Du plus loin de la nuit.
Vénus - L'étoile du Berger.
Source : Qu'est-ce.com.
"L'Humaniste". Enonçant ceci, et d'entrée, nous sommes déjà suspect de vouloir renouer avec une époque tellement lointaine, connotée pour le moins péjorativement. La Renaissance ne brille plus que de feux bien atténués et les belles notions de liberté, de tolérance, d'exercice du libre arbitre, de disposition ouverte aux cultures ne font figure, aujourd'hui, que de louables intentions ne se mesurant qu'à l'aune d'une bien ineffable nostalgie. Toute époque consumériste, par nature, se voue davantage au culte de quelque idole de carton et de plâtre qu'elle ne se destine aux choses de l'esprit. L'intellect cède le pas sous les coups de boutoir d'une esthétique facile, l'être disparaît sous l'avoir, le sens sous l'immédiateté préhensible. On l'aura compris, l'époque de l'ustensilité bat son plein, laissant parfois, de-ci, de-là, quelques îlots émerger au-dessus d'une mondialisation en quête d'elle-même, à savoir de faire d'une matérialité compacte les conditions mêmes d'une nouvelle religion, fût-elle teinté de paganisme.
Sans vouloir, pour autant, ressusciter des parenthèses temporelles qui n'auraient guère plus de signification ici et maintenant ; sans faire de Budé, Erasme, Montaigne, La Boétie - bien que notre dette à leur égard soit immense -, d'incontournables figures auxquelles nous devrions demander de guider nos pas, il semble toujours utile de chercher à découvrir, dans un passé récent, l'émergence de telles silhouettes. Qui se remarquent à l'évidence pour peu qu'on prête aux choses un regard adéquat.
Un Humaniste - avec une Majuscule -, j'en connais un qui, malheureusement, n'éclaire plus sa nuit que des belles lumières intellectuelles qui l'habitent encore. Neuf décades sonnées, l'esprit aussi alerte qu'à l'âge de sa maturité, toujours disposé à l'accueil de l'Autre. Toujours prêt à donner cette richesse qui l'habite et qui, maintenant, s'abrite sous le couvert d'une profonde cécité. L'Humaniste - nommons-le ainsi afin de préserver l'anonymat auquel sa modestie naturelle le destine -, avance dans le siècle, les mains tendues, comme pour mieux dire la grande beauté du regard, des yeux, ces métaphores ouvertes de la conscience. Jeune, cette belle Figure humaine était affectée d'une importante myopie qui l'obligeait à lire ses textes en les rapprochant de ses yeux, d'une manière qui paraissait inhabituelle.
Qu'en est-il de la myopie, dans son aspect symbolique ? Ramenée au Sujet qui nous occupe, j'y voyais la quête d'un esprit lucide, d'une curiosité portée aux choses de la connaissance, d'une insatiable faim de découvrir le monde. Une sorte de Magellan ou bien de Marco Polo tâchant de dire son propre "devisement du monde", cette disposition d'un esprit libre à traverser mers et océans afin d'y recueillir tout ce qui méritait de l'être. A la conquête de nouveaux territoires à défricher en même temps qu'il fallait se disposer à les déchiffrer. La recherche de l'essentiel. L'orientation vers le fondement des choses, non leur surface trompeuse. Cet Homme était - je ne parle au passé qu'afin de mieux faire surgir toute la mesure qu'il pouvait donner alors -, était donc toujours dans la juste mesure du jour, dans la parfaite perspective des choses, dans l'exactitude du savoir à ouvrir les portes de l'imaginaire, à partager une connaissance avec qui il s'entretenait. Doué d'un tempérament exceptionnel, de facultés hors du commun, toute cette richesse, il ne le gardait pas pour lui, il la faisait partager à qui voulait bien s'en emparer. Issu d'un milieu plus que modeste, il voulait une vraie culture populaire accessible à tous. Autodidacte, il avait franchi tous les paliers de l'ascension sociale pour se situer enfin au sommet. De ceci il ne tirait aucune gloire, seulement le souci de donner à ceux qui pouvaient y consentir l'occasion de saisir la chance dont lui avait su bâtir sa propre existence. Pure donation de son être en direction des Autres. A cette tâche-là, il faut une belle endurance, une foi sans pareille, la croyance en l'homme. Cela il le possédait - et le possède encore -, comme la sève court sous le tronc, naturellement. Son enthousiasme - "avoir Dieu en soi", étymologiquement. Un Dieu bien païen et laïque en ce qui le concernait -, coulait de lui, pareil à une source inépuisable.
Il ne s'agit nullement d'un portrait idyllique souhaitant faire d'un Homme du commun, un être d'exception. Il était un de ces Individus prédisposé à un rare bonheur, mais un bonheur conscient, métabolisé, métamorphosé en subtile générosité. Toujours une idée d'avance, toujours un projet en train. Grand lecteur, hispanophone assidu, connaisseur de littérature, aidé par une très fidèle mémoire, aujourd'hui encore il récite couramment des poèmes de Victor Hugo ou bien d'Albert Samain contemporains de l'école primaire dont il usait les bancs il y a de cela presque une éternité. Sans oublier un seul vers. Cette petite "gloire" il la revendique, il en fait le lieu d'une "modeste fierté". Seul un tel oxymore est en droit de rendre compte de cette"ambiguïté". Mais pour lui, cet Homme généreux, la mémoire n'est pas seulement un attribut abstrait, une simple faculté de l'esprit venant à côté d'une autre qui lui serait égale.
La mémoire, il la destine d'abord à sa Compagne disparue il y a peu, à qui il vouait sinon un culte, du moins un amour entier qui, jamais, ne s'était départi de ses profonds sentiments. Ensuite une "dette mémorielle", mais au sens positif du terme, à ses Parents dont il avait "voulu tenir la main jusqu'à leur mort", selon la belle formule qu'il leur destine par delà le temps. Phrase dont le contenu pourrait s'énoncer en tant que "leçon de morale", cette discipline au sens premier qui, autrefois, ornait le fronton vert des tableaux de l'Ecole de Jules Ferry. Sans doute nos frêles têtes blondes pourraient-elles méditer sur l'accompagnement de la finitude. Une leçon de philosophie en acte.
Mais pourquoi donc disserter sur une existence parmi d'autres, alors que, par définition, nous sommes tous des cas singuliers, possédant des expériences tout autant singulières ? Pour la simple raison que rares sont les Etoiles qui, à l'instar de Vénus sont les premières à briller le soir et les dernières à s'éteindre le matin. Or qu'est donc l'étoile, cette Vénus si brillante, si elle n'est le Guide servant à s'orienter dans la nuit. Le berger ne conduit son troupeau qu'à sa persistante lumière. Or, nous les hommes ne sommes orientés correctement qu'à affecter notre destin à une telle lueur faisant signe vers plus grand que nous, que parfois on appelle HUMANISME. Cela il nous faut l'assumer, pour nous d'abord ; pour les Autres ensuite avec lesquels nous entretenons un commerce; pour nos enfants dont le cheminement ne peut avoir lieu que sous le signe d'une ouverture, pour tous ceux qui à la Renaissance ont porté cette belle mission culturelle ayant traversé l'ensemble de l'Europe; enfin pour CET Humaniste de chair et de sang dont il a été question ici qui, du fond de sa nuit, continue à espérer en l'homme. Ne le décevons pas ! C'est la seule force dont nous pouvons l'assurer. Parfois "les forces de l'esprit" traversent-elles les cloisons. Puissent-elles s'y employer !