Elui : l'empreinte siamoise.
Photographie : Miloslav Stibor.
"Il y avait certes des limites physiques, il fallait séparer nos souffles, s'écarter, s'espacer, se lever, se
dédoubler, et c'est toujours autant de perdu. Quand on a deux corps, il vient des moments où l'on est à moitié."
(Romain Gary - Clair de femme)
Sur une page de : "Le cœur en dehors".
C'est ainsi, certains mots, il faut les utiliser avec précaution, les prononcer du bout des lèvres, les chuchoter comme s'il s'agissait d'un secret. Le mot "amour" est l'un de ces mots. Souvent galvaudé, déformé, employé à tort et à travers, suspect d'hypocrisie, de calculs, de projets, parfois troubles, illisibles. Peut-être s'agirait-il de le penser, de le formuler à l'aune d'une voix intérieure et puis garder le silence. Peut-être. A moins d'user d'un stratagème, d'une astuce lexicale. Le langage a des ressources infinies.
Mais que voyons-nous sur cette image ? Dans le grain floconneux de la photographie, comme pour rendre l'atmosphère plus mystérieuse, impalpable, indicible, se révèlent deux corps, celui d'un homme, celui d'une femme, du moins pouvons-nous le supposer. Deux corps alanguis, possiblement après l'amour, chacun ayant regagné son antre de chair, la conque de ses pensées, le lieu de son hypothétique poème. Image silencieuse, reconduite à sa matrice originelle, comme pour dire la rareté de l'instant, la méditation, la contemplation. Rien ne bouge, rien ne dissipe et contraint à autre chose qu'à soi, juste appuyé contre la présence de l'autre. Symbiose, osmose par lesquelles les êtres communiquent du-dedans de leur conscience vers un genre de ligne de crête commune et alors se réalise une fusion qui, habituellement, se nomme "amour". Certes, mais ce mot est abstrait, imprécis, débordant de ses propres limites, sublimant les sentiments humains, ou bien s'adonnant à tout ce qui fait phénomène, pêle-mêle, aussi bien l'amour des animaux, que d'une voiture ou bien d'un vin, d'un mets. Il est de bon ton d'aimer tout, indifféremment, d'un même envol du corps, de l'esprit, de l'âme. Aussi bien du sexe, fût-il vert comme un fruit non parvenu à maturité.
Mais il faut prendre du recul et passer par d'autres images, avoir recours au texte, donc au langage. Il faut vivre sur le mode de "Terra amata" de Le Clézio, avec Mina et Chancelade, "en restant trois jours et trois nuits enfermé dans une chambre d'hôtel" et éprouver ce qu'est l'amour, physiquement, matériellement jusqu'au tréfonds de son corps, mais aussi existentiellement, ce genre d'aventure non reproductible, extraordinaire au sens strict, inévitablement liée à l'idée de finitude et sentir toute la haine du monde accumulée, dressée contre les murs de la pièce, menaçant de tout envahir et de détruire cet amour que l'homme, toujours, construit à grand peine :
"Dans la chambre aux rideaux tirés, on sentait qu'il y avait encore beaucoup de lumière, beaucoup de lumière blanche et dure qui voulait entrer de force dans la pièce … […] …Le monde autour de la chambre appuyant de tout son poids, en quête d'une fissure par où il pourrait déverser les flots du bruit et de la chaleur." (Terra amata. pp 97 - 106).
Alors maintenant l'on comprend mieux l'image dont nous essayons de tirer du sens, l'on perçoit pourquoi l'Amant et l'Aimée sont dans cette position quasi-fœtale, collés l'un à l'autre, attitude siamoise, écho gémellaire dont son propre corps éprouve le besoin afin de ne pas succomber à ce qui pourrait advenir. Car l'amour est un danger. Celui de se perdre soi-même; celui de perdre l'Autre par lequel nous nous situons deux coudées au-dessus du Néant. Car aimer, c'est cela, en définitive, se soustraire au fâcheux, à l'innommable, à la noyade au milieu des "flots du bruit et de la chaleur". C'est une exigence de notre lucidité que d'apercevoir, toujours, sous les orbes signifiants et gracieux de l'amour, le visage grimaçant de Thanatos, lequel veille le moindre de nos faux-pas.
Le sachant ou à notre insu, l'amour nous le réfugions dans la lumière grise de la chambre, rideaux tirés, dans le silence cotonneux des sentiments alors qu'au-dehors, en pleine lumière se décline la confondante dramaturgie humaine. L'amour a besoin du gris, de l'ambiguïté, de la demi-mesure, du passage d'une clarté à une autre clarté. Le blanc est une offense, lorsque le soleil est au zénith et qu'il brûle en un seule longue flamme incandescente, une verticalité qui détruit, aveugle, blesse. Le noir de la nuit est identique, quand tout sombre dans une manière d'incompréhension, de régime refermé sur lui-même, laissant les Amants soumis à une horizontalité compacte, dense, mortifère. Plus rien n'est alors visible. Seule une clarté diagonale est possible, aube, crépuscule. Les teintes y sont atténuées, adoucies, semblables à la cendre, la lave, la pierre ponce.
Aube, crépuscule, pour la seule raison qu'il y a homologie de passage, de relation, de médiation entre la qualité de la lumière et le flux, le fluide, les sentiments transitant d'une âme vers l'autre, d'un corps l'autre, d'une dérive l'autre. Tout est contenu dans cette fuite diagonale du jour qui est chemin diagonal de l'amour. Cette chambre envahie de lumière grise, nous pourrions la comparer à cette merveilleuse invention platonicienne de la chôra, cet espace de médiation compris entre l'Intelligible et le sensible, cette matrice invisible, inexistante à proprement parler mais sans laquelle jamais le lien ne pourrait s'établir entre ce qui est inapparent (l'amour, pour notre sujet) et ce qui prend corps dans les Amants, à savoir précisément le phénomène de cet amour sensible avec ses quantités de déclinaisons, ses tumultes, ses revirements, ses exhaussements.
Car, tout ce qui est directement accessible à l'âme (toujours selon le concept platonicien), pour devenir réalité a besoin de cet espace forcément obscur, difficile à imaginer même avec le secours de l'intellection et dont, pourtant, nous devons bien faire l'hypothèse si nous voulons comprendre quelque chose à ce qui, constamment, nous fait face. Seule la "fulguration du rêve" (selon la belle expression du philosophe Jacques Garelli) est à même de révéler cette région sans doute aux confins de l'imaginaire, de la poésie aussi, lieu de circulation et de transhumance, de transition alors que son action même, véritable convertisseur d'énergie des images, nous délivre dans un identique mouvement de compréhension, aussi bien l'idée de l'amour que son apparition terrestre, incarnée, hypostasiée.
Et pour traduire cela, ce sentiment par lequel nous prenons acte de L'Amour, de l'Amant, de l'Aimée, en dehors du rêve, nous disposons du langage, des mots, de leur apparence formelle, de leurs signes symboliques, dont parfois, certains, malgré leur modestie, nous disent dans une rhétorique réduite à leur plus simple expression, la dimension du sublime dont l'homme, la femme sont toujours les figures destinales.
Ainsi le simple trait d'union :
entre ELLE et LUI :
ELLE - LUI
indique-t-il, à titre de symbole
ce que la chôra
en langage onto-cosmo-métaphysique
laissait se manifester
à notre entendement
et qu'un artifice typographique
pourrait remplacer
dans la simplicité,
l'Amour
unissant
les Amants
en une
seule
et
même
entité :
ELLE-LUI
ELLELUI
ELEUI
ELUI
ou
la fusion
des Contraires.
Un
nouveau
nom
pour
l'AMOUR.