison et cette tendance qui m’est naturelle se trouve bien évidemment renforcée au motif des égarements de notre époque dont j’éviterai de citer le tissu serré des apories qui en constitue l’étique texture. Tout ceci est si affligeant !

   L’existence, toute existence, ne crois-tu, doit reposer sur un sol de croyance suffisamment fondé en ses attentes, suffisamment étayé quant à ses projets, or rien ne peut se bâtir sur un sol qui se dérobe et menace de vous engloutir. Pour que les choses aient un sens, il leur faut un socle de détermination, sans quoi les choses retournent à leur état natif avant même d’avoir pu produire leurs effets bénéfiques. Dans « L’extase matérielle », Le Clézio parlant des enfants qui jouent, des hommes mûrs qui devisent de tout et de rien, des vieilles femmes en deuil, l’Écrivain donc fait la constatation désabusée qui suit :

   « C’étaient des mouvements passants, de simples mouvements passants mis en rapport et séparés les uns des autres par l’étendue du vide. Ils glissaient, tous, obscurs, chacun dans sa voie autonome, sans jamais se rencontrer. Ils étaient venus de l’indéterminé, et ils allaient vers l’indéterminé. »   (C’est moi qui souligne)

   Oui, ceci est excellement dit et rien ne servirait de commenter le « vide », « l’obscur », la rencontre impossible. Les mots parlent d’eux-mêmes et sèment en nous leur longue et lourde traînée métaphysique, si bien que lisant, nous avons l’impression que ces mots s’effacent à mesure de leur énonciation, qu’un néant est étendu là, devant nous, dans l’incoercible manifestation de ce qui ne saurait l’être, à savoir la certitude de l’exister en sa pure évidence. « Des mouvements passants » réduits à leur motif de passage sans que quiconque ne puisse en arrêter le cours, en fixer l’irrémédiable flux. Mais ceci doit nous amener à réfléchir sur l’essence de l’indéterminé.

 

Ou bien, en son caractère antéprédicatif

où rien n’est décidé de rien,

il sonne à la manière d’une liberté absolue.

 

Ou bien cette décision de rien,

au titre de sa vacuité,

sonne à la manière d’une aliénation absolue.

 

   L’on voit, ici, combien la vérité est difficile à établir, combien elle repose sur une simple postulation du Sujet, une simple croyance en réalité. C’est bien là la fausseté des évidences immédiates qui ne reposent que sur les sables mouvants ouverts par l’urgence de donner une réponse à la récurrente et obsessionnelle question de notre présence/absence parmi la pullulation des confluences mondaines.

 

Est-on Vraiment là où nous croyons être ?

Ne sommes-nous les touchants jouets

d’une commedia dell’arte

qui se jouerait à notre insu ?

Ou bien est-ce notre possible imaginaire

qui nous a fait nous lever à l’encontre du jour,

de ses promesses, de ses enchantements ?

 

   Tu le sais mieux que moi, Sol, nous oscillons tels de risibles culbutos et nulle position de repos n’est la bonne. Campe-t-on dans l’Eden de l’Idéalisme et l’on n’est guère assuré de s’y maintenir longtemps faute de prises effectives. S’arrime-t-on aux basques du Réalisme et bientôt l’on demandera à quelque transcendance de nous libérer de nos entraves.

   Toujours le choix est cornélien qui nous oblige à avoir recours à la puissance d’effectuation de la dialectique.

 

Passage incessant du Noir au Blanc,

de l’Ombre à la Lumière,

de la Tristesse à la Joie.

 

   C’est bien là l’une des caractéristiques majeures de l’exister que de nous projeter une fois dans la clarté éblouissante de la Scène, une fois dans l’obscurité dense des Coulisses. Souvent l’ai-je exprimé dans mes écrits, notre grandeur, tout comme notre intime faiblesse consistent à nous situer comme des êtres de l’Entre-Deux, grand écart s’il en est qui ne postule l’Infinitude que pour lui substituer, aussitôt, le mur têtu de notre Finitude. Mais rien ici ne doit être lu dans la totale négativité comme si notre condition mortelle ne pouvait que nous précipiter de Charybde en Scylla.

 

C’est parce qu’il y a du chagrin

qu’il y a de l’ivresse.

C’est parce qu’il y a de l’ennui

qu’il y a de l’allégresse.

C’est bien parce qu’il y a de l’inquiétude

qu’il y a de l’ataraxie.

 

   Si tout ne faisait fond que sur du Même, rien ne se détacherait de rien et alors plus aucune visibilité ne se donnerait à notre conscience. Tout ne peut faire fond que sur de l’Autre,

 

ainsi le Personnage sur le paysage,

la ride d’un visage sur une joue lisse,

la joie d’une rencontre sur le vide d’une absence.

 

   Seuls les ridicules Marchands de Bonheur actuels, les camelots et autres amuseurs publics qui vendent à l’encan leurs risibles cricris, leurs magiques colifichets, ceux qui se disent « optimistes naïfs », la naïveté l’emportant du reste sur l’optimisme, les gourous qui vantent les pouvoirs magiques de la marche sur les braises, les thuriféraires qui disent les vertus des bains glacés, ceux qui préconisent la nécessité de méditations en regardant la Lune, ceux qui conseillent l’immobilité des longues contemplations narcissiques ne sont que des imposteurs, des semeurs d’idées creuses qui abusent leurs adeptes et les conduisent dans une irrémissible impasse. Et dire que certains de ces Camelots d’une facile joie sont des psychiatres en titre : la Faculté doit en rougir !

    Ces pratiques ne sont rien moins que mensongères, bien pires que le mal qu’elles sont censées endiguer. Tout comme moi, Solveig, je le sais, tu conseillerais à ces « blessés de l’âme » de se détourner de ces pratiques occultes qui frisent le chamanisme, de confier leurs peines aux méditations belles et profondes qui traversent le champ de la Philosophie. Certes sa fréquentation est aride mais, au moins, elle ne promet plus qu’elle ne peut tenir. Ceux, Celles qui s’y plongent sont bien placés pour connaître le genre d’ascétisme qu’il est nécessaire de convoquer afin de découvrir en Soi, mais aussi hors de Soi, de vraies et inestimables valeurs. Mais mon plaidoyer en faveur des « disciplines sérieuses » s’arrêtera ici, qui aurait très bien pu se déployer en direction de l’Histoire, de la Littérature, de l’Art, des Sciences Humaines, les domaines à explorer sont si vastes, tellement générateurs d’acquisitions vraies parce que méritées, gagnées de haute lutte jusqu’en leur essence même.

   Mais je dois me livrer maintenant à quelque digression sur la Philosophie. Tu sais combien cette matière me tient à cœur. Terminant un essai, je n’ai de cesse d’en commencer un autre alors même que la substance du précédent n’est nullement encore métabolisée. Å la fin de chaque livre, toujours je postule l’indispensable relecture, sinon de la totalité, du moins de ces « morceaux d’anthologie » dont je souligne, avec vigueur, au stylo, l’inestimable valeur. C’est, malheureusement, toujours ma passion de nouveauté qui l’emporte, sans doute curieux de découvrir, dans un nouvel ouvrage, une facette de la Vérité s’assemblant à d’autres facettes, une perspective neuve jusqu’ici inaperçue, une évidence surgissant soudain de la marée de signes noirs. Bien que mettant souvent en exergue la précieuse portée des affinités dont je pense qu’elles constituent la matière même d’un orient, une façon essentielle de s’y retrouver parmi le dense maquis des idées et des thèmes, un guide pour la pensée, je m’aperçois, souvent dans une manière de désarroi, de leur constante instabilité, je dirais presque de leur « fantaisie », mes centres d’intérêt oscillant d’une visée réaliste à une visée idéaliste, privilégiant ici le concept de Nature que vient recouvrir celui de Culture, me passionnant, à tour de rôle, pour la problématique des Essences, puis pour celui de la Transcendance que la perspective de l’Immanence vient remplacer sans, qu’en aucune manière, un motif demeure stable, acquis une fois pour toutes. Et je te fais grâce de mes climats successifs en lesquels s’illustrent l’existentialisme, la phénoménologie, l’ontologie, l’épistémologie, mais cette énumération ne présente guère d’intérêt si ce n’est qu’elle constitue le miroir d’une instabilité fonctionnelle dont, malgré mes efforts, je n’arrive nullement à bout, quand bien même une âme charitable m’aiderait à y voir plus clair.

   Parvenu, à ce qui me paraît être un point de non-retour, je n’arrive guère à me consoler sous le point de vue qui considèrerait, chez les Autres, des afflictions plus profondes que la mienne. Du reste ceci ne serait rien moins que détestable, le malheur des Quidams qui passent dans la rue est le leur, le chagrin que j’éprouve est le mien et, en la matière, nul vase communiquant ne pourrait en assembler les formes aussi diverses qu’incompatibles. Je crois qu’il me faut, à ce point de ma « confession »,

 

garder pour moi

ce qui est en moi,

pour moi,

 

   en cette dimension impartageable qui fait notre singularité. Malgré la saison qui avance, les pierres du Causse sont grises, ce matin, nimbées d’un fin grésil et la vue échoue à voir d’autre horizon que ces cayroux monotones rythmant, dans la retenue, la vie intime du Causse. Au-delà du nimbe brumeux, se font parfois deviner les bêlements des moutons qui broutent consciencieusement les touffes d’herbe maigre. Je ne sais s’ils trouvent leur contentement à cette rumination quotidiennement réitérée, à cette activité ne vivant que de sa propre constance.

 

Le mouton est-il heureux ?

Le sait-il lui-même ?

Et nous, comment pourrions-nous le savoir ?

Au prix d’une délibération gratuite ?

Å la hauteur d’une hypothèse

nécessairement fausse ?

Å la mesure d’une projection

de nos propres sentiments sur

ce qui n’est nullement nous ?

  

  Chère Solveig, bien plutôt que d’allonger le catalogue des questions vides, voici le temps venu de mettre un terme à notre échange. Je me doute qu’en ta lointaine et si belle Suède, le temps traîne encore avec lui, quelque frimas hivernal. Je t’imagine sans peine, dans ton chalet de bois rouge, tout au bord du Lac Roxen, emmitouflée dans une chaude pélerine, lisant un de ces Romantiques dont, depuis toujours, tu fais ton miel.

 

Il te reste donc le Romantisme.

Il me reste donc le souvenir.

Il est la mesure dernière

avant le total dénuement.

 

Je t’embrasse affectueusement.

Le Solitaire du Causse.

 

PS - Si, au hasard de tes découvertes,

tu tombes sur un « objet indéterminé »,

 

empresse-toi de

lui trouver un sens,

n’importe lequel,

léger ou profond,

par-là même,

c’est un sens

que tu attribueras

à ton destin.

 

Ceci est précieux !

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