IX L’imaginaire
Gemma aime cela, cette réalité un peu lointaine qui maintient son attention en éveil. Un peu comme un enfant derrière une vitre, qui regarde les jouets de Noël et retire de cette paroi de verre sa seule jouissance : celle du désir différé. Il sait que l’objet, une fois dans sa main, perdrait toute forme de magie puisqu’il n’y aurait plus l’espace du rêve. Alors il préfère coller ses doigts à la vitre, écarquiller les yeux et imaginer, surtout imaginer.
Gemma aussi imagine, vit d’images comme on vit d’eau, de soleil, de vent. Gemma s’imagine elle-même, se crée en quelque sorte, invente ses formes, ses mouvements, ses déplacements. Peut être n’est-elle que cela, Gemma, un empilement d’idées, d’émotions, de sensations, de perceptions. Peut être n’existe-t-elle pas vraiment, peut être n’est-elle qu’une vapeur à la surface de l’eau, une infinité de gouttes au milieu des nuages, un déplacement d’air, un souffle, une bulle d’écume ? Peut être n’est-elle qu’à la mesure de sa pensée, qu’elle se dissout quand elle dort, qu’elle disparaît, telle une racine dans l’épaisseur ombreuse de la terre ? Peut être ne sait-elle pas qu’elle « EST », qu’elle existe, qu’elle respire, semblable en cela aux veines de charbon au fond des puits, à la reptation des végétaux dans l’humus, au balancement des feuilles sous le vent, à la vibration des insectes dans la touffeur de la canopée.
X Vision d’en haut
Gemma a assez vu, assez regardé, elle veut bouger maintenant, sentir le sang courir sous sa peau, ses muscles se tendre, ses pieds nus se cambrer dans l’attitude de la marche. Elle attache son pull autour de sa taille. Elle est libre, elle n’a rien. Sauf la lumière, le vent, le sentier de poussière qui s’enroule en lacets vers la Tour. Elle a emporté le miroir. Elle n’a rien. Sauf son image au milieu des taches et des cassures de la glace. Elle ne l’a pas regardée. Elle sait que son visage y est gravé, qu’il est aussi réel que les pierres et les arbustes qui peuplent la garrigue. Depuis le départ du Fort, il n’y a plus de bitume, le chemin est escarpé, torturé, exposé à la violence du souffle marin, aux embruns venus de la mer, au soleil qui fait éclater les pierres. Des bruits atténués parviennent de la côte, roulement des voitures et des camions, grincement des trains sur les rails. Mais le monde est loin, très loin en bas et les gens sont de minuscules fourmis sur un coin de la Terre, hors de portée ; on n’entend pas leurs paroles, leurs mouvements sont à peine visibles, ils forment des colonnes dans les rues, des groupes devant les boutiques, de petits points noirs sur la ligne de la plage. C’est comme s’ils existaient par à-coups, par intermittence, sortes de petits pâtés d’encre, de virgules, de points de suspension, de tirets. De les voir si loin fait comme une dilatation de l’espace, image un peu irréelle, identique à celle d’un livre géant dont le vent tournerait les pages, si vite, qu’on n’aurait plus le temps d’y reconnaître les mots, de les assembler en phrases ; juste le bruissement du papier.
Et c’est cela qui est bien, ce chuchotement si léger, si imperceptible qu’on peut y tisser une histoire, celle qu’on veut, même la plus lointaine, venue du pays où les nuages sont rois ; même la plus étrange, faite de la stridulation des cigales ; même la plus étonnante où les hommes sont des oiseaux aux ailes immenses, où les femmes-colibris butinent les corolles des fleurs, où les enfants sont des poissons d’argent dans des bassins d’eau verte. Laisser planer le monde comme un cerf-volant de papier dont la tête est au ciel, tout près des étoiles, le ventre gonflé de mistral, la longue queue fouettant l’air en des ondulations d’algues, sautant l’écume des vagues, lissant les galets des rivages jusqu’à la ligne où le regard ne porte plus.
Montant le chemin où brillent les ardoises, où le mica s’allume en minces étincelles, Gemma est habitée de ce déploiement de l’espace, de cette tension qui bande son corps comme un arc-en-ciel, comme une arche sans limite, fille du ciel et de l’eau, immensément penchée au dessus de la Terre. Elle est alors cette vibration inaperçue, ce souffle suspendu, ce battement de pendule accordé à la marche du temps. C’est pour cela que les hommes ne la voient pas, qu’ils devinent seulement sa présence dans les mouvements de l’air, la chute de la pluie, la levée de la brume. Comme un filet de sable s’écoulant entre les doigts, l’image d’un rêve insaisissable.