La chair luxuriante des mots.
(Sur une proposition textuelle
d'Isabelle Alentour).
Photographie : Blanc-Seing.
(Écriture à 4 mains.)
"Le trou fait peur. Il est pourtant le lieu où frémit le silence d’où jailliront les mots. Laissons à hier le peu de dire. La voix est libre. La parole court devant. On peut mourir de lassitude à se chercher en vain. La parole est à nous, prenons-là. Et faisons chair de la matière des mots. Je ne peux penser expérience plus heureuse que celle-ci : mettre un point, aller à la ligne, ouvrir les guillemets, et prononcer un premier mot. Sans se soucier de savoir s’il introduit une explication, une cause, une conséquence, ou un devenir."
Isabelle Alentour.
( NB : ARGUMENT central développé par Isabelle Alentour : pas de plus grand plaisir que le seul plaisir d'écrire, sans se soucier d'où vient et où va le langage. Comme un pur hédonisme se suffisant à lui-même. La sémantique contenue dans ce texte bref est si dense qu'elle a entraîné un vaste commentaire, lequel sera publié en plusieurs fragments et en totalité pour les Lecteurs et Lectrices qui voudront approfondir le sujet.)
I ) - "Le trou fait peur."
Le trou entre les mots. Car il pourrait bien y avoir disparition et alors, le vide serait grand qui habiterait le monde. La mutité des choses, jamais nous ne pourrions en faire le lieu de notre connaissance. Et, cependant, cette peur du vide est une pure déraison à laquelle notre âme désorientée se livre à défaut de s'en être emparée de manière satisfaisante. Les mots ne naissent que de l'intervalle qu'ils ménagent entre eux. Il ne pourrait y avoir de pire situation que celle livrant la disposition du langage à une confusion sans fin. Car c'est précisément de ce vide, de ce rien que la parole prend essor afin que nous puissions nous en saisir adéquatement. Imaginons, un instant, la disparition de ces intervalles signifiants et appliquons-là à une phrase. Par exemple, celle-ci : "Le langage est l'essence de l'homme".
Nous obtiendrions ceci : "Lelangageestl'essencedel'homme", et bien évidemment, même l'enfant du fond de sa naïveté percevrait d'emblée l'absurdité d'une telle confusion.
Car si, originairement, le langage est possiblement chaos, comme une longue parturition à peine détachée des eaux primordiales, il ne saurait prolonger son existence qu'à être phénomène illisible. Or l'homme ne saurait exister en dehors de son abri. Il faut donc organiser, créer un cosmos à partir duquel rayonner. Il faut parler sur les agoras parcourues des discours des rhéteurs; il faut inventer les ressources de la dialectique platonicienne; il faut écouter les rhapsodes récitant les hymnes homériques; il faut lancer la voix sur la courbe du monde; il faut lire les textes imprimés; il faut écrire des poèmes, des romans, des biographies, des mémoires, des essais, bref, partout il faut déployer la merveilleuse mélodie humaine.
II ) - "Il est pourtant le lieu où frémit le silence d’où jailliront les mots."
Alors se fait jour dans la pensée cette manière d'évidence relative à ce trou initial, lequel apparaît comme condition de possibilité de tout langage et non comme son envers, comme la bonde par laquelle il pourrait s'absenter de nous. Prise de conscience d'une différence à instaurer entre silence et langage afin que chacun, reconduit à son propre site, puisse donner essor à son autre. Car les significations ne surgissent jamais que de cette mutuelle relation, de ce continuel passage de l'ombre à la lumière dont l'aube constitue la métaphore adéquate à une perception de toute médiation verbale ou bien écrite.
III ) - "Laissons à hier le peu de dire."
Car demain sera toujours la mesure exacte de ce que nous aurons à livrer avec plus d'emphase qu'hier, plus de compréhension, plus de certitude. Le langage est cette croissance infinie qui se stratifie et hisse son socle vers plus de capacité d'explicitation. Il y a relation étroite entre notre sentiment d'exister et notre inscription dans le temps. Le corps oublie son état antérieur, la chair s'évanouit à mesure de son naturel trophisme, les yeux se voilent, les oreilles se bouchent, les mouvements s'amenuisent. C'est un peu comme si le paradigme de notre connaissance propre s'éparpillait en milliers de menus événements - sensations, affects, percepts - dont la synthèse finirait par devenir impossible, ceci nous laissant dans un état proche de la dispersion schizophrénique. Seule la plasticité du langage nous installerait, en reliant les différents épisodes de notre vécu, dans une aptitude à nous y retrouver avec nous-mêmes, à nous unifier, à nous installer dans un sens clairement identifiable. C'est pour cette raison que l'écriture de mémoires, journaux et autres autobiographies se présenterait comme le fil rouge courant tout le long de notre vie, lui donnant ses assises et la dotant d'une boussole. Le langage comme ciment, liant de notre intime concrétion. La conscience de soi est toujours conscience verbalisée, donc pensée, donc ressentie, donc acte langagier. L'on ne peut sortir de son essence pour la comprendre. C'est d'elle et d'elle seulement que dépend notre liberté d'assurer notre transcendance parmi les objets du monde.