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20 novembre 2013 3 20 /11 /novembre /2013 08:55

 

 

XXIII   La mer.

 

 

                    

   Ce matin la lumière est longue, la mer cendrée et la ligne d’horizon un fil invisible. Assise sur son rocher plat, Gemma attend. Il n’y a pas de bruit encore, comme si la clarté naissante avait enveloppé les choses d’un voile de silence. L’eau est lisse, infiniment, tendue d’un bord à l’autre de la crique et au-delà vers Blanuys, vers la côte d’Espagne. Parfois, sur la falaise, un bruissement d’ailes, un déplacement de rémiges et ça ressemble à la pluie lorsqu’elle touche la poussière de ses doigts fins et agiles. Parfois, vers la ville, l’aboiement d’un chien, la chute de capsules d’eucalyptus sur la terre. L’air est si léger, le temps si aérien que le corps de Gemma se confond avec la dalle de pierre.

  Gemma attend, comme un animal, l’oreille aux aguets. Et bientôt, venant du port, un glissement sur l’eau, de douces vagues semblables à des plis de sable, une étrave bleue, le triangle d’une voile blanche, un homme à la barre et son visage brille aux premiers rayons nés de la mer. Aujourd’hui, pour Gemma, c’est un grand jour. Pour Mostem aussi. Un jour de voyage le long de la côte dans la grande barque poussée par le vent de la terre. Jamais Gemma n’est montée sur un bateau, jamais elle n’a senti la mer glisser sous elle, à la façon d’un animal marin, jamais elle n’a vu la crique de loin. Maintenant elle est assise, face à Mostem, à ses yeux rieurs, à son visage entaillé de rides profondes.

  Le vent s’est levé et pousse devant lui de fines bulles d’écume. La voile, gonflée, tire le bateau vers le large, et l’horizon courbe recule toujours, vers l’eau profonde, de l’autre côté de la Terre. Au travers de la toile, sur toute la surface de son corps, sur son visage aussi, ses bras, ses mains, ses pieds nus, Gemma sent les battements du ciel, l’appui du grand dôme de lumière, sa réverbération sur l’immense plaque liquide, et elle est comme un poisson qui flotte entre deux eaux et ses yeux s’ouvrent, sa bouche, ses ouïes, tout la traverse d’un flux bienfaisant, sa peau revêtue d’écailles s’habille d’argent, elle se laisse couler dans les remous couleur d’émeraude, elle frôle les boules fluides des méduses, les cheveux noirs des algues, les milliers de bras des poulpes et des calmars, elle descend au fond des failles marines où l’eau est épaisse, glauque comme une vitre ancienne, jaune parfois, inquiétante, habitée de remuements étranges, de sons qui ne bruissent pas et alors, fouettant l’air de sa queue, elle remonte les courants, traverse la mince pellicule où miroite le ciel et le soleil fait briller les gouttes d’eau qui retombent en gerbes, comme un arc-en-ciel posé sur la crique lointaine, sur la falaise noire d’où les goélands s’élancent avec des cris aigus, lignes blanches qui s’ouvrent, se croisent, se fondent dans la mer, et parfois certains se laissent porter par le vent qui progresse avec la lumière, devient chaud, sec, gonflé de sable et il y a de grandes spirales qui montent plus haut que les nuages et les grands oiseaux blancs se peignent de brun, de beige, de gris, l’ivresse habite leurs forteresses de plumes, leurs yeux sont des globes mobiles aux prunelles très sombres, leurs becs se recourbent, leurs pattes se replient, serres acérées et ils planent longuement sur les volutes d’air blanc, brûlant, et Gemma est déjà parmi eux, regardant rouler sous ses ailes la montagne violette, les touffes d’herbe, les îlots des genêts, la grande Tour à l’ombre longue, les murs sombres du Fort.

  Les nappes d’air se dilatent et tout alors devient très haut et la Terre n’est plus qu’une boule parsemée d’étangs bleus, de plaques sombres, d’étendues vertes et l’on voit très loin, au-delà du cercle de l’horizon, des collines de sable à l’infini, des villages de terre blanche, des lits d’anciennes rivières où roulent les cailloux, des huttes de branchages, des signes d’argile peints sur des parois de pierre, des figurines de terre, des nuages noirs et lourds poussés par l’harmattan et la pluie qui frappe le sol et le brouillard qui enveloppe tout et une sorte de mer grise où tombe la lumière, un bateau bleu confondu avec l’eau, et l’on regagne la crique, sa profondeur bleutée, le mystère de sa grotte enfouie dans les plis de la roche et Mostem s’éloigne, silhouette à peine visible dans le jour qui décline et Gemma reste un instant à regarder le grand arc du ciel, la mer où tombent les étoiles, l’horizon infini derrière lequel dorment encore tant de choses secrètes.

 

 

 

 

 

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