Indispensable mydriase.
Photographie : Blanc-Seing.
« Car c'est de l'homme qu'il s'agit, dans sa présence humaine; et d'un agrandissement de l'œil aux plus
hautes mers intérieures.
Se hâter ! se hâter ! témoignage pour l'homme ! »
Saint John-Perse – Vents.
Cité par : Paul Poule.
Tous les jours nous cheminons, tous les jours nous nous égarons sur des sentiers qui, parfois, ne trouvent pas d’issue, ne débouchent sur nulle clairière. Et, cent fois, mille fois, nous nous obstinons à en parcourir le sol jonché d’aiguilles et de sable sans bien nous demander pourquoi nous le foulons de cette manière, vers où se dirigent nos pas, dans quel but nous effectuons ces incessantes allées et venues. Pourtant nous ne sommes pas dépourvus de lucidité et notre conscience est alertée par quantité de faits microscopiques dont, cependant, nous ne prenons pas la mesure. Souvent, nous nous arrêtons à la superficie des choses, inventoriant la fragile pellicule du réel dont nous supputons qu’elle suffira à notre bonheur, ce bonheur que nous invoquons par facilité ou bien faiblesse, simple euphémisation, seule métaphore visible, palpable, d’une existence plongeant ses racines dans une terre mouvante, spongieuse, semblable à celle gorgée d’eau, des tourbières.
Sans doute ne pouvons-nous nous abstraire de nos assises et l’on eût été bien inspiré de prendre appui sur un lacis plus conséquent, large plaque rhizomatique diffusant ses milliers de radicelles dans la touffeur de l’inconscient, cette manière d’archétype qui nous attache à l’universelle condition des voyageurs de l’infini, ceux qui titubent, les mains tendues sur l’indéterminé, ceux qui progressent à bas bruit, identiquement à une maladie sournoise, sinon orpheline, tellement c’est consternant de ne jamais savoir où l’on va, de quelle manière, avec quelle finalité. Donc nous sommes d’abord des êtres de la terre, symboliquement attachés à la glaise originelle, à l’argile dont nous fûmes façonnés, peu importe le Démiurge, c’est de pensée dont il s’agit, non d’hypothétiques ontologies façonnant des arrières-mondes, d’outre-destinées, et du reste rien ne serait changé au problème qui nous occupe, car le Poète nous invite à un « agrandissement de l’œil humain », non à la célébration de quelque liturgie ou bien à l’adoration d’une idole.
Or, ici, l’allégorie poétique est visible, hautement pourvue d’une rhétorique accessible, lumineuse et, soudain, c’est la conscience qui surgit en plein ciel – c’est bien son domaine, tout comme l’âme, et bien malin serait celui, celle, qui irait tracer d’une main de géomètre la ligne de séparation entre psyché et ouverture du regard intérieur -, c’est le ciel qui nous est offert en partage avec ses boucles de nuages, ses vents alizés, ses harmattan, ses confluences oniriques, ses arabesques imaginaires, ses pensées comme du duvet, ses éclairs d’intellection, ses fulgurances, ses mouvances, ses déflagrations, ses cathédrales de mots, ses infinies variations babéliennes. Tout cela, penser, percevoir la poésie, réciter des odes, chanter, moduler la voix, faire résonner dans l’espace les hymnes de la liberté, dresser des arbres destinés aux Muses, aller à la rencontre des dieux, dire la beauté du monde, tous, nous sommes en mesure de nous dresser au sommet de notre concrétion de chair et, menhirs existentiels, nous pouvons entonner la belle polyphonie humaine. Oui, nous le pouvons.
Mais faisant ceci, parler au ciel, mais faisant cela, nous exhausser à partir de notre socle terrestre, nous oublions notre « mer intérieure », celle par laquelle nous venons à nous, en même temps que nous célébrons l’autre, celle par laquelle nous fécondons ce qui nous a été remis afin de témoigner. Et de quoi devons-nous témoigner, sinon de notre « présence humaine », ce qui veut dire de notre essence, de notre présence au monde. Et qu’avons-nous de plus précieux, de plus immédiat, de plus dicible que notre langage ? C’est par le langage que tout se révèle et fait sens, ce fameux « être » dont nous ne prendrons acte qu’à l’aune de l’injonction socratique du « Connais toi toi-même », puisque, aussi bien, notre alter ego, image en miroir de ce que nous sommes est à connaître par le même mouvement grâce auquel nous nous connaissons. Aussi bien le verbe « être » qui dit toujours, en mots simples, le tout du monde. Aussi pouvons-nous dire, sans peur de nous tromper, « le monde est », « celui que je suis est », « le monde est par ce que je suis », inaugurant ainsi une nouvelle manière de cogito infaillible. En effet, entre le monde et moi, une seule et même pensée, une seule et même conscience. C’est la même vague qui nous porte et nous soutient l’espace d’un destin commun. Je ne suis plus et le monde n’est plus. Le monde n’est plus et je ne suis plus. Manière de réversibilité siamoise, de gémellité existentielle, de cheminement réciproque. J’avance tenant la main du monde qui tient la mienne. C’est dans cette intime coalescence que notre cheminement prend sens, genre de pas de deux portant vers un insondable infini nos dérives hasardeuses.
Les « hautes mers intérieures » ne sont, en langage poétique que ce que pourrait être en langage philosophique le « poème ontologique de l’être », lequel, parfois a été conjugué sous les auspices de ce fameux « quadriparti » heideggérien faisant s’ajointer en une sublime harmonie « ciel et terre, divins et mortels » dont, bien évidemment on ne peut faire une approche logique, simplement l’affaire d’une intuition, le lieu d’une recherche strictement herméneutique. Mais tâchons de nous approcher de cette « Mer » mystérieuse dont le Poète semble immergé jusqu’en son fond le plus intime et citons, à cet effet, la belle phrase de Saint John-Perse adressée à son ami en poésie, en transcendance, Paul Claudel :
« Vous seul, sans doute, pouviez saisir, dans mon poème, la portée de cette «Mer au-dessus de la Mer» qui tend toujours au loin ma ligne d'horizon. »
Comment mieux dire cette essence de la Poésiequi, de toute part, déborde le réel, le transfigure, le porte bien au-delà de nos sens étroits abreuvés de matérialité, cernés d’immédiateté ? Car le poème est de cette nature qu’il nous transporte bien à l’extérieur de nos propres limites, vers cette « Mer au-dessus de la Mer », en direction d’un horizon inaccessible qui, toujours, recule. Les contrées de l’art sont ainsi faites qu’elles se dérobent constamment à notre regard curieux, en quête de destins ordinaires, de connaissances directement préhensibles, de sensations aussi rapides qu’éphémères. Mais le regard du Poète est différent de celui, distrait, du Voyant ordinaire.
Le Poète est un extra-lucide au regard inquiet qui fore la peau du monde afin d’y inscrire les hiéroglyphes de la beauté. Sans cette ouverture pupillaire constamment affairée à une ultime compréhension des choses, le poème se meurt, s’effrite, devient fragment incapable de rendre compte de la plénitude toujours en puissance dans le recueil des mots. Notre vue étroite les laisse à leur occlusion originelle. Car les mots ne résonnent et ne font écho qu’à être investis d’une mydriase, cette dilatation qui ouvre tout dans un geste d’éclosion infinie. Nous les hommes, les femmes, avons à nous doter d’un tel regard afin de témoigner de notre aventure humaine. « Se hâter ! Se hâter ! », ainsi nous invite le Poète à nous immiscer sans retard dans cette désocclusion en dehors de laquelle toute chose ne vit que de l’intérieur de sa propre réalité, nous faisant l’offrande de son apparente épiphanie alors que l’essence se dissimule dans ses replis internes.
Et, une fois de plus, il nous faut avoir recours à la dimension explicative de la métaphore, cette puissance vive logée au cœur même de l’image, laquelle, parfois, veut bien consentir à nous accueillir auprès de son foyer sémantique. Ainsi cette photographie placée à l’incipit de l’article nous invite-t-elle à regarder mieux, à regarder plus. Longeant tous les jours de semblables maisons, nous ne les apercevons pas. Elles se logent au centre d’une nébuleuse si peu accessible, dont nous nous absentons continûment. Nous ne nous questionnons pas à leur sujet. Nous contentant d’en prélever quelques indices, sans plus : taches blanches et bleues coiffées d’une toison verte. Vue de myope circonscrite à son aire étroite, approximative. Jamais nous ne pénétrons plus avant, dans ce qui voudrait se dire comme mince événement. La clarté de la lampe, l’aire accueillante de la cheminée, la disposition des chambres aux pliures oniriques, la table où se délie le langage, où se déploient les gestes de la convivialité, le bureau investi des efflorescences de la lecture, des arabesques de l’écriture venue dire aux hommes l’aire multiple des significations, l’âtre animé de flammes blanches, son destin hestiologique de rassemblement des affinités, d’alchimie s’ouvrant sur la merveilleuse compréhension du monde. Les distraits à la vue en meurtrière objecteront sans doute que toutes ces projections intellectuelles, ces dentelles mentales ne sont que pures fantasmagories, décisions de notre imaginaire. Et, heureusement, ils auront raison, remettant notre être dans la demeure unique et essentielle de la poésie, laquelle ne se révèle qu’à la mesure du regard intérieur. Nous n’atteignons jamais les « plus hautes mers » qu’à cette exigence d’un exhaussement du réel à la pointe extrême du langage. Là est l’incandescence et nulle part ailleurs ! Sans doute faut-il l’avoir expérimentée une fois dans sa vie pour aborder à de tels rivages semés de flux et de reflux qui disent à notre âme, ce Principe d’existence absolu, la belle présence humaine agrandie aux limites de l’indicible !