VII )- "La parole est à nous, prenons-là. Et faisons chair de la matière des mots."
La parole, il faut la prendre comme l'Amant s'empare de l'Aimée, comme le chèvrefeuille s'enlace au tronc moussu du chêne. Car, en effet, il s'agit bien de "prise", de capture, d'annexion d'un territoire, d'emprise sur l'objet langagier. Car, à défaut d'être "prise" adéquatement, la parole tourne en rond, tourne à vide, se contente de hanter tous les Cafés du Commerce, toutes les Cours des miracles, tous les caravansérails où les voyageurs, épuisés de fatigue ont tôt fait "de perdre leur latin". Privée des soins nécessaires à sa profération, la parole s'amenuise, bientôt tarit et disparaît dans quelque faille. Il y a un souci à mettre en œuvre mots, phrases, textes afin que tienne debout l'immense Tour de Babel dont les hommes sont les hôtes continuels et assidus. Seulement éviter le bavardage, l'expression indigente, la gabegie verbale. Il y a mieux à faire, à dire, à espérer.
La parole est le bel étendard qui accompagne la survenue de l'espèce humaine, la mesure par laquelle l'homme parvient à sa complétude. Certes tout langage, pour autant, ne saurait s'entourer de précautions oratoires précieuses ou pédantes, lesquelles ne seraient qu'une perversion de son essence. L'on peut exprimer ses idées en langage simple, direct, aisément compréhensible. Attitude a contrario éloignée de cette énonciation usuelle, la tâche du Poète consiste à prendre en garde la parole, afin que, l'ayant sublimée, cette dernière puisse s'affranchir des habituelles contraintes et demeurer dans la contrée de l'art. Mais, si le Poète est premier, il n'est pas le seul à assurer la vérité de la langue. Bien d'autres acteurs en assurent également la garde : le Philosophe dans ses traités et essais, l'Ecrivain dans ses romans, l'Historien dans ses monographies, l'Enseignant auprès de ses élèves. La liste pourrait s'allonger ainsi, à l'infini.
Enonçant ceci, "La parole est à nous, prenons-là. Et faisons chair de la matière des mots.", le Poète situe d'emblée la parole dans une manière d'empyrée, sinon inaccessible, tout au moins investi d'une exigence, d'une puissance à atteindre, d'une ouverture à réaliser afin qu'une chair consente à se dévoiler. Car la relation à un dire essentiel est de l'ordre de la puissance charnelle, du sombre désir, de la lutte à mettre en ordre afin que la forteresse assiégée consente à s'ouvrir sous les assauts et les coups de boutoir qui, on l'aura aisément compris, ne sont que la métaphore d'un acte d'amour. Enoncer, déclamer, interpréter, écrire n'advient jamais qu'à la mesure de cette volonté, tendue, infaillible, turgescente, comme s'il s'agissait d'une énonciation portée à la dignité de Principe, à savoir d'une ressource essentielle, d'un fondement, d'un paradigme nous permettant de connaître. Car, comment désoperculer les strates de l'inconnaissance, sinon en les pensant, sinon en les soumettant au feu nourri des questions ? Or qu'est-ce qu'une question résolue, sinon la survenue, depuis l'invisible de toute métaphysique, de la réalité se dévoilant devant nous, nous mettant en mesure de dialoguer avec la terre, le ciel, le nuage, l'arbre, l'autre que nous qui, toujours s'éloigne à mesure que nous avançons sur le chemin de l'existence ?
La parole est là qui habite notre corps, gire autour de notre âme qui se trouble souvent de ne pouvoir s'exposer à la vue dans une manière de flamboiement. Cela fait, en notre intérieur, ses pulsations, ses meutes de sons subliminaux, ses hululements pareillement au fauve à l'étroit entre les barreaux de sa cage. L'âme, cette si grande et mystérieuse chose, cette Belle Inconnue que l'on marie volontiers à Dieu lui-même ou bien aux dieux de l'Olympe ou à tout ce qui s'auréole de mystère, se nimbe du brouillard de ce qui, jamais, ne se révèle que sous les traits de l'illusion, parfois de la magie, sinon de la prestidigitation. Mais, dites simplement, prenant soin de les faire débuter par une Majuscule - le signe graphique de leur essentialité -, dites : Art, Histoire, Nature, Culture, Amour, Religion, Sacré, Vérité, Liberté, Conscience, Langage, Poésie et vous aurez simplement énoncé quelques unes des déclinaisons de l'âme selon telle ou telle figure. Et, ce faisant, vous aurez rempli l'exigence d'invisibilité, la charge d'étrangeté qui entoure la "Belle Passante", car il serait tout de même bien improbable de donner forme et consistance, aussi bien à la Nature, qu'à l'Amour ou bien au Langage.
En effet, ce qui apparaît et se manifeste sous diverses apparences de ces entités, ne sont que des hypostases de leur essence, de la même manière que le sensible touchant nos yeux n'est que la projection dans notre réalité de l'Idée dont elle est la mise en scène sur le théâtre du monde. De l'âme, nous en produisons sans même être assurés de sa possible parution, mais nous ne l'effectuons en tant que projection dans le réel qu'à la mesure d'une exigence. Bien évidemment, l'acte manqué, l'insuffisant verbiage, la croûte se prenant pour œuvre d'art, l'argument sophistique, les conduites inconscientes, les erreurs de l'histoire, les jugements tronqués, les faussetés sentimentales, les déraisons de quelque nature ne sauraient prétendre être des activités de l'âme, seulement des apories à mettre au rang des insuffisances humaines. Nous avons mieux à faire que de nous égarer dans ces divers cul-de-basse-fosse. Déployer l'âme du langage, par exemple, suppose que soit posée une esthétique doublée d'une éthique. A défaut de ceci, rien ne saurait être atteint qu'un simulacre.
Or le langage, pour devenir signifiant, doit se défaire de ses chaînes, s'extraire de la caverne platonicienne, contourner les porteurs de silhouettes et, arrivant enfin à l'air libre, contempler la lumière du Bien souverain dont le Soleil est le dispensateur. Cette belle métaphore antique ne se développant pour nous amener à comprendre, par le biais de notre intellection et l'amplitude de notre rationalité là où se situent, à proprement parler, les véritables enjeux, à savoir dans l'irréductible fondement des choses.