VI La garrigue
Gemma posa le miroir où flottait son image sur la dalle de pierre. Sa longue ascension l’avait fatiguée, elle sentait un creux au ventre. Elle descendit quelques marches, longea le mur semi-circulaire où alternaient, usés par le vent et l’air marin, merlons et créneaux, quelques uns encore pourvus de fûts de canons rouillés. Dès qu’elle s’en fut éloignée de quelques centaines de mètres, le Fort lui apparut à la manière d’un vieux bateau échoué sur des vagues de pierres. Elle remonta le lit d’un ruisseau presque à sec. Quelques filets d’eau coulaient entre des rocs ternes et érodés. Sur ses flancs, quelques maigres arbustes. Elle put y cueillir des baies violettes qu’elle mâcha longuement, buvant à même la flaque d’une conque. Un peu plus bas, un carré de terre partiellement clos de pierres, ancien jardin abandonné, était planté d’arbres fruitiers malingres et rongés de lichen. Des pommes jaunes et flétries, quelques amandes. Elle était habituée à ces repas frugaux qu’elle prenait, à n’importe quel moment de la journée, au hasard de ses trouvailles, se suffisant parfois de racines amères, de fades tubercules, de tiges anisées. Elle aimait mâchonner le fenouil, sentir le suc couler dans sa gorge, en recracher les parties fibreuses. Elle vivait au sein de la nature, au même titre qu’une espèce végétale, qu’une concrétion minérale et son corps, parfois, tanné par le vent, bruni par le soleil, se confondait avec les rochers, les algues, l’eau de mer, les troncs à la dérive. Elle était une sorte de flottement, une image entre deux eaux, un tremblement crépusculaire.
VII Les villes
Les villes, elle les aimait aussi, mais comme on aime la pluie battante dans la chaleur de la mousson. Par contraste, pour la fraîcheur, l’étonnement, la fulguration. Les villes, elle ne les traversait que dans l’ombre portée des demi-lumières, dans la lente avancée de l’aube, dans le repliement du crépuscule. Elle entrait rarement dans le dédale des rues. Elle se contentait des franges, des marges, des lisières, des lignes bleues et grises des galets, tout près de la mer. Parfois, la nuit, elle s’aventurait le long des criques qui bordaient Blanuys, marchant à l’extrême limite de l’écume et des trouées des réverbères, immiscée dans la faille, poulpe aux aguets, prêt à replier ses tentacules. Elle ne se lassait pas alors, protégée par son cône d’ombre, de regarder les terrasses des cafés, le clignotement des néons, d’écouter les chansons sortant des grandes verrières, de sentir l’odeur poivrée des viandes grillées. L’eau lui venait à la bouche, plus par une sorte d’émotion que d’un désir du corps. Son plaisir naissait surtout des images qui pénétraient ses yeux, des effluves qui parcouraient sa peau, elle éprouvait vite un sentiment de satiété et regagnait la crique qui abritait ses rêves. Lovée au creux des rochers elle recréait à nouveau la ville dans un genre de ravissement intérieur où se mêlaient les terrasses plantées d’agaves bleus, les bordures hérissées de pierres, les bancs de ciment près des plages de galets, le balancement des bateaux de pêche sur l’eau couleur de cendre, les visages brûlés par le soleil, les rires des enfants cascadant dans les ruelles étroites.
VIII Le jeu
Aujourd’hui, assise sur le parapet du Fort qu’elle vient de regagner, c’est la première fois qu’elle voit la côte d’en haut, la ville, les anses, les presqu’îles, un peu comme on regarde une carte en relief ou le paysage miniature où roulent les trains des enfants, avec leurs signaux lumineux, leurs tunnels, leurs collines de carton, leurs barrières qui se lèvent et s’abaissent, leurs signaux rouges et blancs qui basculent, leurs gares aux marquises ajourées. Le soleil, au zénith, fait un gros disque jaune entouré d’un halo blanc. La lumière est bien droite, verticale, coulant à l’aplomb des toits, des murs, des trottoirs, délimitant le tracé des rues, soulignant les larges avenues bordées de platanes, s’accrochant aux bras des statues, glissant le long des mâts des voiliers. C’est alors un jeu, du haut de la montagne, de reconnaître les lieux, de les nommer, d’imaginer les itinéraires, d’anticiper les déplacements, les migrations des gens aussi minces que des fourmis. C’est à ce jeu que joue Gemma depuis son belvédère. Ses yeux mobiles, comme ceux des caméléons, ne se lassent pas de balayer la ligne d’horizon où passent les navires, de repérer sur le dos de la mer les sillages des bateaux de pêche, puis, vers la droite, le sentier du littoral montant au milieu des bouquets de pins, la descente sur Blanuys, les arcades de pierre qui soutiennent la falaise, la plage de galets où apparaît parfois Dolphy le dauphin, que les enfants appellent depuis la grève, les terrasses des cafés et des restaurants où glissent rapidement les serveurs en blanc et noir, les touristes avec leurs appareils photos, les enfants tenant leurs cornets de glace, le carrousel et son orgue de barbarie, le pont de ciment qui enjambe la Sioule, ses quelques filets d’eau encombrés de sable qui se heurtent aux premières vagues, le port de pêche aux barques bleues et blanches, les filets suspendus à des boules de verre, les longs voiliers tout blancs, longés de tubes qui étincellent, le Musée de la mer, ses vastes bassins où flottent les pieuvres, les carrés blancs des maisons vers Castell Béar, la voie ferrée, ses rails qui plongent dans la montagne, ressortent de l’autre côté, en Espagne, sur la paroi couverte de figuiers de barbarie.