Soutine ou l'art écorché vif.
Chaïm Soutine - Le Village, 1923 © ADAGP
Paris 2012 / RMN (Musée de l'Orangerie)
Hervé Lewandowski
Source : toutelaculture.com.
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Entrer dans l'œuvre de Chaïm Soutine semble ne pouvoir se réaliser qu'à la suite d'un parcours propédeutique ou, à tout le moins, d'une réflexion cherchant, sous les apparences, les motifs réels servant de fondement à un art singulièrement atypique dans sa forme. Quand bien même le Voyeur des œuvres ferait irruption dans les toiles du Peintre à partir des impressionnistes ou des expressionnistes, ce dernier, le Voyeur, ne manquerait d'être étonné. En effet, le monde de Soutine est particulier, étrange, dérangeant, à la limite de la distorsion schizophrénique. Comme si la réalité extérieure se fragmentait en une infinité de tessons épars venus dire à la conscience l'impossibilité de réaliser une synthèse signifiante des choses. L'éviction de l'homme d'une possible compréhension des phénomènes dans une perspective unificatrice.
Bien évidemment, de telles contraintes imposées au réel de la vision font inévitablement penser au surgissement de la folie ou à un désordre mental. Et pourtant, Soutine ne saurait être qualifié d'aliéné. Bien évidemment les essais d'explication auront vite fait de débusquer dans la biographie du Russe, les failles patentes par lesquelles vérifier quelque hypothèse d'une socialité défaillante, d'une psychologie mise à rude épreuve. Chaïm ne relève pas du régime psychotique, sa relation au réel, si elle paraît chancelante, n'est pas détachée de la quadrature du monde. C'est dans une structure névrotique qu'il faut chercher à percevoir les soubassements de cette œuvre convulsive dont la lecture, à la manière du Test de Rorschach, nous livrerait quelques uns de ses mystères.
Ainsi, ces multiples anamorphoses de maisons - ces lieux hautement symboliques investis d'affects -, feraient-elles signe vers un tempérament introverti, secret, peu expansif, replié sur lui-même. Identiquement à un ombilic qui demeurerait scellé sur sa propre germination. Dans l'effusion de l'arbre en direction d'un ciel mouvementé, faut-il voir une représentation des obsessions des souvenirs morbides de l'enfance ? Dans la modestie torturée des logis, les affres du dénuement ? Dans la confusion des nuages, la tentation du suicide plusieurs fois envisagé ? Dans la presque disparition des signes picturaux, les ravages d'une sauvagerie incoercible ? Dans la déstructuration du paysage, la toujours possible disparition de l'Artiste ? Dans le maelstrom existentiel, le surgissement, comme en filigrane, de la chute dans la dépravation, le saut dans la luxure ? ( Sa perte dans l'alcool, sa réclusion dans la prostitution, en compagnie de l'Ami Modigliani, sembleraient témoigner dans ce sens.) Dans la violente opposition des teintes complémentaires - le jaune soufre contrastant dialectiquement avec le bleu outremer, à la limite du noir -, les racines d'un tempérament ombrageux, colérique, foncièrement indépendant ?
Tout converge en direction d'une interprétation tragique du monde dans lequel semble enfermé Soutine. Faille, abîme, œil du cyclone pour jouer sur le registre métaphorique. Comme s'il n'y avait guère d'autre issue qu'à s'enfermer, d'une manière autistique, dans le cadre étroit de la toile. Le Voyeur des œuvres est confronté lui-même à ses propres angoisses, aux écueils qui ont jalonné les épreuves de la vie, à ses zones d'ombre. Nul ne peut rester indifférent et contempler les cimaises dans un genre de détachement. Il y va de la condition humaine en son tréfonds, pareillement à un échouage au profond des abysses. Nous demeurons muets, nous sommes confrontés à une manière de catatonie comme si, regardant, nous pouvions, d'un instant à l'autre, basculer dans le pur nihilisme, entrer dans le domaine de l'incompréhensible. Emboîtements de questions tournant à vide, succession de thèses approximatives concernant l'homme, l'œuvre :
"Soutine resta une énigme impossible à déchiffrer jusqu’à la fin. Ses toiles sont les seules clefs véritables qui ouvrent la voie de cet homme déroutant. "
C'est ainsi qu'Alfred Werner pose le "problème" du Peintre dans son livre "Soutine". Mais, à cerner de près les linéaments existentiels se diffusant dans l'œuvre, nous ne réalisons guère qu'une approche proximale ayant quelque chose à voir avec une manière de myopie. Nous isolons les traits dominants de la personnalité de l'Artiste et, aussitôt, nous en déduisons une immédiate compréhension du monde qu'il aurait mise à jour au travers de sa création. C'est donc à une analyse d'une histoire individuelle que nous confions notre enquête, plutôt qu'à la perception plus large de l'inscription de l'œuvre dans une Histoire de l'Art. Or, s'il semble légitime de s'appuyer sur l'homme pour comprendre l'œuvre, il n'en reste pas moins vrai que les toiles ne parleront qu'à être saisies dans un empan plus large. Car l'œuvre de Soutine n'est pas seulement une entreprise individuelle, mais elle signifie universellement par rapport aux grandes manifestations de l'esprit humain. A preuve ce témoignage de Paul Guillaume paru dans le numéro de Janvier 1923 dans la revue "Les Arts à Paris" :
"Un jour que j’étais allé voir chez un peintre un tableau de Modigliani, je remarquais, dans un coin de l’atelier, une œuvre qui, sur-le-champ, m’enthousiasma. C’était un Soutine et cela représentait un pâtissier. Un pâtissier inouï, fascinant, réel, truculent, affligé d’une oreille immense et superbe, inattendue et juste, un chef-d’œuvre. Je l’achetai. Le docteur Barnes le vit chez moi […] Le plaisir spontané qu’il éprouva devant cette toile devait décider de la brusque fortune de Soutine, faire de ce dernier, du jour au lendemain, un peintre connu, recherché des amateurs, celui dont on ne sourit plus…»
Le Petit pâtissier - 1923 -
Musée de l'Orangerie.
Source : La Bougeotte.
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Bien évidemment, l'on comprendra ici que la référence à Soutine, à sa vie, ses difficultés successives, son drame personnel ne constituent pas les catégories adéquates à partir desquelles faire une exégèse de l'œuvre. Il y a plus. "Le Petit pâtissier" ne joue nullement dans "la cour des petits" mais résonne avec l'ensemble de l'édifice pictural historique. Une œuvre magistrale est en train de naître - le collectionneur Barnes ne s'y est pas trompé -, et c'est avec une rare maîtrise que ce Pâtissier s'impose à nous, dans une évidente singularité, le visage torturé et comme étonné d'être parmi les événements du monde - Francis Bacon est déjà en puissance dans cette représentation -, la posture "royale", comme sur un trône, alors que la toque et la carrure des épaules disent la majesté du personnage, son surgissement de l'écume blanche de sa vêture; le tissu rouge, écarlate, serré dans les mains faisant déjà signe vers les écorchés zoomorphes dont, bientôt, l'Artiste fera des objets de prédilection. On sent la maîtrise, on sent l'irrépressible attirance vers le phénomène humain à mettre à jour par le médium de la peinture. Cette expression vibrante de la pâte, cette tension des couleurs jouant entre elles un combat immémorial - il y a de la corrida là-dedans, de la sombre dramaturgie, de l'affrontement thanatogène -; ces métamorphoses en voie de constitution (comme une condensation à l'extrême, dans la toile, des phénomènes vitaux qui traversent l'existence de l'homme); cette urgence à dire dans une violente sémantique l'expérience d'être-au-monde, tout cela ne joue pas dans les limites somme toute étroites de l'être-Soutine, mais bien dans l'immense perspective de l'être-Art dont nous, les hommes, sommes les dépositaires, à charge pour notre conscience de relier les fragments épars qui, depuis les ébauches pariétales des grottes jusqu'aux installations de l'art contemporain, dessinent pour nous la sublime quadrature de l'exister.
Si Soutine est connu grâce à ses portraits à la touche inimitable, à ses maisons diluviennes; il l'est tout autant par son interprétation toute personnelle de la relation à la crucifixion animale, à la matière pourpre sortant de la vie, à son écoulement selon de violentes désincarnations, comme si le Peintre, perforant muscles, viscères et boyaux voulait mettre à jour, dans une manière d'exactitude "médico-légale", sinon la matière dont le corps est constitué, du moins réaliser une radiographie de l'âme. La sienne, sans doute, l'âme du monde aussi car l'une ne saurait aller sans l'autre. Traverser la peau du réel comme un geste sacrificiel destiné au Dieu-Peinture, un exutoire afin d'être délivré de ses propres fantômes, de ceux qui assiègent l'humain de leurs songes mortifères. Peignant ceci qui dérange, met à nu les nervures par lesquelles la vie soutient son projet, revient à endosser les prérogatives du Démiurge. Démontant l'objet-chair, en explorant les structures de nerfs et de sang, mettant à jour les liaisons d'aponévroses, les tendons, les synapses, les connexions on devient, subitement, cette manière de chaman en possession de l'esprit de l'animal, pouvant ainsi le reconfigurer selon sa volonté et le remettre dans l'ordre du monde, celui que l'on aura choisi. Ceci est rien de moins qu'une psychanalyse charnelle où se rendent visibles, jusqu'en leurs fibres intimes, les infinis rouages de l'exister. Quête identique dont, en son temps, se rendait maître un Léonard de Vinci acharné à démonter jusqu'à l'absurde toute anatomie - fût-elle homme, cheval, oiseau -, afin d'être investi d'un pouvoir universel sur les choses.
Soutine - Bœuf écorché - 1925.
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Bien évidemment, ce thème de l'animal comme introduction à un pathos humain, par simple métonymie, était déjà une figure de l'art bien avant les représentations de Soutine. Rembrandt, en 1655, proposait une vision identique d'un "Bœuf écorché", lequel émergeait du clair-obscur du Hollandais dans un ruissellement de lumière dorée. La forme, de Rembrandt à Soutine, était différente, mais nous pouvons faire l'hypothèse que le fond était le même : plonger dans le tréfonds de la psyché humaine, mettre à jour les archétypes qui flottent continûment en arrière-plan de la conscience. Donc, inscription de Soutine dans le mouvement général de l'art alors que certains ne souhaiteraient le cantonner qu'à une vision personnelle du monde. Peignant comme il le fait, avec une manière de hargne, de passion dévorante, projetant sur le subjectile ses amas de pâte sanguinolente, triturant la forme jusqu'à épuisement du sens, l'Artiste ne se contente pas de girer autour de son atelier de la rue du Mont-Saint-Gothard sans apercevoir le monde qui se dévoile au-delà. Le monde, il y est, situé en plein cœur, dans l'effervescence de l'art, depuis ses assises classiques jusqu'aux représentations et installations contemporaines, en passant par les remises en cause de l'art moderne.
Évoquer Soutine, c'est convoquer, en même temps, l'expressionisme d'Égon Schiele, ses visions apocalyptiques du visage, des corps portés à la limite de leur figuration, comme la perte dans une possible déflagration. Évoquer Soutine, c'est se confronter aux visages et corps inquiétants brossés par Lucian Freud, genres de perditions géologiques, excroissances pierreuses à la limite des grotesques de la Renaissance. Évoquer Soutine, c'est surgir au milieu de l'atelier de Francis Bacon et faire droit aux tumultes et convulsions de l'épiphanie humaine dans son "inquiétante étrangeté". Évoquer Soutine, c'est débouler sur l'étrange scène métaphysique de "l'art corporel" incarné par les performances de Marina Abramović, c'est accepter de voir un corps - son propre corps ? - soumis aux assauts de la lacération, au supplice de la flagellation, aux morsures de la congélation. L'empan de l'œuvre de Soutine est donc vaste qui parcourt les assises de l'art selon des nervures hautement signifiantes. Ce que le Peintre met en jeu dans sa peinture convulsive, éruptive, n'est rien de moins que la dramaturgie qui traverse la condition humaine, depuis au moins le temps où elle sait qu'elle est cette condition, dont elle ne pourrait échapper qu'à l'aune d'un mortel nihilisme. Avec Chaïm, comme avecNietzsche nous savons que "Dieu est mort" : il ne reste plus que l'Art pour nous assurer de quelque"salut". Avec ceci, nous nous arrangerons !