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7 septembre 2023 4 07 /09 /septembre /2023 10:25
Vision médiane

Edward Hopper, Cape Cod Morning

(détail), 1950

 

Source : Fondation Beyeler

 

***

 

   Apercevant « Étrange-au-bow-window », nous ne pouvons que nous interroger à son sujet. Que fait-elle, là, à cette heure matinale, à la lisière du jour ? Est-elle la Sentinelle de Cape Cod, cet étonnant pays de dunes et de marais ? Cherche-t-elle à apercevoir ces quelques prodiges de la Nature que sont baleines à bosse et baleines franches, tortues à la carapace brillante ? Cherche-t-elle à entendre, sur le fil de l’aube, le cri plaintif du pluvier siffleur, ou bien à percevoir le glissement des phoques gris sur la dalle de sable ? Est-elle attentive à surprendre le passage d’un Quidam, à déchiffrer le cheminement de quelque Habitué des lieux ? Ou bien est-elle, comme ceci, tendue en avant d’elle, jetant au loin la double meute de son regard, en escomptant un immédiat retour après qu’une boucle a été amorcée, une manière de renversement de la vision qui la poserait, elle, comme la chose à observer, certes la plus singulière du Monde ? Au motif que, toujours dans l’entrelacement de son propre Soi, jamais l’on n’en surprend les contours, jamais on n’en lit le chiffre secret, sauf celui de ses propres illusions, de la comédie que l’on se joue à Soi-même, feignant de connaître jusqu’à l’intime, le moindre des plis dont notre conscience est tissée. Mais l’incontournable Principe de Réalité ne devrait-il, bien plutôt, nous arracher l’aveu de notre propre inconnaissance, ce genre de désolation totalement désertique qui s’empare de notre psyché lorsque, souhaitant en sonder le sol, tout se dérobe et qu’un vertige abyssal se creuse sous la plante de nos pieds ?

   Mais, tout individu qui, au hasard de sa marche, rencontrerait cette Inconnue arrimée à son propre Être et ne se questionnerait à son sujet, serait soit un Inconscient, soit d’une nature étrangère à la communauté des Humains. Car, jamais on ne peut tutoyer la posture d’une conscience torturée sans en prendre la mesure, sans la rapporter à Soi en tant qu’objet de profonde méditation. C’est une simple question d’éthique. Toute altérité est le lieu d’un bouleversement. Ici, de Celle-qui-est-observée, de Celui-qui-observe. Et si nous revenons à l’image, à la vive inquiétude qu’elle ne manquera de susciter en nos âmes, nous nous apercevrons vite que, plutôt que de nous montrer l’ordinaire, le commun, le quotidiennement rencontrés, elle nous plongera, irrémédiablement, dans un bain métaphysique nous ôtant toute possibilité d’être nous-mêmes le temps que nous n’aurons au moins tenté d’en résoudre l’énigme.

   Si cette peinture recèle en soi quelque perspective symbolique - et gageons qu’il en est ainsi -, nous dirons que la façade de bois blanc, de lattes superposées, est l’unique réceptacle d’une lumière franche, ouverte, sans quelque zone d’ombre dissimulée en elle. Un genre de félicité, certes modeste mais bien présente. Un écho de cette clarté se diffuse encore, mais dans un genre d’économie, d’atténuation, dans la cage de verre du bow-window, colorant son intérieur d’un jaune éteint. Certes, l’Attentive est, elle aussi, atteinte de cette lumière, mais d’une façon indirecte, sans doute ce frémissement, cette faible lueur aurorale qui la font émerger, elle, l’Attentive, de la demi obscurité dont elle est entourée. Cependant l’on notera, et ceci n’est nullement un détail, qu’Attentive est simple Réceptrice de lumière, nullement Émettrice, comme si sa manière d’exister se donnait dans une entière passivité.

   On la penserait qui-elle-est, presque par défaut, partiellement accomplie, en manque d’être, en attente de devenir. Cette impression de non-venue à Soi qui, toujours fait le lit de quelque désespoir, est vivement accentuée par la double surface des volets noirs rabattus sur le pan coupé du bow-window, genre d’affirmation d’un deuil ontologique, d’une fragmentation du Soi, d’une captation de son exister hors de Soi, possiblement hors d’atteinte. Alors nous n’avons guère à méditer longuement pour saisir le motif de l’étrange inclinaison de son buste qui ne peut consister qu’en la quête de cette partie de Soi inaccessible, peut-être cet iceberg immergé de l’inconscient, peut-être la perte d’une mémoire ancienne amputant le fleurissement d’une réminiscence. Quant à l’horizon de son regard, dans un premier empan de l’espace, il bute sur les ramures noires des arbres, s’éclaircissant peu à peu, à mesure de son éloignement du Sujet méditant. C’est au loin d’elle que le paysage se désobscurcit, que les choses redeviennent visibles, qu’elle peut, Elle-qui-scrute, apercevoir le possible sens des choses, au moins sa pellicule, si leur profondeur demeure hors d’atteinte.

   Ici, succédant à ce court inventaire du visible-préhensible, nous sommes requis à une tâche bien plus essentielle. Tâche se portant sur l’acte de vision en trois paradigmes qui, loin d’être complémentaires, s’excluent l’un l’autre au motif que leur essence respective n’est nullement miscible, qu’il s’agit même d’antinomies, d’oppositions de nature. Mais partons du réel tel qu’il nous apparaît dans le cadre de la représentation. Cette première vision, attribuons-lui le prédicat « d’entre-deux », de « moyen terme » si l’on veut. Ce qui correspondra au titre « Vision médiane » et interrogeons-nous à son sujet. Le regard part, droit devant lui, pareil à un rayon qui ne s’intéresserait ni à la hauteur du Ciel, ni à la superficie de la Terre. Un regard se propageant selon la figure de la ligne droite. L’acte de scruter, limité au plus simple de son effectuation. Une vision à elle seule son explication. Un jet en direction de l’horizon dont le retour au Sujet ne le transforme en rien, ce Sujet, un simple miroir reflétant l’image originelle. Le constat d’un réel collé à son être propre, sans accroissement, ni diminution qui en affecteraient la valeur. Un aller-retour de pure gratuité, un geste annulant toute greffe possible, un geste de pur dénuement.

   Pour être significatif, pour constituer le début d’une fable existentielle s’augmentant d’une expérience plus riche, la vision eût gagné à se dilater, à emprunter, plutôt qu’un chemin en ligne droite, une courbe sinueuse, une onde flexueuse qui l’eût métamorphosée en raison même de son continuel trajet entre la légèreté Céleste et la pesanteur Terrestre. Donc un regard alternativement lesté de la lourde gravité du Sol, puis de la diaphanéité de l’Éther.

 

C’est ainsi que se configure tout Sens :

passage d’une chose à une autre,

fluctuation dialectique,

oscillation permanente

d’une réalité à une autre.

  

   Et, afin de donner corps et consistance à notre propos, il devient maintenant essentiel que, de part et d’autre de ce regard linéaire, de ce « moyen terme », nous installions deux autres modes de vision que, pour l’instant, nous qualifierons de « Terrestre » et de « Céleste ». C’est le recours aux grands Mythes Fondateurs de notre culture qui nous aidera à pénétrer plus avant dans ces deux manières d’envisager le Monde et de nous le rendre un peu plus familier.

   Celle-qui-regarde-vers-la-Terre, nommons-là « Vénus Pandémos », cette partie de l’Âme attirée vers le corporel, immergée dans le sensible, cette vision de basse destinée qui se satisfait des illusions de toutes sortes, se nourrit d’images les plus approximatives, se sustente de simples traces, s’entoure d’ombres, vêt son anatomie d’uniques reflets. La Vérité ne lui importe guère. L’opinion sans grand fondement la satisfait. Elle vit d’immédiates sensations et tel Narcisse se mirant dans l’onde, elle est toujours en danger de se noyer dans la fascination de sa propre réverbération. On aura compris que cette vue prise sous le joug de l’immanence sera encore bien inférieure à celle qui, en ligne droite, certes ne moissonnait rien, mais au moins ignorait ce qui, plongé dans l’inférieur, n’aurait pu que l’amoindrir, en hypothéquer le trajet.

      Celle-qui-regarde-vers-le-Ciel, nommons-là « Vénus Ouranienne », cette partie de l’Âme qui ne vit qu’à s’élever, à connaître le vertige des Grandes Hauteurs, des plus Hauts Sommets. Ce geste éminemment ouranien, cette remontée vers la pureté de l’Origine, cette quête d’un Soi plus que Soi s’irrigue de tant de vertus, se dilate de tant de Joie assemblée que plus rien ne la rattache aux visions antécédentes, à cette vision qui était sans motif, glissant vers la fente de l’horizon sans y rien prélever de positif ; de l’autre vision qui se fourvoyait dans d’illisibles marécages limoneux. Ici, dans la plus efficiente des valeurs qui se puisse imaginer, le Narcisse que l’onde plongeait en son sein, le conduisant à une irrémédiable mort, Narcisse donc a laissé la place au valeureux Ulysse, lui qui après avoir surmonté tant d’obstacles retourne à Ithaque, la seule patrie possible pour un Héros en quête d’une Âme juste et sincère, d’une Âme qui a trouvé le foyer de son repos en même temps que de son rayonnement.

   Dans cette courte fiction, tout s’est joué parmi les Figures Mythologiques (Narcisse – Ulysse – Vénus Pandémos – Vénus Ouranienne) qui, en réalité, sont les paradigmes à nous adressés afin que, nous identifiant à qui il sont, nous puissions orienter l’aiguille de notre boussole en direction de ce Nord Magnétique, de ces lignes de pur cristal que dessine la rigueur des icebergs, cette Vérité opposée à la luxuriance et aux touffeurs équatoriales, ces reflets, ces mensonges qui ne font que nous leurrer, nous égarer, nous désaxer de ce Soi qui est le seul Centre sur lequel nous pouvons prendre appui, tel Ulysse échappant aux pièges de Circé, aux intrigues de Calypso, pressé de rejoindre la Terre d’Ithaque où l’attend l’amour de Pénélope, à savoir le point le plus admirable sur lequel amarrer sa vision.

    Alors que dire en épilogue de cette fable ? Qu’il est bien plus facile aux Approximatifs que nous sommes de pratiquer le Vice plutôt que la Vertu. Que, pour la plupart, sinon tous, nous rendons un vibrant hommage à l’image de qui-nous-sommes que nous revoie la psyché, Narcisses-en-puissance au regard « ondoyant ». Que le regard linéaire, n’accrochant rien que le commun, le banal, est notre lot commun. Que l’image d’Ulysse, si elle hante nos consciences, ne le fait que de façon fictionnelle pour le simple fait que son courage nous est inaccessible, sa volonté, un feu qui brille au-delà même de notre vision ordinaire. Que Vénus Pandémos est celle que nous fréquentons avec assiduité, pliés que nous sommes dans ses voiles de ténèbres et d’aveuglants reflets. Que Vénus Ouranienne serait bien une des possibles finalités de notre terrestre parcours, mais, qu’enchâssée, telle l’icône dans sa cage de verre, telle « Étrange » dans l’étui de son bow-window, nous cymbalisons telles les cigales au plein de l’été, oubliant le laborieux travail de la fourmi occupée à élever et élever encore son tas de brindilles. Nous sommes de prosaïques natures qui ne rêvons que d’Éther, seulement l’Éther vole haut, en d’olympiennes altitudes et nos bras sont courts qui n’étreignent jamais que le Vide ! Å défaut d’être dans la plénitude de qui nous devrions être, nous TENDONS VERS…

 

Tendre est peut-être le seul Jeu auquel

l’Humaine Condition nous convie

le temps qui nous est alloué.

Un simple battement de paupières

que précèdent et suivent d’autres

 battements de paupière.

Une vision captive !

 

 

 

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