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5 novembre 2013 2 05 /11 /novembre /2013 10:10

 

Les articles figurant sous la rubrique "PRE-TEXTES" n'ont pas pour rôle essentiel de résumer le contenu d'une œuvre ou d'en constituer une approche critique. Sous le titre de "PRE-TEXTE", il faut comprendre simplement une libre méditation sur quelques phrases empruntées à un Auteur, laquelle méditation a parfois à voir avec l'œuvre d'origine, mais parfois s'en éloigne sensiblement, cherchant seulement l'ouverture vers une possible écriture.

 

 

(Pré-Textes).

 

Sur quelques phrases

de JMG. Le Clézio.

 

Le livre des fuites

Gallimard (Collection "L'Imaginaire" - p 67)

 

 

"Je suis au milieu des événements, quasiment invisible.

Est-ce que, par hasard, je n'existerais pas ?"

 

 

LA LIGNE 27

 

 

PROLOGUE

 

  Le texte qui vous est proposé ci-dessous relate une mince "histoire" individuelle, celle d'un "bâtard" de la Grande "Histoire", Youri Nevidimyj, fils d'une modeste moujik ayant scellé son destin à celui d'un riche boyard, liaison contre nature que les Révolutionnaires réduiront à néant. Youri sera confié aux "bons soins" d'un Orphelinat. Olga, sa Mère s'expatriera à Paris, ville tentaculaire  que son fils rejoindra bientôt  et au sein de laquelle ses errances d'immigré trouveront à s'illustrer. Existence tissée de folie. Perte d'un Sans-Racines dans une manière d'univers concentrationnaire dont les Voyageurs de la Ligne 27 - dont l'Omnibus maldororien est la métaphore, emportant entre ses flancs les haines des Révolutionnaires, lesquels  poursuivent  cette violente et inimaginable écharde de l'Histoire dont Nevidimyj sera la bien involontaire victime.

Les destins séparés de la Mère et du Fils trouvent leur épilogue "naturel" dans une confluence mortelle, alors même que Youri consent à endosser définitivement l'invisibilité dont il a été affecté tout au long d'une existence vouée à une manière de néant. Aura-t-il vraiment existé l'espace d'une fiction ?

  Les quelques phrases empruntées à JMG Le Clézio ne sont en réalité que le "Pré-Texte" à quelques simples méditations métaphysiques, parmi lesquelles le fait de savoir comment un destin particulier s'inscrit dans le dessein plus général de l'Histoire.

On notera, sans doute, quelques approximations historiques. Elles importent peu au regard de la simple question qui vaille, à savoir l'existentielle.

On s'étonnera peut-être du style, parfois classique, parfois atypique, s'évadant vers quelques licence ayant à voir avec la problématique des "Chants de Maldoror". Ces derniers sont présents, tout au long de la narration, en filigrane. Comment, en effet, mieux rendre compte d'une folie partout présente, en même temps que de la déréliction à l'œuvre dans les fantasques déambulations de Youri Nevidimyj, qu'en approchant, même de loin, la galaxie maldororienne ?

  Ce texte, soumis à bien des outrances, fantaisies et autres visions imaginaires et fantastiques est à considérer  comme un prétexte destiné à faire surgir quelques esquisses, sans doute sombres, sans doute nihilistes, mais en réalité inévitables de l'aventure existentielle. Le parcourant, sans idée préconçue, c'est à notre propre métamorphose qu'il nous convie.

 

  "Je suis au milieu des événements, quasiment invisible."

 

  C'est cela que pensait Youri depuis sa mansarde sous les toits de zinc et d'ardoises grises. Il se pencha par la fenêtre. Les Passants, dans la rue, formaient des colonnes de fourmis noires qui se croisaient joliment sur le passage zébré de blanc. Pareil à une portée musicale. Ou bien à des touches de piano, ivoires  maculés des trajets laborieux et multiplement hésitants de la marée humaine.  Fourmis ou bien cloportes, on se demandait où les conduisait leur destin en forme d'antennes agitées que des mandibules volubiles venaient souligner de leur sourde rumeur.

  Un instant, Youri chercha à démêler les sons, à percevoir des voix, des dialogues. Mais le bruit des voitures, le grognement tubéreux des autobus, les sirènes pareilles à des cornes de brume cliquetaient de toute part et il ne put rien interpréter de vraisemblable qu'un hourvari indistinct. Une jeune femme, isolée du flot des Vivants, chaloupait à l'aplomb du trottoir. Elle dissimilait ses yeux derrière des vitres teintées et fumait, laissant s'échapper de petits nuages de buée blanche. Youri la héla longuement "ohohoo...ohohooo", faisant varier la mélodie, mais sa missive se perdit parmi les lames d'air. Un vent léger s'était levé qui faisait tourbillonner les feuilles. La Ville tournoyait à l'infini sans s'occuper des quidams qui la peuplaient. Des volutes acides balayaient la vitre glauque du ciel. Au septième étage, Youri tutoyait l'invisible, s'y mêlait avec délices. Il eût été confondu si son appel avait été entendu. Comme pris en flagrant délit d'exister. Il y avait mieux à faire. Glisser le long de la vie à la manière dont l'agile fumerole s'échappe du volcan cendré. C'était cela qui était bien : être une étrange étrangeté, aux autres, à soi-même. Un cheminement dans l'ornière du doute, une progression dans le toujours inaccompli.

  Du reste, sa vie n'avait été que cette longue séparation de lui-même, ce volontaire dédoublement de borderline, cet écart, cette faille hautement schizophrénique. Pour Youri, exister n'était en rien adhérer à quelque philosophie, fût-elle celle de l'existentialisme, cette fausse liberté, cet humanisme tiède réchauffé à l'aune de l'engagement. Youri Nevidimyj pratiquait un volontaire détachement de tout ce qui pouvait lier, relier, assujettir, contraindre. Sa liberté consistait à ne jamais savoir où ses pas le porteraient, à quoi ses gestes aboutiraient, quel serait le sens pouvant s'attacher au moindre de ses actes. Seule une longue ligne de fuite aurait pu porter témoignage de cette manière d'absence dont il était affecté, comme d'une grâce, tellement cette inclination naturelle, il la ressentait avec l'impérieuse nécessité d'une vérité à toujours atteindre, à toujours avoir à portée de  main.

  Quasiment invisible à ses voisins de palier, des étudiants ou étudiantes au nomadisme érudit qu'il croisait dans les couloirs. Leurs ombres finissaient toujours par disparaître, aspirées par la faible clarté des coursives de plâtre. Lui,Youri, descendant sur la pointe des pieds, les orteils cambrés, position insupportable au commun des mortels alors qu'elle constituait, pour le Mansardeux, la plus jouissive des érections qui fût. Toujours il avait marché sur ses ergots, toujours il marcherait ainsi. Le sol, la poussière, la promiscuité du ciment martelé par des milliers de pas lui était devenu un domaine hostile, hautement répulsif. De retour dans sa mansarde, après ses errances pluvieuses et mortifères, il passait de longues heures, visage contracté, dans l'attitude du Saint devant de pieuses images, prélevant méticuleusement, menus gravillons, brins de végétaux et autres fragments qu'il prenait soin de classer au profond d'un sac de papier fermement attaché à l'encolure. Cette activité purement classificatoire et obsessionnelle était devenue, en quelque sorte, coalescente à sa condition, si bien que ses rêves, plutôt que de sacrifier au culte d'Eros, servaient un dieu barbare et exigeant, lequel ne se satisfaisait jamais des miettes qu'on lui dédiait, fût-ce avec générosité et application. A défaut d'être une rigoureuse taxonomie commise à inventorier les entités du vivant, sa manie s'attachait à archiver les plus infimes corpuscules qu'il collectait avec la même méticulosité que met un numismate à disposer parmi les feuilles  de soie les papiers monnaie et les assignats les plus précieux.

  La seule personne dont Nevidimyj supportait l'évanescente présence, telle le vol primesautier du papillon, était Olga, la Concierge dont la seule conversation - elle avait compris, depuis sa naïveté foncière, que "Monsieur Youri" tenait autant à préserver son anonymat qu'elle déployait de disponibilité à battre et rebattre les cartes usées d'un jeu de Solitaire -, donc la conversation se limitait toujours à un économe et poli "Jour M'sieur Youri", auquel M'sieur Youri répondait par un grognement indistinct, lequel suffisait au bonheur quotidien d'Olga. Car, Olga, depuis longtemps séparée, dans l'espace et le temps, de celui qui avait été son mari,

en pinçait pour Nevidimyj, ce grand jeune homme dégingandé dont elle eût pu être la mère. Peut-être y avait-il du désir incestueux qui rôdait en sous-sol ? Cependant les premières relations en restèrent toujours à ce ballet verbal minimal, à ce pas de deux aussi vite effacé qu'esquissé.

  Le quotidien de Youri N., s'il n'était jamais réglé comme papier à musique, comportant de soudaines volte-face, de subits revirements, n'en sacrifiait pas moins à une manière de rituel. Il affectionnait les endroits déserts - quais de gare au petit matin; squares au crépuscule, rives du fleuve avant que les promeneurs ne les fréquentent -, les espaces publics, - grands magasins, musées et bibliothèques -, là où la foule lui permettait d'être un individu parmi les autres, "sans importance". Son choix l'orientait souvent vers les salles garnies de rayonnages et de livres, cherchant de préférence à occuper les places non situées en vis-à-vis et, si possible, dans les encoignures, là où les autres lecteurs n'avaient aucune raison particulière de laisser choir leur naturelle curiosité.

  Le matin, après un petit déjeuner frugal, Nevidimyj descendait l'escalier  aux marches de bois disjointes, évitant que ces dernières ne craquent, de peur que quelque colocataire ne vînt troubler sa première quiétude - le jour avait à peine commencé sa longue dérive, laquelle ne manquait jamais de livrer son lot d'étonnantes surprises : l'arbre qu'on n'avait jamais réellement aperçu, le banc aux volutes rouillées, le caillou noir parmi le gravier blanc -, et lorsque Youri, rassuré par sa troublante clandestinité franchissait le seuil de l'immeuble, c'était comme une plongée dans la neuve inquiétude, une disposition au tragique qui ne manquait jamais de surgir de ce à quoi on s'attendait le moins, peut-être une clarté fuyante sur l'arête du trottoir qu'on livrerait, plus tard,  à une longue méditation. Vivre, c'était cela et rien que cela, une songeuse dérive dans les rainures et les configurations étoilées de la Ville, la recherche de l'inapparent, l'urticante question à poser au banc, à la feuille, à la fuite irraisonnée de la poussière dans l'ombre des caniveaux.

  Le matin, donc, Youri N., tel une cariatide de pierre parmi les convulsions de la foule, cintré dans des vêtures trop étroites alors que son apparence fluette eût appelé davantage d'ampleur, faisait le pied de grue sur le trottoir, attendant que le nez du Bus 27 fît son apparition au milieu des frondaisons qui cascadaient vers les rives du Fleuve. Souvent, à l'attente, des Passagers, des habitués de la même ligne que Nevidimyj ne voyait même pas, tellement la condition humaine le concernait peu. Il accordait plus d'attention au végétal, au minéral, surtout à ce qui, dans ces deux règnes, jouait une partition minimale, à savoir ne s'illustrait aux yeux ordinaires que par une manière d'absence récurrente. Quant à l'animal, il l'ignorait volontiers, ne l'utilisant qu'à des fins métaphoriques, tel homme lui apparaissant sous la figure du rat, telle femme sous celle du caméléon. Il était une manière de fabuliste s'exprimant dans une prose abstraite, un genre de La Fontaine métaphysique trouvant dans la mouvance animale ce qu'il ne percevait jamais dans ses semblables qu'à l'aune de la vulgarité ou, pire, de l'incomplétude. L'humanité se livrait à lui avec ses bizarreries, ses travers, ses fosses abyssales dont il estimait qu'elles étaient dépourvues de clarté. Le langage, pour lui qui n'en usait quasiment jamais, faisait figure de mousse inutile, d'écume aléatoire dont les Bipèdes eussent mieux fait de faire l'économie plutôt que de le dédier, le plus souvent, à l'injure et à la calomnie. Le silence lui semblait constituer un genre infiniment supérieur puisque capable de toutes les virtualités, dont la plus originale était le silence absolu lui-même, c'est-à-dire l'absence de profération de quoi que ce fût.

  Cependant, étant homme, quoique d'une manière fortuite, il ne pouvait réduire la parole à l'état d'un récipient sans fond. Le fond, il en fallait un, ne serait-ce que pour permettre à la voix, fût-elle autonome, de pouvoir faire écho. Des pensées, il en avait, tout comme ses congénères et tout aussi rapides, tout aussi brillantes. Plus, peut-être, son intériorité permanente constituant le gage d'une certaine authenticité que l'extériorité autorisait rarement. D'ordinaire, les sottises, on les véhiculait pareillement à l'âne son boisseau d'avoine. Les approximations on en faisait des collines au sommet desquelles ce bon Maître Cornille eût été bien inspiré de planter son moulin. A la pensée abstraite, bien qu'il ne négligeât nullement cette dernière, il substituait volontiers la métaphore, laquelle par son dire imagé en disait souvent bien plus qu'un long et méticuleux discours.

  L'attente du Bus 27 lui créait toujours une manière de prélude à une "assomption jubilatoire", estimant en son for intérieur combien de tours de roues seraient nécessaires au chaland urbain avant que d'accoster au quai de ciment. Si le langage lui avait été plus familier, il se serait volontiers entretenu de la question avec le Machiniste, car pour lui, les estimations arithmétiques et géométriques de toutes sortes constituaient l'alpha et l'oméga de toutes choses, l'architectonique qui présidait à toute cosmologie, donc à toute compréhension de l'univers. Parfois, nuitamment, de sa mansarde ouverte sur l'infini, il questionnait longuement les étoiles, il interprétait leur clignotement mystérieux, tâchant de traduire en un langage vraisemblable le nombre de galaxies, la quantité d'étoiles qui peuplaient la vastitude du territoire ouranien.  La mathématique lui semblait la science première et dernière par laquelle connaître enfin tous les secrets de l'univers. Quant à la mécanique, aux rouages astronomiques et horlogers,  aux cliquets et ressorts, clavettes et pignons, renvois et bascules, tirettes  et chaussées, il les tenait en haute estime, pensant même que, de leur interprétation exacte, pouvait surgir rien de moins que l'immensité de la connaissance. Ainsi cheminait Youri dans les voies étroites et sinueuses de l'existence, pareillement aux machines haut-le-pied qui se faufilaient dans une succession de soubresauts primesautiers parmi les fils d'Ariane des gares aux confins de quelque pays oublié des hommes. Cependant cette progression chaotique n'induisait en lui, ni état d'âme, ni regret fuligineux. Sa vie était tissée de ces allers-retours indécis dont il buvait l'ambroisie jusqu'à la lie.

  Assis, dans le Bus 27, à la sempiternelle place située immédiatement derrière le Machiniste, au-dessus de l'éminence ménagée pour le passage de la roue, Nevidimyj considérait le monde de haut et ceci d'autant mieux qu'aucun siège contigu au sien ne le gênait. Il était, en quelque manière, le Machiniste en second, ce dont personne ne s'étonnait. On le prenait généralement pour un grand timide, un simplet ou bien un muet. Peut-être même les trois à la fois et nul ne se fût étonné de le voir surgir, un matin, canne blanche à la main, tâtant du bout de son aiguillon acéré les flancs du monde du silence. Youri, dont la lucidité était affûtée comme le lumignon du lampyre,  retirait de ce consentement mutuel le situant d'emblée dans une sublime autarcie, l'assurance de ne jamais être dérangé dans ses sombres et obséquieuses méditations. Le trajet qu'il accomplissait pour la millième fois, non seulement ne le lassait pas mais lui procurait le plus vif des sentiments de bien être, pareillement à l'Amant retrouvant, dans le boudoir enrubanné, l'Aimée. Son ravissement, pour ne pas dire son extase, s'obtenait à la suite de la plus futile des perceptions : le manche d'ivoire d'un pommeau, l'éclat d'un bouton de manchette, la semelle crantée d'une chaussure ou bien le gravillon faisant son chemin parcimonieux dans l'allée centrale de l'autobus. On s'étonnera sans doute que les émois de Nevidimyj se fissent toujours au contact d'objets et non de ceux ou celles qui en étaient porteurs. On sera alors allé trop vite en besogne, oubliant la méticulosité de notre Passager à dénicher l'étrange là où on ne l'attend jamais. A savoir dans les colifichets plutôt que chez ceux qui s'en travestissent.

  Cahotant au milieu des soubresauts de la chaussée, consécutivement à l'état d'âme du Machiniste, il se laissait aller à une facile rêverie, laquelle n'était jamais le signe d'une quelconque réminiscence d'un passé proche ou lointain, - il n'avait, du temps, qu'une conscience plus qu'approximative -,  pas plus qu'une nostalgie qui se pût attacher à un événement quel qu'il fût. Youri, hors ses méticulosités abstraites et son intérêt pour le débris inapparent, ne vibrait jamais à l'unisson de ses congénères dont, d'ailleurs, il faisait habituellement l'économie, les réduisant à l'état de simples contingences qui, aussi bien, n'eussent pu jamais s'actualiser, ce qui est bien, d'ailleurs, l 'essence la plus intime de ladite contingence. A ses yeux, la marée humaine était quasiment invisible, pareille à un flux et reflux de brume qu'auraient dispersé des vents contraires. Et, de cet état de fait, il s'offusquait d'autant moins que faire halte auprès de ses semblables, non seulement lui eût paru invraisemblable, mais que cette seule idée lui donnait un genre d'incoercible nausée. Insulaire il était, insulaire il voulait demeurer, ne souhaitant apercevoir du réel qu'une utopie floue, cotonneuse, une manière de Farghestan belliqueux dont les contours assiégés d'un éternel brouillard ne lui apparaissaient qu'au travers de la plus nébuleuse des myopies qui se pût imaginer.

  Les Déambulants qui le cernaient de toute part, sans pour autant jamais l'atteindre par la parole ou le geste, le regard seulement, il les vivait "de l'intérieur" pourrait-on dire, comme s'il eût été une sorte de microbe vénéneux, de virus enragé qui se serait invaginé au mitan de leur chair afin de mieux les réduire à sa merci, à défaut de les posséder d'une manière plus adéquatement humaine. Ainsi tous les Passagers du 27 étaient-ils devenus, avec le temps, de simples éminences anatomiques, de rapides empilements de tarses, métatarses et carpiens, des trajets complexes d'arborescences sanguines et de lacs de lymphe, des soufflets alvéolaires parcourus d'un vent acide, des viscères occupés à cohabiter selon frictions et giclures diverses dont, parfois, au retour de ses pérégrinations il dressait l'inventaire, dessinant sur de grandes feuilles blanches, à la plume et à l'encre de chine les étonnants tracés mescaliniens pareils au tellurisme des créations du Poète  Michaux, lequel cherchait à triturer le réel jusqu'à la moelle et bien au-delà afin d'en expurger la sublime parole. Ensuite, lorsque les feuilles avaient absorbé le tracé, il épinglait ses vignettes dans le plâtre jauni de la mansarde comme autant de portraits de l'humaine condition. Le tout, dans une habile maîtrise de l'espace, dans une méticuleuse disposition, traçait les contours sismographiques d'une bien étrange altérité. Lui seul en possédait les clés qui lui permettaient, même à distance, de recréer les conditions de leur phénoménalité. Tel tracé évoquait telle Passagère  portant en sautoir, tel jour précis, tel médaillon vert émeraude si semblable aux yeux phosphorescents du poulpe; tel autre étant l'allusion aux brodequins  du Passager X., dont les lacets  emmêlés l'avaient fasciné, le faisant penser à de vigoureuses joutes ophidiennes. Ainsi, au fil du temps, observateur d'une métaréalité qui échappait au commun des mortels, avait-il réalisé quantité de fiches anthropométriques, identiquement aux pointillés du Morse qui ne parlent qu'à ceux qui en sont familiers.

 

    "Je suis au milieu des événements, quasiment invisible."

 

  Cette phrase, bien que récurrente, Youri ne la formulait jamais. Jamais, en tout cas, de manière claire ou selon une pensée rigoureuse qui lui eût permis d'élaborer les prémices d'un sens existentiel, le seul qui, du reste, valût pour bien des hommes. En réalité, cette question, venue de nulle part, se posait elle-même, d'une manière autonome, manière de Ruban de Moebius entrelacé à son propre trajet, énonciation tellement proche d'un absolu qu'elle semblait résulter d'une méditation à haute voix de l'être lui-même. (Par "être", nous voulons simplement dire de l'exister en sa préoccupation, en sa sempiternelle énigme.) Cette question de "l'événement", de l'énigme de la confondante visibilité de l'humain au sein de celui-ci, l'événement, ne pouvait uniquement se poser à l'individu Nevidimyj embarqué parmi les rotations multiples de la Ligne 27 mais, à tous ceux qui, étranges voyageurs de la destinée humaine figuraient à titre de Passagers sur tous les méridiens et horizons de la Terre.

Seulement, parmi les agitations, tumultes, circonvolutions et mouvements diaprés de la foule, la plupart des Vivants  se résignaient à être au mieux des numéros anonymes, au pire des invisibilités qui n'attendaient que la  formulation en forme de couperet de la finitude. Ainsi était tout destin en voie d'achèvement. Cependant que l'on n'aille pas s'imaginer que de telles interrogations se fussent en quelque moment installées dans les cerneaux gris des Embarqués de la Ligne 27. Non qu'aucun signe n'en émergeât point. Mais il s'agissait seulement de petites hypostases physiques que ne remarquait guère qu'un œil averti : ride zébrant le front, paupière flasque, pincement des lèvres, affaissement des bajoues, début de double menton et autres bizarreries qui, pour ne pas affecter ceux qui les portaient étaient la signature patente d'un début de délabrement. D'autres failles et lézardes plus sournoises, plus ambiguës, végétaient à bas bruit au détour de quelque vergeture, de quelque plissement dermique dans le silence relatif des massifs carnés et des réseaux sanguins souterrains. Ils attendaient seulement le moment propice où ils pourraient lancer leurs assauts.

  Pour autant ceci n'empêchait en rien le 27 de faire ses boucles et ses angles droits, ses pas de deux et ses entrechats parmi l'immense labyrinthe de la Ville, sorte de praticable livide encombré de machineries diverses, poulies et cintres dont il était bien difficile de tirer une signification a priori. Ceci n'empêchait en rien ses Hôtes de vaquer à leurs occupations quotidiennes avec la régularité d'un métronome et la béatitude de ceux qui, aveuglés par l'inconséquence du jour, avancent en tricotant leur vie, une maille à l'endroit, une maille à l'envers, se contentant de cette vue de chiot nouveau-né, ce qui leur évitait bien des désagréments. Ils allaient par le monde, empruntant le premier chemin vers Compostelle venu, descendaient et remontaient dans  la carlingue d'acier en toute bonne conscience, ne s'apercevant même pas que leur trajet était la sombre métaphore d'une existence déjà commise au rebut, avec ses stations bonnes ou mauvaises, hospitalières ou rejetantes, avec son perpétuel chemin de croix. Les autres Passagers, rencontres hautement hasardeuses, ne les intéressaient pas, ne les concernaient pas et ils feignaient de ne pas les voir ou bien ne les voyaient pas.

  Cependant un Passager ne leur était pas indifférent. Vous aurez deviné que la personne de Youri Nevidimyj correspondait assez parfaitement à une préoccupation de la sorte. Non que ce dernier se trahît par quelque dialogue. Il n'en tenait pas. Non qu'il témoignât envers quiconque haine ou animosité. Il ne les remarquait pas. Non qu'il exhibât un comportement pouvant s'interpréter en tant que velléité anti humaniste. Sa conduite était la neutralité même. Non qu'il affectât à l'endroit de ses pairs une insupportable morgue ou bien une piteuse condescendance. Plutôt un désintérêt qui confinait à l'épaisseur du vide. Non, le mal était plus simple. Nevidimyj agaçait, titillait les consciences, communiquait le prurit de l'impatience et l'urticaire de l'intolérance en raison même de sa constante candidature à l'invisibilité. Non seulement il se confondait avec le paysage de l'urbanité roulante, tassé qu'il était contre la paroi de skaï qui délimitait l'aire dévolue au Machiniste, non seulement il demeurait figé pareillement à un insecte pris depuis des millénaires dans un bloc de résine, mais il ne regardait jamais ses Covéhiculés, jamais ne leur adressait le moindre signe qui se fût interprété comme un geste de reconnaissance à leur égard. Ce qui incommodait au plus au point les autres Roulants, c'était cette montagne d'indifférence dont ils se sentaient exclus comme s'ils avaient été quelque rat de caniveau en décomposition, museau et queue identiquement dispersés aux quatre écoulements aquatiques du peuple des égouts. Certes, ils n'auraient pas demandé que l'Inconnu du 27 leur tînt de longs discours sur les sciences et les arts, pas plus que sur les talents multiples d'Averroès en matière de mathématique, de médecine et de philosophie. Ils ne lui auraient même pas demandé de raconter par le menu ses faits et gestes quotidiens, d'avouer ses petites manies classificatoires pas plus que des confidences sur son penchant sexuel.

  Ils auraient simplement souhaité un regard, fût-il furtif, éphémère, aussi vite disséminé qu'apparu. Or, de regard, il n'y avait point, le Mansardeux laissant flotter sur le monde des sclérotiques de porcelaine sur laquelle ricochait la clarté du jour et les images inversées et hautement abstraites des silhouettes qui, par aventure, croisaient son destin. Quant à ses pupilles, noires comme le jais, dures comme le diamant, profondes comme la nuit souveraine, elles n'offraient aucune issue par laquelle l'âme du Russe pût être atteinte. Mais combien il était désolant pour les Curieux de la Ligne 27 de se heurter à ce bloc de granit sourd, combien il était frustrant de n'apercevoir qu'une nuque aux deux cordes symétriques, manières d'étroites colonnes doriques supportant le chapiteau altier de la tête avec ses brunes frondaisons ! La désespérance des Convoyés, - dont on se souviendra qu'elle était amplifiée par autant de consciences  meurtries qu'il y avait de Passagers dont aucun ne pouvait se targuer d'être clandestin, à savoir dans le but de se faire oublier et de descendre à la première station avec un statut d'absolue invisibilité - , donc la désespérance des Laissés-pour-compte était abyssale, à proprement parler, indescriptible.  Ô combien ils auraient été comblés, au contraire, d'apparaître en pleine lumière, nimbés de l'éclat de la mandorle rayonnante des Saints et ceci dans un seul souhait : que Youri Nevidimyj leur accordât la faveur d'une simple et fugace attention. Il s'agissait là, on l'aura compris, d'un rêve pieux, d'un pur onirisme coupé du réel, d'une simple et inconcevable fantasmagorie. L'en-partie moujik, en-partie-boyard, se scindait volontiers selon cette ligne de partage sociale, selon cette incompatibilité des mœurs afin de mieux s'enliser dans un statut hautement atypique, lequel n'offrait au regard des quidams qu'une grille de lecture brouillée, brumeuse, pareille aux tracés ténébreux qu'offraient  les ardoises magiques d'autrefois.

  Tout au long du cheminement du 27 - Youri Nevidimyj effectuant la totalité du trajet -, les Questionnants, les secrétaires, les vendeuses de grands magasins, les bourgeoises, les prostituées, les conservatrices de musées, les notaires, les galeristes, les retraités, les rentiers, les midinettes, les collégiens, les gardiens de squares, les imberbes, les chevelus, les chauves, les bigleux, les sourds, les malveillants, les filles de grande et de petite vertu, les bonnes sœurs, les professeurs à la Sorbonne, les SDF, les marmiteux, les coiffeuses, les infirmières, les employées du cadastre, les bibliothécaires, les quincaillers, les rentiers, les sans- importance, les notables, tout ce petit monde enclos dans le microcosme ambulant et cotonneux, dans la nasse où nageaient toutes sortes de poissons, proies latentes ou bien prédateurs à l'affût, tout ce petit monde donc focalisait son unique regard sur la manière de bernique collée au rocher sombre du Machiniste, sur le genre de bouleau perdu, confondu parmi les autres bouleaux de la taïga, sur la sorte de permafrost sur lequel, même les sabots des caribous et des rennes n'avaient nullement prise, leurs pieds fourchus rebondissant sur les matelas laineux des lichens et des spores de toutes sortes qui en comblaient les interstices. Interstices par lesquels une connaissance approchée du sol spongieux, mystérieux, eût pu recevoir un semblant de réponse. Etait-ce sa lointaine ascendance russe qui avait installé Nevidimyj dans cette hébétude du sous-sol à révéler de sa structure intime quoi que ce fût ?

  Or, chez tous les Assis du 27, il y avait urgence à connaître cette vivante énigme posée devant eux, à en percer les secrets, à s'introduire dans les arcanes de la pensée de cette mutité en acte. Au fil du temps le désir s'était accru de mettre à jour cette mystérieuse archéologie.  (Il n'y a, en effet, que les choses qui nous résistent qui fouettent notre intérêt à les mieux connaître, le connu n'offrant à nos yeux blasés que la figure de la  banalité.)  Or, ici, l'on pressentait qu'il y avait de riches filons à exploiter, des pépites rares à extraire.

  Car, pour le dire vite, la personne de Youri Nevidimyj dégageait un charme indiscutable, fait à la fois d'une distinction tout aristocratique telle qu'elle apparaissait dans la bourgeoisie pétersbourgeoise, au siècle dernier, dans les romans de Dostoïevski ou de Pouchkine. En lui, il y avait à la fois une rusticité de bon aloi, une souche de moujik qu'était venu tempérer un profil noble, aristocratique. Du premier il tenait une nature farouche, volontiers accordée aux rudesses de la tâche agricole, aux rigueurs du climat; du second une inclination à la retenue, à la distinction, à la pratique des beaux-arts et à celui, tout en finesse, de la diplomatie. Cet inhabituel cocktail des tempéraments, cet héritage de manières de vivre, de sentir, de s'exprimer, si opposées, jointes à un passé dont la trace se perdait quelque part dans les convulsions  ayant suivi la Révolution russe, tout ceci avait contribué à faire de Youri un personnage complexe, lequel s'était constitué selon une manière de ligne de partage des eaux, la tension résultant de ces deux courants contraires expliquant vraisemblablement le clivage actuel, le refuge hors de toute raison apparente. Exilé de son pays depuis son plus jeune âge, orphelin sans racines, longuement confié à l'anonymat des Institutions sépulcrales recueillant les sans-familles, lieux désincarnés, privés de la moindre chaleur, de communication,  il avait flotté entre deux eaux, à la manière d'un fétu de paille pour échouer, bien plus tard, au hasard de ses pérégrinations hasardeuses, dans cet immeuble vétuste du XIII°, tout près de la Place d'Italie qu'il apercevait, du reste, du haut de sa mansarde.

Réputé asocial, jugé inapte à l'exercice d'un métier quel qu'il fût, il vivait des subsides de la société, relégué quelque part entre ciel et terre, aux confins de la vie. Ses journées se passaient en longues flâneries dépourvues de but précis, si ce n'est d'échapper à la cohorte humaine et à la vindicte dont il se croyait la victime expiatoire. Sans que cette impression ait reçu, jusqu'à ce jour, d'estampille sociale officielle ou de début de réalisation,  il existait par défaut, dans la crainte d'une toujours probable anastrophe dont lui, au premier chef et la Terre  entière ne manqueraient d'être atteints, prélude à une manière d'eschatologie cosmique réalisant, d'un même élan, l'ultime déclinaison de l'aventure humaine. Pour solde de tous comptes. Cependant, si Nevidimyj passait, à ses propres yeux, pour un devin ou un prophète, il ne pouvait supputer que la seule victime potentielle immédiate serait précisément celle qui aurait présidé à cette prédiction. A savoir lui-même en chair et en os, si l'on pouvait oser cette métaphore aussi cruelle que réaliste.

  La quarantaine bien sonnée, Youri était un bel homme au visage blafard, somme toute empreint de tragique, une manière d'Antonin Artaud lors de ses jeunes années, lèvres régulières au parfait arc de Cupidon, front haut sous un casque de cheveux révoltés entretenus en un savant désordre, pommettes saillantes sous une peau doucement parcheminée, menton affirmant la volonté ferme, assurée, yeux sombres brillant d'une intelligence toute contenue et profonde. Ce post-romantisme inquiet, cette inclination affirmée à une vie intérieure, passionnée, séduisait les femmes mûres aussi bien que les soubrettes et il n'était pas un homme qui fût indifférent à cette esthétique du désespoir. Les Nomades du quotidien, les Orphelins de la ligne 27 eussent été ravis d'un simple sourire de Youri à eux adressé, d'une attention même passagère, d'une inclinaison de sa tête d'acteur en guise de reconnaissance. Mais, au fil des jours, des mois et, finalement, des années, le même scénario invisible reproduisant sa trame vide avait fini par altérer les sentiments fraternels entretenus à son endroit et, à la façon dont un gant se retourne, ne dévoilant plus sa surface d'agneau glacé mais ses piqûres, ses empiècements, ses rognures de cuir bouilli, ne restait plus de Nevidimyj que cette armature sans vie, cette architecture muette pareille au dialogue d'un parapluie privé de sa toile, les nervures seules s'offrant comme ultime ressource.

Peu à peu, chez les Egarés du 27, le doute avait lancé ses assauts, faisant de l'Immigré russe un potentiel espion à la solde de l'ennemi - la guerre froide faisait rage alors -, ou bien un prédateur sexuel dissimulant bien son jeu ou, peut-être, un étrangleur de concierges au fond de leurs cours sombres et humides. Toute la discrète faveur entretenue à longueur de temps à l'égard du Mansardeux s'était soudain muée en ressentiment puis en franche hostilité. Lorsqu'à Tolbiac, l'Esseulé montait à bord du moderne fiacre, s'installant tout près du postillon, c'étaient comme si de vigoureux coups de fouets s'étaient abattus sur la croupe miteuse qu'était devenu l'ancien moujik. Il ne restait plus trace de l'élégance de l'habitant de la datcha  qu'on lui avait intuitivement attribuée, en raison de sa distinction naturelle, de la grâce de ses articulations, de la finesse de ses doigts de violoneux. Car, s'il y avait une chose à laquelle Nevidimyj tenait par dessus tout, c'était bien celle de son aspect physique, en même temps que celui de sa vêture, toujours impeccable grâce au dévouement et à l'amour prosaïque que lui portait Olga. La beauté de son visage, le port altier du costume sombre et cintré, sa minceur, son allure empreinte de facilité l'installaient dans une manière d'aristocratie immatérielle qui pouvait s'exonérer de tout rapport au temps. Ainsi flottait-il à mi-chemin entre rêve et réalité, ayant cependant un penchant affirmé pour le côté onirique et souvent baroque de ce qui constituait sa vie ordinaire.

  Les Membres du 27, dépités de ne pas être élus à le fréquenter  eussent pu fomenter une révolte dont il eût été la victime immédiate. Ils eussent pu lui planter une dague par le mitan des omoplates  et le saigner comme un goret. Ils eussent pu lui faire avaler des baleines de parapluie, lui faire déglutir des calots de verre, lui enfiler des aiguilles à tricoter dans les oreilles, lui enfoncer des osselets dans les yeux, lui hacher la langue avec une moulinette à légumes. Oui, tout ceci aurait pu être fait sans que la police s'en inquiétât et que les juges fussent obligés de revêtir leurs hermines afin de juger les assassins. En fait la société des braves gens ne supportait plus ces empêcheurs de tourner en rond qui, au fond du fond, étaient pires que les envoyés de Satan, pires que les suppôts de quelque secte maléfique, pires que la peste bubonique. Car, faute de se le formuler clairement, avec la facilité des évidences, les Habitués du 27 avaient bien perçu, chez Youri, cette dimension d'étrange étrangeté qui les inquiétait au plus haut point. Certes ils n'en avaient pas une intuition exacte mais ils percevaient, chez le Mansardeux, comme l'exhalaison d'une odeur de souffre, l'insistance rubescente de flammes mortifères, la poursuite d'un funeste projet.

  Outre que les Voyageurs étaient des pleutres et des nabots se réfugiant derrière le dos du Voyageur qui le précédait, nul ne prit l'initiative  de procéder à l'extermination de la Vermine machinique. Percevant, parmi l'étroitesse de leurs esprits emboucanés et miteux, la dimension d'absence ultime dont Nevidimyj était porteur à son insu, ils renoncèrent selon un accord tacite à employer le vitriol qui défigurerait à jamais le visage du Malveillant. Ils disposaient d'un moyen bien plus efficace. Plutôt que d'envoyer dans les pupilles de l'Impétrant l'éclat d'une vive lumière commise à lui infliger la cécité, - une lampe à arc, par exemple -, ils préféraient user d'une méthode plus douce, faisant fuser la mince flamme d'une lampe acétylène diffusant ses rayons à la mesure d'un lent effritement de la pierre de carbure. Ils renouaient ainsi avec les pires supplices d'antan et pensaient que le lumignon du gaz serait plus adéquat que la clarté coruscante de l'arc à instiller dans l'âme du pauvre hère la pire des décompositions qui se pût imaginer et dont la lenteur à agir constituait le plus sublime des raffinements jamais conçus.

  Mais avant de passer aux friandises du dessert, le Lecteur comprendra que l'on veuille faire précéder la chute du couperet final d'une revue  des us et coutumes de l'Erratique. Nulle proie n'est mieux dégustée par son prédateur que lorsque ce dernier, informé du contenu de sa victime, fond sur elle avec les délices de l'anticipation. Ainsi en est-il de l'amant que la manta religiosis  boulotte avec componction et recueillement, depuis les frêles antennes jusqu'aux ailes diaphanes et l'abdomen vidé de son précieux nectar, les génitoires du Séducteur n'étant plus qu'une mince désolation, après que l'accouplement royal a eu lieu.

 

  Us et coutumes du bon Youri Nevidimyj.

 

  Youri, en bon Exilé à la recherche constante de ses racines, fréquentait toujours le même sol dont il espérait que ce dernier lui donnerait accès à ses propres sources, à sa propre énigme, la même que les Autochtones de la Ligne 27 cherchaient avec, il faut bien l'avouer,  une certaine fièvre, et les démangeaisons associées à une passion cannibale. Au hasard de ses trajets compulsionnels, de ses virées dépourvues de but précis, il avait fini par substituer l'impérieuse nécessité d'élire certains espaces à la manière de véritables icônes dont faire l'économie eût été l'équivalent d'un renoncement à soi. Ainsi, certaines haltes s'étaient imposées elles-mêmes avec la tyrannie de la nécessité existentielle. Les fragments épars de son anatomie, répandus depuis les limites de la taïga jusqu'à la mansarde du XIII°, en passant par la case orphelinat, trouvaient un début d'assemblage à défaut de pouvoir s'illustrer sous la figure d'une osmose parfaite. Nevidimyj avait conscience que, s'il voulait persister dans la vie, à défaut d'exister vraiment, il devait s'inscrire dans cette perpétuelle recherche de lieux commis à le doter d'un territoire vraisemblable. Le trajet quotidiennement réitéré, les haltes aux mêmes stations, son invagination dans une manière de génie du lieu traçaient les contours de son esquisse probable. Renoncer à cela, à ce pèlerinage en lui-même lui eût été fatal, c'est du moins ce qu'il redoutait avec la plus vive des souffrances qui fût. Toujours préoccupé des rives à atteindre, il faisait l'impasse du courant qui le portait, sur lequel voyageaient de concert ses coreligionnaires puisqu'aussi bien ils poursuivaient le même but : s'y retrouver avec l'obscurité Nevidimyjienne.

 

  Une chronique des lieux.

 

Le Jardin du Luxembourg ou l'esquive des jours.

 

  Bien évidemment on aura compris la difficulté d'attribuer une justification aux actes de Nevidimyj et faire la moindre hypothèse sur le choix de ses haltes sur le trajet du Bus 27 n'aurait été que supputation gratuite.  Youri, quoique habité d'une vive intelligence, n'en fonctionnait pas moins sous l'autorité d'une impulsion parfois incoercible qui le jetait hors de son cocon d'acier avec la vivacité que possède un ressort comprimé à se détendre. Lorsque, après Saint-Jacques, il apercevait les frondaisons s'étalant autour du Sénat, il se levait vivement de son siège, appuyait sur le bouton de demande d'arrêt et se plantait auprès de la porte centrale du bus, manifestant une certaine impatience avant que les soufflets ne s'ouvrissent. Son état d'agitation contrastant avec l'immobilité qui l'avait affecté jusqu'alors ne manquait  d'inquiéter nombre de ses Covoyageurs, certains se trouvant même bien inspirés de descendre à sa suite afin que, le suivant, puisse se lever un coin du voile du mystère Nevidimyj. L'on se souviendra cependant du statut de quasi invisibilité du Russe pour en déduire avec aisance et même un brin de flegme britannique que la filature n'était en rien une partie de tout repos, Youri, de sa démarche zigzagante et imprévisible semant irrésistiblement ses poursuivants au gré des complications urbaines, kiosques à journaux, colonnes Moriss, étals divers, terrasses de cafés, attroupements de chalands face aux vitrines pléthoriques.

  Mais ç'aurait été mal connaître l'entêtement de certains Passagers du 27 que de croire que ces derniers, découragés par la fuite éternelle de leur proie, se fussent réduits à un pur et simple abandon. Non. Le vice était ancré au fin fond de quelque turpitude inavouable ou, à tout le moins, s'inscrivait dans les mailles d'un désir irrépressible. Donc, au milieu des bancs et des chaises métalliques, parmi les allées gravillonnées de blanc, derrière les kiosques peints en vert, au travers des ilots de marronniers, dans la perspective des vasques et des balustres de pierre le jeu se poursuivait que Nevidimyj percevait sans même qu'il lui fût nécessaire de se retourner. C'était comme de sentir la brise sur une partie dénudée du corps ou d'anticiper  la perception de l'écho alors qu'on vient de lancer sa voix à l'assaut d'un cirque de montagnes. Toujours le Fuyard glissait entre les doigts de ses poursuivants. Toujours ces derniers ressentaient cet échec avec un sentiment d'humiliation dont, au fond d'eux-mêmes, ils faisaient le serment de se venger. Il n'était pas rare que le Bolchevik - car c'est sous ce type d'attribut révolutionnaire que Youri s'illustrait en ces occasions -, disparût derrière le piédestal de Baudelaire, s'abritât dans l'ombre de la stèle de Stefan Zweig, s'ingéniât à se confondre avec le buste de Flaubert ou bien cherchât refuge auprès de Léda et le Cygne derrière le grand fronton de la Fontaine Médicis.

  Les jours de malchance, au cours desquels il ne parvenait que de justesse à rejoindre sa figure d'invisibilité, il s'esquivait volontiers grâce à l'usage d'un ingénieux stratagème, se cachant au plein jour, si l'on peut dire, parmi les Adeptes du Tai-chi-chuan, se coulant dans leurs postures élégantes, cette esthétique flattant de surcroît ses nobles origines, dont, pour rien au monde, il n'eût voulu se départir. Malgré la hargne de ses ennemis à vouloir fendre l'armure, il parvint toujours à leur échapper assurant ainsi au secret dont lui même ne possédait nullement la clé, sa charge de mystère. Et il se sentait d'autant plus aise de vivre dans ce relatif inconfort, dans cette ambiguïté permanente, que cette dernière était la condition même de son obstination à vivre parmi la touffeur des incertitudes. Il lui fallait côtoyer quotidiennement l'abîme, marcher sur ce fil étroit de funambule afin que ses jours pussent se colorer des teintes du projet à entretenir, sa flamme fût-elle vacillante comme la faible lumière des feux follets. Mais rien ne servirait de prolonger plus avant les assauts dont Nevidimyj parvint toujours à déjouer les pièges mortels. Il convient, à présent, de poser les fondations topologiques de sa prétention à exister parmi les Vivants.

 

  L'Île Saint-Louis ou les jours racinaires.

 

    "Être au milieu des événements", pour Youri, c'était d'abord être au centre de lui-même, calfeutré au plein de la bogue primitive avec laquelle, à l'évidence il ne se relierait jamais, son territoire originel l'ayant déserté, ayant fait de lui un perpétuel nomade sans lieu ni espace où se ressourcer, sans ouverture vers un langage signifiant dont il eût pu espérer une issue. Être Nevidimyj revenait à investir le premier lieu d'errance rencontré, à s'y accrocher avec le désespoir du naufragé porté par son fragment d'esquif, apercevant la côte, très loin,  vague esquisse brumeuse, cependant porteuse d'une clairière où poser le regard. La première fois que l'Exilé avait pris contact avec l'Île Saint-Louis, un matin d'octobre parcouru des jours encore lumineux d'un persistant été indien, une rare et argileuse clarté teintant d'ivoire les façades de pierre des hôtels particuliers, il avait eu son premier émoi au contact d'un paysage urbain, un premier espoir de s'y retrouver avec lui-même comme s'il avait enfin accosté au rivage d'une Terre élue. Non soumis à une facile nostalgie - n'en sont atteints que ceux qui ont hérité d'un lieu où ancrer leur existence -, c'est toujours avec une inclination à un relatif et fragile bonheur qu'il retrouvait les pavés lissés de lumière, les portes cochères aux porches amples et ténébreux, les trottoirs aux solides arêtes, les solides pierres angulaires des quais de la Seine.

  Lieu d'élection entre tous, l'étrave de l'Île, Quai de Bourbon, où la vue, effleurant le flanc de la Cité, glissait en direction de l'Hôtel de Ville. Là, à la proue du navire de pierre, il regardait longuement les péniches remonter le courant, manières de longs cachalots portant sur leur dos des dunes de sable, des gravats, du ciment, du linge étendu sur un fil, des femmes de Mariniers qui, parfois, le saluaient amicalement de la main comme s'il avait été une vigie bienveillante commise à veiller au bon déroulement de la navigation. Alors, Nevidimyj, l'espace d'un instant, devenait visible aux autres, à lui-même, comme si une lumière intérieure se fût soudain éclairée, l'assurant d'un bref rayonnement.

  Seulement ces illuminations étaient rares, souvent interrompues par de longues périodes de rumination au cours desquelles il était comme envahi de cécité, fermé au monde environnant, à ses mouvances, ses rumeurs. Assis sur un banc de bois, à l'ombre des feuillages compacts des marronniers, il sombrait la plupart du temps dans une manière de léthargie dont il ressortait toujours avec un sentiment d'intense nausée. Sans le savoir vraiment, il reproduisait le thème sartrien de la racine dont il s'était imprégné au cours de ses longues et méditatives lectures, au hasard des innombrables bibliothèques où il avait trouvé refuge quand son identité menaçait de lui échapper.

  Cela commençait toujours de cette façon. A peine venait-il de s'assoir sur le banc que les arbres alentour, les autres bancs, les bornes de pierre reliées par des chaînes refermaient leur monde clos, ceinturant Youri à la manière d'une Cité Interdite. Tout l'enserrait jusqu'à la démesure. L'air devenait compact, cotonneux, rempli de fibres étroites; les feuilles étaient des tampons d'étoupe; les pavés des meutes de formes mouvantes semblables aux carapaces des tortues. Cela devenait un sombre réduit, l'antre au sein duquel les  idées  avaient peine à se mouvoir, comme si elles avaient été prises dans de la glu. Tout, alors, paraissait terreux, accompagné de relents d'humus humide; tout girait follement à l'intérieur d'un terrifiant vortex. Tourbillon, œil cyclopéen auquel Nevedimyj ne voulait rien céder, pupille démesurée dont il cherchait à s'extraire à force de volonté, de désir de vivre quelques instants encore, l'espace qu'il fallait afin que quelque vérité se révélât à lui. Mais les parois de l'oculus qui cherchaient à le déglutir étaient infiniment lisses, infiniment abruptes, décidées à en finir avec le Russe et ses manières d'aristocrate inverti, tout juste bon à semer la zizanie parmi le bon peuple des Officiants de la Ligne 27.

  Parfois, grâce à un sursaut de volonté, à la mobilisation d'une tragique énergie, Youri parvenait à s'extraire de l'étau assidu des tenailles, les mâchoires se relâchant quelques secondes dans un geste tellement semblable à celui du félin jouant avec sa proie, lui accordant un bref répit en même temps qu'un fol espoir alors que les crocs, prêts à bondir, s'illuminaient des sucs d'un plaisir pré-gustatif. Alors, l'étreinte rétrocédant, Nevidimyj essayait de se ressaisir, de restituer à sa position une assise plus confortable, mieux assurée, non qu'il craignît un jugement des passants si rares en cet endroit, mais plutôt une manière d'autocritique qu'il redoutait, ne voulant en rien céder à la facilité, à l'abandon, préférant satisfaire sa constante exigence de dignité, de maintien - on n' était pas issu d'une famille de la grande bourgeoisie en pure perte -, et alors il respirait d'aise, avec une nouvelle agilité de la poitrine, une aisance subite à la dilatation, à l'expansion, à l'accueil de l'événement nouveau qui ne manquerait pas de se produire. Car, pour le Russe, comme pour tout autre individu à la surface de la Terre, même la tête sur le billot, l'espoir faisait, dans les cerneaux ourlés de gris, ses petites circonvolutions, ses petites fantaisies de dentellière, ses menus entrechats de bal masqué. On objectera sans doute, le Principe de Raison redressant toujours fièrement la tête, que la lucidité du Moujik était bien entamée, en sourdine, aussi peu audible qu'une berceuse au-dessus d'une charmante tête blonde avant que survînt l'endormissement. Et, supputant ceci, on se sera fourvoyé dans de sombres et inextricables arcanes. En toutes occasions,  l'Exilé était lucide autant que la situation le permettait et, en la circonstance, il savait qu'il lui fallait faire preuve d'audace et d'inventivité afin que son sort ne fût définitivement scellé.

   Lorsque survenait le relâchement soudain des feuilles, il percevait l'air gris-bleu de la Ville, il devinait le dôme plombé du ciel, tout en haut des immeubles, comme une promesse d'avenir. Dans le reflux des pavés, dans le renoncement de ces sinistres blocs de granit à élever vers sa fragile anatomie des sortes de belliqueuses Murailles de Chine, il lui semblait percevoir un clin d'œil du destin, lui ouvrant de nouvelles voies, des chemins à parcourir avec plus de sérénité. A nouveau il devenait attentif aux murmures de l'Île, à l'écoulement de la Seine dans ses gorges de pierre, au flux de l'air parmi les branches des marronniers. Il se mettait à échafauder des plans sur la comète, à ouvrir dans le firmament de sa mansarde l'étoilement d'un jour possible.

Seulement c'était sans compter sur la persistance des choses à l'enserrer dans le filet étroit des contingences. On n'est pas un Exilé sans rendre des comptes à la société des hommes, à leur confondante et impitoyable vue de myope éclairant à peine le bout de leurs souliers envahis d'une fange inconséquente. On n'est pas Exilé impunément et libre de soi. Même les choses réclament leur dû, un genre de cannibalisme  dont la mission leur aurait été confiée par une force secrète. Et c'est au moment où Nevidimyj croyait recouvrer la liberté que surgissait, pareils  à des  coups de canif, les crocs acérés du Néant.

Les lattes de bois du banc se mettaient à danser leur gigue alors que les pieds, de fer ouvragé, enroulaient leurs torsades autour des chevilles, montant lentement le long des piliers des jambes, se ramifiant, telle des lianes de lierre, afin de s'étoiler autour du bassin, avant de lancer leurs vrilles métalliques autour de l'ombilic, de corseter les hanches - le souffle devenait court, sifflant, rauque -, alors que le fleuve de fonte poursuivait son ascension mortifère, gainant les poumons dans une résille serrée, dense comme la toile d'araignée, - l'air sifflait dans les alvéoles qui peinaient à se déplisser, ballonnets asthmatiques aspirant laborieusement  les corpuscules vitaux -, puis les ruisselets se plaquaient le long de l'aorte avec un bruit de succion, enserraient le goulet de la gorge, ligaturaient le massif visqueux de la langue, perforaient les cavités nasales, poinçonnaient le chiasma optique - la cécité était alors à son comble, l'inconscience presque totale, juste un faible lumignon dans la gorge exigüe d'une grotte -, s'enfonçaient selon mille réseaux complexes dans la matière grise, transperçaient la fontanelle, ressortaient à l'air libre ou à ce qu'il en restait, les feuilles, à leur tour, ayant repris leur chute cotonneuse, filandreuse, s'émiettant en nervures nerveuses, en limbes mielleux, en corpuscules ligneux. Il n'y avait plus guère de place pour l'oxygène, pas plus que d'espace pour la pensée. La conscience s'écoulait le long du rocher du corps en longs filaments stériles, en minces éjaculations inopérantes, en turgescences émollientes. Le temps avait reflué, se limitant à une flaque presque inapparente. L'invisibilité du Russe n'était pas encore arrivée à son comble : il manquait encore le travail de la racine. Mais que le Lecteur ne s'impatiente nullement. Il n'est jamais trop tard pour faire œuvre utile.

  La racine donc, travaillait en sous-sol, glissait à bas bruit parmi les touffeurs et les entrailles chaudes du limon. S'emmêlait à d'autres racines. Jumelles, latérales, pivots, superficielles, toutes participant à la tâche commune, à savoir réduire à la totale invisibilité le sombre idiot qui avait échoué sur le banc sans même être conscient du sort qui, depuis la nuit des temps, devait fatalement lui échoir. Racines par nature, elles auraient dû se contenter de mener leur existence obscure dans les replis terreux et les accumulations de glaise. C'était sous estimer leur naturelle propension à coloniser l'espace. Les pieds de l'Exilé, posés à plat comme deux grosses limaces sur le lit d'humus étaient l'occasion rêvée, pour des racines en quarantaine depuis une éternité,  de sortir à l'air libre afin d'y rencontrer un exemplaire de la condition humaine. Aussitôt exhumées du Néant dans lequel elles reposaient depuis Mathusalem, elles s'étaient empressées de ligaturer ce qui passait à leur portée.

Nevidimyj était un amphigouri de cette sorte, un genre de galimatias non encore suffisamment articulé, un balbutiement à la face du monde dont il valait mieux se débarrasser au plus vite. Pareilles aux anguilles, à leur viscosité rampante, en même temps qu'à leur vigueur prédatrice, les racines s'étaient attaquées aux falaises des jambes, jouant leur partition de concert avec les giclures de fonte qui, autrefois, avaient été de simples pieds de banc bien inoffensifs. Puis elles remontaient, suivant une inexorable ascension, une manière de transcendance étroite, obtuse, pieusement écornée, s'engouffrant dans les remous du sexe, dans l'étroit siphon de l'anus, gagnant à force de reptation les cannelures du rectum, chaloupant selon les  errances granuleuses du colon, gagnant la besace de l'estomac, y faisant une sorte de niche accueillante aux loupes et autres diverticules du bois, se teintant de safran dans l'antre du foie, se hissant selon radicelles et pilosités diverses dans le goulot de l'œsophage, se ramifiant en milliers de capillaires dans la gouttière du pharynx pour se terminer en bouquet floral dont la bouche faisait l'offrande dans une étrange contorsion labiale. C'était un spectacle étrange en même temps qu'envoûtant où l'homme et la nature intimement mêlés semblaient jouer une sublime partition, laquelle s'éployait en une symphonie stellaire qu'absorbait la vitre envieuse du ciel.

  Possédé par le dehors, traversé par le dedans,  son corps devenait le lieu d'un sacrifice en même temps qu'une ode à la gloire de quelque dieu païen, dionysiaque, se repaissant de l'homme avec délices tout en le condamnant à n'être qu'un vulgaire nutriment digéré, métabolisé avant que d'être rendu au processus infini de la corruption, laquelle était toujours suivie d'une renaissance. En supposant que Nevidimyj eût pu, même faiblement, être conscient de la symbolique de sa métamorphose, en eût-il pour autant applaudi des deux mains quant au ressourcement palingénésique dont elle était porteuse ?  Bien évidemment, il est permis d'en douter. Quoi qu'il en fût, le Supplicié en ressortait toujours l'air hagard, déboussolé au sens propre, ne sachant plus retrouver le chemin qui le ramènerait par le sinueux labyrinthe de la Ville à rejoindre la Ligne 27, la seule qu'il consentait à emprunter, en connaissant toutes les voltes et subtilités, cette connaissance lui apportant, par rapport à une ligne inconnue, un genre de sécurité ou de réassurance narcissique. On comprendra aisément que son retour à la mansarde du septième étage, après de telles errances, lui causaient quelque tracas, en même temps que la dispense de saluer Olga, la Concierge, laquelle, le plus souvent se distrayait de sa solitude en compagnie de son jeu de cartes,  mais n'en demandait pas moins qu'on la saluât. Le salut de Nevidimyj consécutif aux événements ci-devant relatés, faisait dans la concision, cela va sans dire.

 

  Le retour à la mansarde ou le jour oblitéré.

 

     Mais aller trop vite en besogne et rejoindre Youri Nevidimyj dans la mince cellule du septième étage en faisant l'économie de son trajet de retour serait un comportement homologue à celui d'un archéologue survolant quelque étonnant site antique sans prendre la peine d'en mettre à jour la riche signification. Donc, le dernier soir de sa rencontre tragique avec le décor du Quai de Bourbon, après avoir réussi à se libérer de l'étreinte mortelle dont il avait failli être la victime, Nevidimyj avait erré de longues heures, hagard, se sentant épié, poursuivi par les racines dont il percevait la grouillante et terrienne rumeur, sa marche entravée par les lattes de bois et les ferrures du banc alors que les feuilles du marronnier l'emmaillotaient dans une manière de gangue pareille à la tunique exiguë  des momies. On aura deviné que ce parcours perdu, irrationnel, s'il était bien réel, empruntant les rues de l'Île Saint-Louis, celles de la Cité, n'en était pas moins halluciné, imaginaire quant aux sombres événements qui y étaient prétendument associés. Quoi qu'il en fût, le Russe avait fini par échouer sur les marches qui, face au sombre rectangle de Notre-Dame, donnaient accès aux rives du fleuve, se ressaisissant peu à peu, son esprit demeurant cependant envahi d'une sorte de brume cotonneuse qui jouait à la manière d'une anesthésie. Peut-être n'avait-il que cette ressource disponible afin de faire face à son quotidien perclus de chausse-trappes. Alors qu'il avait longuement déambulé du côté de la Place des Vosges, poursuivant jusqu'à Port-Royal et alors qu'il se trouvait du côté des Halles, il aperçut un bus longeant les arcades de Rivoli.

  Alors, par on ne sait quel miracle du destin, il se retrouva à la fin du siècle dernier, parmi les hallucinations surréalistes des Chants de Maldoror, devenant le Narrateur lui-même, vivant son existence désordonnée, tumultueuse - il faut dire que bien des analogies, par-delà le temps rassemblaient en un même creuset des destins pareillement soumis aux multiples dérèglements de la folie, celui d'Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont et le sien, Youri Nevidimyj, livré aux affres de l'invisibilité, de l'impalpable, comme si sa naissance ne s'était actualisée que par défaut, genre d'excroissance molle dont les humains voulaient se débarrasser comme de la peste -, doncYouri avait revêtu les habits d'outre-tombe du Narrateur, s'appropriant sa parole dont il faisait, au fur et à mesure de son déroulement, les commentaires, comme si l'arche temporelle se fût ramifiée, supportant à l'une de ses extrémités les extravagances maldororiennes, de l'autre les erratiques entrechats d'un Russe en perdition. Voici ce qu'il en résultait dont le lecteur considérera, conséquemment à un élargissement de son empan langagier, que ces deux destins réunis, ne sont que les deux faces d'une seule et même histoire.

 

(NB : Les citations en typographie rouge sont extraites des "Chants de Maldoror".

          Les passages en typographie habituelle sont les propos tenus par Nevidimyj, par-delà le   

          temps avec la sombre "liturgie" maldororienne.)

 

"Il est minuit ; on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille à la Madeleine..."

 

"Où est-il le Bus 27 qui me ramènera à la mansarde ?  Peu importent les autres, les omnibus peccamineux qui ne transportent leurs chargements d'existences,  ne parcourent la ville en tous sens que pour abuser leurs passagers, les préparer à expier leurs fautes, celle de vivre, surtout. Ils ne valent guère mieux que cette déambulation sans fin, ce sursis au bout duquel veillent les flammes de l'enfer."

 

"Je me trompe ; en voilà un qui apparaît subitement, comme s’il sortait de dessous terre. Les quelques passants attardés le regardent attentivement ; car, il paraît ne ressembler à aucun autre..."

 

"Mais oui, je le reconnais le 27, avec ses garde-boues dégoulinant de limon, ses marches maculées d'argile, son impériale où sont accrochées les feuilles de marronnier. Il me cherchait, j'en étais sûr. Mon seul abri, mon seul refuge, mon seul terrier. Il a plongé son groin sous le banc, au milieu du repliement des noires racines - ne sont-elles pas la métaphore du Serpent, du péché originel, de la faille qu'ont ouverte aux hommes Adam et Eve par leur acte inconséquent ? -, il a cherché à m'extraire des catacombes aux phosphorescents ossuaires - n'était-ce pas à ce sort-là que m'acculaient les planches mortuaires pareilles à un cercueil, les ligatures métalliques du banc, les langues gangrenées des feuilles tellement semblables à des âmes mortes -, puis renonçant à me trouver parmi les touffeurs de la glaise et le fourmillement des rhizomes, il est ressorti à l'air libre, ici, tout contre les arcades de Rivoli, en partance pour Bastille, puis Austerlitz avant de gagner Italie.

Non, il ne ressemble à aucun autre, l'omnibus de la Ligne 27. Tout simplement parce qu'il est un assemblage unique de rouages, de pignons, de renvois métaphysiques. De la vie à la mort, de la mort à la vie : voilà son seul objet, sa seule raison de glisser le long des caniveaux de la Ville avec cette sorte d'obstination étroite, d'acharnement têtu. Malheureusement les Convoyés n'en perçoivent que la face émaillée, la carrosserie brinquebalante, les sièges de moleskine, jamais l'architecture secrète, jamais les questionnements urgents, seulement les cahots sur les bosses contingentes du bitume. Race beuglante n'entendant même pas ses lugubres beuglements !"

 

"Sont assis, à l’impériale, des hommes qui ont l’œil immobile, comme celui d’un poisson mort. Ils sont pressés les uns contre les autres, et paraissent avoir perdu la vie ; au reste, le nombre réglementaire n’est pas dépassé..."

 

"Oui, c'est bien cela, peuple immolé à sa propre inconscience. Cherchant à me détruire, à forer mes secrets, ils se sont condamnés eux-mêmes, les hommes, à n'être que des manières de harengs secs serrés par les flancs étroits et putrides d'un baril sans avenir. L'œil immobile, le regard retourné sur eux-mêmes à la manière de vieilles chaussettes inutiles et impertinentes. A trop vouloir regarder l'autre ils sont allés jusqu'à s'oublier. A trop vouloir percer le hiéroglyphe, ils sont devenus hiéroglyphes muets sur lesquels ricoche la pensée, faute de pouvoir les atteindre.

Non, le nombre réglementaire n'est pas dépassé : le nombre réglementaire de la vie et pourtant ils portent sur eux, sur leur visage de carton mâché, sur leurs mains moulinant le vide, sur leurs jambes jointives dans l'attitude du repliement, ils portent les stigmates du vice qui, par avance les condamne. Se seraient-ils occupés de la condition humaine, plutôt que de l'homme. De l'homme que je suis, moi, Youri Nevidimyj, coquille vide, patronyme sans écho, simple égarement de la Nature, facile jouet de l'Histoire."

 

"Lorsque le cocher donne un coup de fouet à ses chevaux, on dirait que c’est le fouet qui fait remuer son bras, et non son bras le fouet..."

 

Oui, Cocher-Machiniste, menu tremblement qu'agite le Destin. Et pourtant, à t'entendre, à te regarder, on te croirait doué des plus éminentes qualités. Celle par exemple de conduire cette foule d'idiots majuscules où bon te semble, selon ton bon vouloir, peut-être même ta fantaisie. De les déverser directement dans le premier cimetière zébrant l'éther de ses bras en croix, Le Père Lachaise, par exemple. Ou bien de les précipiter, d'un coup de frein bien ajusté, dans les ateliers du Musée Grévin afin que les sculpteurs puissent immortaliser dans la cire leurs faces hilares se distrayant de la mort à grands coups de plaisanteries grotesques.

Mais brave Cocher-Machiniste, tes coups de fouets, tes coups de volant ne sont qu'illusions. Ce n'est pas toi qui joues la partition. Tu es joué, tout simplement, tout comme ta cargaison d'inutiles ventripotents est jouée, tout comme moi, Nevidimyj qui suis joué depuis ma naissance  et même, sans doute, bien avant. Mais moi je le sais. Ça parle en moi depuis longtemps, le langage de la vérité, le langage mortel qui lance ses faucilles et ses yatagans, alors que les Déplacés du 27 le sont à leur insu, occupés qu'ils sont à ne voir que l'écume des choses. Mais il y aurait tellement à dire. Mais, fouette Cocher et ramène-moi donc à mon lieu d'incertitude. Celui-ci, quoiqu'inconfortable, quoiqu'induisant un état de sidération permanente vaut encore mieux que cette crasse anonyme qui habite ces sièges martyrisés par des dizaines de fessiers ourlés d'ignorance !"

 

"Que doit être cet assemblage d’êtres bizarres et muets ? Sont-ce des habitants de la lune ? Il y a des moments où on serait tenté de le croire ; mais, ils ressemblent plutôt à des cadavres..."

 

"Pour être bizarres, assurément, ils le sont. A force d'hébétude. A force de vouloir trouver chez l'Autre, cette énigme dont ils ne supportent pas qu'elle résiste à leur insatiable curiosité, ce qu'ils ne sauraient, du reste,  trouver en eux-mêmes. Car ils sont vides, désertés par les pensées et leurs actes sont aussi menus et inglorieux que la vacuité dont ils font preuve lors de l'émission de chacun de leur souffle.

Ou bien seraient-ils des Luniens à la mine blafarde, des Pierrots tellement tissés de nullité, des valets bouffons commis à faire rire, des candides à la recherche de quelque absolu, des badins, des enfarinés, des Paillasses poursuivant de leur assiduité creuse de merveilleuses  d'inatteignables Colombines ?

Mais votre blancheur - maintenant je m'adresse à vous, blafards Compagnons de voyage, sans détours et d'ailleurs en quoi serait-il méritoire de faire quelques entrechats hypocrites destinés à dissimuler votre piètre réalité ? -, votre blancheur, disais-je n'est que celle de la Mort, de la Dame-à-la-faux, la grande moissonneuse de têtes et de destins empaillés. Cadavres, croisement d'iniques ossuaires, crânes vides à force de déraison. Vous n'avez jamais été, tout au long de votre vie, que des candidats à une ambiance d'église morne, des porteurs de cierges brûlant pour des gloires posthumes, des suppôts de Satan et de ses basses œuvres, des concrétions miséreuses se voilant la face, des élévations de jalousies, des souffleurs d'un théâtre où ne grimaçaient, sur la scène de l'humain, que d'étiques masques par où le fiel et la bile s'écoulaient en longues glaires jaunes. Vos semblables vous ne les avez fréquentés, ne les avez courtisés que dans le but d'en tirer profit, de remplir le gousset cupide de votre vanité des écus d'or dont l'éclat contribuait à entretenir votre cécité.

Et moi, Youri Nevidimyj, sur lequel vous dardiez vos regards pointus comme la hargne, dont vous tâchiez d'arracher le masque afin d'en disséquer l'identité, que vous pistiez sans relâche, espérant obtenir de l'une de mes probables chutes, des indices croustillants, des secrets bien nauséeux, de petites misères toutes chaudes, rondes comme des œufs, que vous vous seriez empressés de fouetter, réalisant ce que votre goinfrerie naturelle attendait, à savoir une omelette mousseuse, persillée, juteuse, mets délicat que vous auriez aspiré de vos lèvres goulues, digérant par avance la petite histoire, la mince fiction qui aurait illustré un somptueux repas. Ensuite, les reliefs de la curée, vous en auriez fait l'offrande à vos semblables, les trépanés de l'esprit, les cul-de-jatte de la pensée, les hémiplégiques du sentiment.

Et que le Lecteur n'aille pas croire que j'abuse, que j'en rajoute. Le réel qui concernait ces Erratiques était bien pire que cela, au-delà de tout langage !"

 

"L’omnibus, pressé d’arriver à la dernière station,  - la Mansarde n'est plus si loin, maintenant -, dévore l’espace, et fait craquer le pavé… Il s’enfuit !…

Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière..."

 

"Et cette masse informe, ô Lecteur bienveillant et vigilant, tu l'auras deviné, n'est autre que ton serviteur, Youri Nevidimyj, tout juste enfant, courant après l'omnibus de son destin - excuse-moi pour cette métaphore si peu gracieuse mais tellement parlante -, après que ses parents l'ont abandonné, tout juste à la fin de la Révolution. En ces temps-là on n'aimait pas les bâtards nés de l'accouplement monstrueux d'un grand aristocrate et d'une fille d'un miséreux moujik, laquelle, par un tel acte, avait rompu le lien avec le Peuple nourricier.

Et ce Peuple tout entier tourné vers sa vindicte, tout entier disposé à châtier de ses propres mains les traîtresses à la cause révolutionnaire, tu en auras éprouvé l'inquiétante présence par le truchement de ces Convoyés qui ne le sont que de l'Histoire, chargés par Elle de régler des comptes, de solder ce que le passé a été incapable d'accomplir.

Pourtant, Lecteur, tu seras témoin de ma volonté d'apaiser les choses, tu apprécieras ma façon de progresser dans l'existence, faisant profil bas, le dos arrondi, le regard abrité par le revers d'astrakan de ma redingote, les mains recouvertes de chevreau noir, le chef couvert d'une toque de fourrure - il faut bien, parfois se relier à sa propre histoire, surtout lorsqu'elle a glissé entre vos doigts comme le vent parmi les bouleaux de la taïga -, et mes bottes de cuir aux revers glacés sont-elles une offense aux quidams que je croise et qui, parfois, surpris par mon accoutrement, se prennent à sourire ? J'inspire sans doute plus la pitié que l'envie, alors que ne me laisse-t-on en paix; ma vie recluse dans ma piteuse mansarde ne suffit-elle pas à racheter une "faute" dont je ne suis même pas coupable ?

Lecteur, tu ne manqueras pas d'être surpris par ma vindicte, mes apostrophes envers mes Poursuivants et, dans le même temps, mon ton éploré, parfois lyrique, peut-être suppliant. Ô combien ma folie m'a été utile lors de mon enfance vagabonde; dans l'orphelinat qui me recueillit en Russie; lors de mon arrivée ici, de ma prise en charge par mes protecteurs, de mon existence entre les quatre murs venteux du ciel de Paris ! Mais cette folie, mon enfance en était déjà porteuse, elle en contenait les germes. Sans doute m'a-t-elle protégé de moi-même. Mais il me faut revivre avec l'intensité propre au réel tous ces traumatismes qui ont constitué mes fondements. J'ai mal à mon enfance !"

 

 

"Arrêtez, je vous en supplie ; arrêtez… mes jambes sont gonflées d’avoir marché pendant la journée… je n’ai pas mangé depuis hier… mes parents m’ont abandonné… je ne sais plus que faire… je suis résolu de retourner chez moi, et j’y serais vite arrivé, si vous m’accordiez une place… je suis un petit enfant de huit ans, et j’ai confiance en vous… "

 

"Vous voyez, je vous le disais, je suis un petit enfant de huit ans courant après son destin, mais ce dernier feint d'être aveugle, muet et paralytique. On n'excuse jamais ceux qui ont trébuché dans l'existence, même si la chute ne peut leur en être imputée. Mais que faudrait-il donc faire - se coucher devant l'Omnibus, se déchirer le ventre avec une pierre ou bien tuer froidement le Cocher ou bien encore profiter d'un arrêt, monter à bord, dégoupiller une grenade et attendre que le souffle ait ravagé la meute hurlante et céciteuse qui s'abrite en ses flancs, que faudrait-il donc accomplir afin d'arrêter la progression de la roue infernale ? Y a-t-il seulement un Omnibus sur la planète qui rétrocède vers le passé, acceptant de faire reculer son attelage jusqu'à une supposée origine ? Combien de perdus, de sans-nom, de déshérités comme moi crieront après des attelages d'infortune alors que les Passagers, amusés des gesticulations, des vociférations, feignent de croire à un simple jeu ? A tout prendre, ne serait-il pas plus simple de se saisir d'une arme et de la retourner contre soi, le barillet chargé, priant avec l'énergie du désespoir que la seule cellule libre de balle nous fasse le don d'un possible sursis ?"

 

"Il s’enfuit !… Il s’enfuit !… Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Un de ces hommes, à l’œil froid, donne un coup de coude à son voisin, et paraît lui exprimer son mécontentement de ces gémissements, au timbre argentin, qui parviennent jusqu’à son oreille. L’autre baisse la tête d’une manière imperceptible, en forme d’acquiescement, et se replonge ensuite dans l’immobilité de son égoïsme, comme une tortue dans sa carapace. Tout indique dans les traits des autres voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deux premiers. Les cris se font encore entendre pendant deux ou trois minutes, plus perçants de seconde en seconde..."

 

"Hommes à l'œil froid comme la congère, hommes  aux oreilles soudées, hommes aux pavillons transpercé par les supplications du petit enfant Youri, hommes convoyés par un sombre Omnibus pareil à un corbillard, hommes de peu d'ouverture, hommes-couleuvrines, hommes-œillères, hommes-meurtrières que ne vous assemblez-vous afin que, vos forces convergeant, vous manifestiez  assez de volonté pour faire cesser l'ignoble supplique, pour étouffer dans l'œuf les cris obscènes qui ricochent sur la paroi acérée de votre conscience ? A moins que ces cris ne vous confortent dans votre suprême mépris ! Et alors, Hommes-carapaces-de-tortues, que ne lancez-vous un assaut contre cet avorton, ce fœtus nul et non avenu condamné par les plus hautes causes de la Révolution ? Et alors, Hommes bouffis d'égoïsme que ne vous refermez-vous sur l'enceinte remplie de vos propres remugles, de vos objurgations méticuleuses, de vos anathèmes grouillant comme les poux sur la tête du pouilleux, du petit enfant livré aux affres de l'orphelinat ?"

 

"L’on voit des fenêtres s’ouvrir sur le boulevard, et une figure effarée, une lumière à la main, après avoir jeté les yeux sur la chaussée, refermer le volet avec impétuosité, pour ne plus reparaître…"

 

"Soyez donc rassurés, aimables Voyageurs de l'Omnibus. Vos récriminations, vos condamnations, vos vaticinations en direction del'absurdité qui s'ingénie à suivre votre cortège, à savoir moi-même dans la faiblesse de l'âge, à savoir la masse informe qui roule mais n'amassera jamais mousse, n'est qu'une illusion. Et d'ailleurs vous n'êtes pas les seuls à vouloir l'effacer de votre imaginaire. Les volets, sur le parcours, ne se ferment-ils pas avec hargne, comme pour vous donner raison, comme pour acquiescer et vous encourager dans votre refus d'entendre une voix venue de nulle part ?"

 

"Il s’enfuit !… Il s’enfuit !… Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Seul, un jeune homme, plongé dans la rêverie, au milieu de ces personnages de pierre, paraît ressentir de la pitié pour le malheur."

 

"Seul, parmi la fuite de l'Omnibus - même les véhicules se sauvent devant le désarroi, le non-sens que je représente, moi, Youri, poursuivant mon  destin qui s'éloigne à grands pas, à coups de fouet, selon un invraisemblable galop - [seule la peur peut justifier une telle dérobade, une pareille échappée semblable aux nuées de la tornade] -, seul, absolument seul, mais que vos oreilles distraites et occluses comme de vieilles huîtres consentent donc à s'ouvrir, une fois, une seule fois, afin que surgisse le vortex par lequel une vérité puisse s'instiller jusqu'au tréfonds de votre cerveau, y germer, y faire croître ses rameaux et que votre âme - mais en possédez-vous une, au moins ? -, enfin atteinte se dispose à l'événement de la solitude, car c'est bien cela le secret de Polichinelle que l'humanité feint de garder sous le coude alors que chacun en est informé depuis la nuit des temps.

Mais pourquoi donc, dans la cavalcade éperdue de l'omnibus, un jeune homme ressent-il de la pitié pour le malheur qu'à moi seul, j'incarne, comme si ce sentiment indicible pouvait trouver à se matérialiser dans la faible et inaperçue stalactite que j'élève au milieu des autres stalactites, me noyant dans la confondante et illisible multitude humaine ? Mais simplement parce que cet individu anonyme parmi les anonymes est SEUL. C'est par la fente de sa solitude que le monde de l'oubli, de la déréliction, de l'absurde lui parvient. Etroite meurtrière, laquelle, le plus souvent s'obture pour ne plus s'ouvrir. Semblable à la pupille frappée par une trop vive lumière, redoutant que la cécité ne l'enveloppe. Juste le temps de la rêverie, c'est-à-dire le rapide passage dans le monde autre que celui du réel et l'homme touché par le pur sentiment, compatit, s'ouvre, s'éploie à la dimension de l'Autre, à son angoisse native. Mais il y a danger à trop longtemps tutoyer l'inconcevable et c'est pourquoi le jeune Voyageur ému, disponible, referme soudain les volets de sa conscience, tout comme les habitants de la ruche humaine disposés le long de l'Avenue sillonnée par les roues de l'Omnibus, et le trottinement désespéré de l'enfant que j'essaie d'être, les habitants donc, claquent avec impétuosité les lourds contrevents de bois. Ils seront à l'abri de la vindicte, du malheur, protégés l'instant que durera leur inconscience des griffes mortifères du désespoir."

 

"En faveur de l’enfant, qui croit pouvoir l’atteindre, avec ses petites jambes endolories, il n’ose pas élever la voix ; car les autres hommes lui jettent des regards de mépris et d’autorité, et il sait qu’il ne peut rien faire contre tous."

 

"Jeune homme disponible, jeune âme inclinée à l'accueil de l'Autre, de ses faiblesses, de ses failles, cherchant à comprendre les ressorts intimes et secrets de la situation qui frappe l'enfant perdu; Jeune Générosité, tu es donc pardonné de refermer si vite le battant de la porte qu'un instant, à mon attention, tu avais entrouverte. Jeune homme incliné à l'honneur, tu n'es pas libre. Tu n'es pas un lionceau qui pourrait se détacher du groupe compact de  ses congénères et vaquer à sa guise, adoptant, au hasard de tes rencontres, l'attitude qu'il te conviendrait d'adopter. Non, ta crinière à peine ébauchée contient déjà l'empreinte de toutes les autres crinières, de tes semblables, du chef de la bande, des femelles qui lui sont attachées selon un vibrant harem, gage de la continuité de l'espèce. Non, jeune et insouciant lionceau, tu n'es pas libre. Tes feulements tu ne les pousseras qu'à obtenir le consentement de tes aînés, tes accouplements tu ne les réaliseras qu'à l'instant même où tu auras assuré ton autorité sur l'ensemble de la meute. Pour le temps présent, contente-toi de regarder le lionceau, ton frère, qui est blessé et implore qu'on l'entoure de soins. Tu lui aurais volontiers prêté ta patte afin qu'il puisse rejoindre le cercle des félins. Mais le chef en a décidé autrement. Il faut chasser, se saisir de nouvelles proies, survivre. Ainsi est la loi du groupe qui condamne toujours les plus faibles, les valétudinaires, les infirmes, les idiots. Ne cherche point à être secourable, tu finiras par attirer sur toi les foudres les plus mortelles, les plus injustes, mais il y a là une réalité indépassable.

Ô, Voyageur estimable parmi les estimables, poursuis donc ta route et ne te retourne donc point, il en va de ton bonheur. Et n'aie point de remords, le groupe est là pour te protéger, te rassurer et la faute est toujours moins lourde à porter à plusieurs. La solitude est la condition de l'attention, l'appartenance grégaire son incoercible opposé. C'est ainsi !"

 

"Le coude appuyé sur ses genoux et la tête entre ses mains, il se demande, stupéfait, si c’est là vraiment ce qu’on appelle la charité humaine. Il reconnaît alors que ce n’est qu’un vain mot, qu’on ne trouve plus même dans le dictionnaire de la poésie, et avoue avec franchise son erreur. Il se dit : « En effet, pourquoi s’intéresser à un petit enfant ? Laissons-le de côté."

 

"Me voici rassuré. Tu as donc enfin compris qu'on ne protège la veuve et l'orphelin qu'à y perdre soi-même son âme. Poursuis ta route, à la recherche de ta bonne étoile. Le deuil que tu feras de mon inconsistante personne, fais-le aussi vite que possible, ton salut et ta gloire en dépendent !"

 

"Cependant, une larme brûlante a roulé sur la joue de cet adolescent, qui vient de blasphémer. Il passe péniblement la main sur son front, comme pour en écarter un nuage dont l’opacité obscurcit son intelligence. Il se démène, mais en vain, dans le siècle où il a été jeté ; il sent qu’il n’y est pas à sa place, et cependant il ne peut en sortir. Prison terrible ! Fatalité hideuse ! Lombano, je suis content de toi depuis ce jour ! Je ne cessais pas de t’observer, pendant que ma figure respirait la même indifférence que celle des autres voyageurs."

 

"Ta larme t'honore mais ne doit pas concourir à ta perte, Lombano. Ce siècle, comme tous les siècles sont sans pitié. Tous nous sommes des bêtes de somme que seulement la prison peut abriter de la terrible liberté. Quant à la fatalité, certes elle est hideuse et frappe ceux qui claudiquent et désespèrent, c'est la façon qu'elle a d'être charitable. Jetant sa vindicte sur les gauchis du corps, les boiteux de l'âme, elle concourt à leur bonheur en ruinant leur longévité. C'est cela que pensent tes compagnons de fortune assis au chaud ou bien respirant d'aise sur les hauteurs de l'impériale. Leur tour viendra bientôt qui les fera goûter au fiel de l'infortune. La nature est généreuse, il suffit de tendre les mains pour y recueillir les présents : soit la délicatesse de l'amande douce, soit l'intransigeance corrosive de l'acide acétique. C'est comme à la Tombola, Lombano, des jours on gagne, des jours on perd !"

 

"L’adolescent se lève, dans un mouvement d’indignation, et veut se retirer, pour ne pas participer, même involontairement, à une mauvaise action. Je lui fais un signe, et il se remet à mon côté… Il s’enfuit !… Il s’enfuit !… Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Les cris cessent subitement ; car, l’enfant a touché du pied contre un pavé en saillie, et s’est fait une blessure à la tête, en tombant."

 

"Ô Omnibus emportant ta charge de désespoir vers de sombres catacombes - les heureux de ce jour n'attendront pas longtemps avant d'être les démunis de la nuit -, rassure donc tes Passagers aux yeux obliques, aux oreilles ourlées comme la feuille du chou, aux poitrines pléthoriques, aux ventre gonflés d'acide, aux bassins immergés d'eaux putrides, aux hanches malfaisantes, aux cuisses lardées d'inconséquence, aux jambes torsadées par l'envie, aux pieds bots glissant sur le sol d'indifférence, rassure-les, chante leur de pieux cantiques dont leurs âmes cernées de gale feront leur miel fielleux, entonne leur des comptines afin que leur idiotie puérile les conduise à trépas avant que le dernier refrain n'entre dans leur immonde caverne. Moi Youri Nevidimyj, Moi Your...  Nev..., tu vois je suis déjà réduit à n'être plus qu'un pointillé, une suite de points de suspension dans le vide de l'existence, un aimable pavé - mais c'est certainement ta charmante roue cerclée de fer qui l'a disposé là, obligeamment, en guise d'offrande pour l'Egaré que je suis -, donc, un sympathique pavé vient de me trépaner pour l'éternité et ma tête ensanglantée est le tribut que je devais payer à la communauté des hommes. Pour eux, je ne serais plus un obstacle sur leur chemin, une manière de chien galeux auquel on se retient de donner des coups de pied, non par une noble indulgence, mais de peur d'attraper la gale ou peut-être même pire, on ne sait jamais avec les miséreux ce qu'ils peuvent bien dissimuler dans les replis pervers de leur anatomie de goule. Je ne suis plus qu'une boule de poussière parmi la poussière, un genre de guenille tirebouchonnée qui, sans doute, fera le bonheur d'un maraudeur ou d'un chiffonnier en quête d'une petite fortune immédiate."

 

"L’omnibus a disparu à l’horizon, et l’on ne voit plus que la rue silencieuse… Il s’enfuit !… Il s’enfuit !… Mais, une masse informe ne le poursuit plus avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Voyez ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte ; il y a en lui plus de cœur que dans tous ses pareils de l’omnibus. Il vient de ramasser l’enfant ; soyez sûr qu’il le guérira, et ne l’abandonnera pas, comme ont fait ses parents."

 

"Voyez vous, je le savais. Le Chiffonnier. Quelle belle faveur que l'intuition, tout de même. Sans doute la seule dont mon triste sort ait bien voulu me faire le présent. Comprendre les choses avant même qu'elles ne se présentent à vous, avant même que les plus menues prémices d'un possible accomplissement n'aient pris forme. Y aurait-il à voir avec la rêverie dont Lombano avait été atteint au moment où ma propre révélation inonda l'horizon d'une conscience bien disposée à l'accueil des événements ? Sans doute. Mais il y aurait tant à dire quant à la compréhension, à l'intelligence du monde par l'éveil humain. Mais revenons au Chiffonnier, et ce ne sera pas une inutile digression, puisqu'aussi bien, ce dernier, semble doué d'une ouverture suffisante à ce qui fait phénomène devant lui à la mesure de l'énigme. L'homme est courbé, probablement à le recherche d'une fuyante vérité. La courbure, le rassemblement en un lieu clos de l'esprit, de l'entendement, sont en effet nécessaires à la préhension par les facultés de quelque chose comme une révélation. La dispersion, le renversement de la position, manière de parenthèse largement ouverte sur l'éther, regard rayonnant aux quatre horizons des fuites sidérales eût porté en lui, dans sa forme propice à la diaspora mentale, les conditions mêmes du dessaisissement du réel pathétique dans lequel l'enfant blessé, moi en l'occurrence, s'était racorni comme immolé une seconde fois par un destin cruel, la première fois étant seulement une naissance inadéquate.

Ô Voyageurs de l'impériale, que ne vous retournez-vous pour apercevoir ce brave homme courbé sur sa lanterne pâlotte ? Et alors, en admettant que vous fussiez assez curieux de vérité pour faire pivoter vos cous déplumés d'autruches inconséquentes, dont tout le monde connaît l'inclination à dissimuler la tête sous le sable, n'eussiez-vous point deviné que ce faible lumignon était l'icône d'une lumière plus grande encore, je veux dire de la conscience ouvrant le champ de toutes les significations qui parcourent constamment l'univers, pareilles aux queues fusantes des rapides comètes ? N'eussiez-vous point été alertés par sa clarté unique, sa persistance à briller même au cœur de la plus vive tempête ?

Car jamais l'étincelle ne s'éteint, si ce n'est aux yeux des ignorants, des insensibles et des mort-nés de l'existence qui, avant que de croître dans l'espace à eux dévolu, se fourvoient toujours dans quelque fosse emplie d'une misérable obscurité. Et ne vous seriez-vous interrogés sur la modeste nature du généreux Chiffonnier, vous accordant, pour une fois, à admettre du fond de votre égoïsme foncier que vous portez chevillé au corps, comme les Saints portent le scapulaire jour et nuit, à admettre  que l'indulgence, l'attention aux autres sont bien souvent inversement proportionnelles à la dimension de la bourse de leur possesseur ? 

Le cœur du Chiffonnier bien plus vaste que tous les cœurs à l'unisson des bourgeois et des femmes de grande vertu qui épousent les flans de l'Omnibus, l'âme en paix, ne cherchant nullement à savoir si le monde existe VRAIMENT, hors de ce cocon douillet. Mais les plus éveillés d'entre vous - si, toutefois une telle grâce peut leur échoir -, auront bien compris dans quelle impasse s'est fourvoyé le brave Chiffonnier qui ne pourra pas sauver, à lui seul, ce que le destin et l'Histoire ne sont pas parvenus à mettre à l'abri du danger. Car là est bien le tragique qui me saisit à chacune de mes respirations, me rive au sol lors de chacun de mes pas, moi, Youri Nevidimyj, ou le mirage feignant de l'être, sommes irrécupérables, vieille guenille se confondant avec le sol d'anonyme poussière. Jamais on ne sauve l'abandonné qui n'a plus d'identité à laquelle se raccrocher, plus de lieu où rassembler ses fragments épars, d'esprit au sein duquel pouvoir s'imaginer. Merci, vieux Chiffonnier pour ta sollicitude vraie. Elle m'est déjà d'un grand secours. Elle est l'haleine chaude que mes doigts recueillent lorsque la bise souffle au travers du désert de la mansarde. Elles est le "bonjour" de ma Concierge, rassurant et maternel, même si je feins de ne lui prêter aucune attention. Elle est la gorgée de bouillon qui, l'hiver, m'empêche de me transformer en stalagmite de glace. Merci, vieux Chiffonnier et que ton âme aille en paix !"

 

"Il s’enfuit !… Il s’enfuit !… Mais, de l’endroit où il se trouve, le regard perçant du chiffonnier le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière !… Race stupide et idiote ! Tu te repentiras de te conduire ainsi. C’est moi qui te le dis. Tu t’en repentiras, va ! tu t’en repentiras."

 

"Ainsi dit le Chiffonnier, ainsi semble-t-il vitupérer et condamner sans appel. Mais sa rage n'est froide et ulcérée que parce qu'il désespère de l'homme, il l'aimerait tellement bon, à défaut d'être parfait."

 

"Ma poésie ne consistera qu’à attaquer, par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n’aurait pas dû engendrer une pareille vermine. Les volumes s’entasseront sur les volumes, jusqu’à la fin de ma vie, et, cependant, l’on n’y verra que cette seule idée, toujours présente à ma conscience !"

 

"Oui, Lautréamont, oui Comte génial qui trempes ta plume dans le vitriol mais surtout dans le sublime - que personne ne s'y trompe, la calomnie, l'objurgation, l'invective ne sont souvent que la face cachée de la générosité -, use donc toutes tes forces à crucifier l'homme et ensuite, fais-en le don au Créateur, ce magnifique Démiurge habile à sortir de ses cornues diaboliques, crimes et viols, assassinats et bassesses ultimes, trahisons et faussetés de tous acabits. Mais soyons donc indulgents à son endroit. Qu'en tant que Démiurge, il inverse donc ses formules diaboliques et  s'annule lui-même. Le Créateur incréé : tout comme Youri Nevidimyj, votre Serviteur qui, depuis l'union des opposés qui présidèrent à son apparition,  se débat dans le tube infernal, l'éprouvette diabolique, qu'on appelle simplement "La Vie".

Mais, Lecteur, au risque de te décevoir, toi qui t'impatientes de découvrir le prochain de mes malheurs, triturant un à un les grains de buis de mon chapelet existentiel, - il y aura encore plein de surprises, rassure-toi -, je me hâte de regagner ma mansarde où m'attend ma sombre et humide paillasse. Il est vrai, je n'ai guère à me plaindre, les rats, de leurs chaudes fourrures grises, me protègent de la froidure hivernale !

 

     La mansarde  ou la perdition du jour.

 

  Maintenant, Lecteur, te jugeant assez informé du cas Youri Nevidimyj, t'étant infiltré dans les corridors de mon intimité, ayant parcouru à bas bruit les arcanes de ma condition schizophrénique - sans doute as-tu perçu combien ma piteuse existence est fragmentée, un morceau à Pétersbourg, un autre dans l'orphelinat post-révolutionnaire, un autre encore dans les services d'aide aux plus démunis, encore un autre à la proue de Saint-Louis, un supplémentaire dans le bus de la Ligne 27, puis un crochet par le fameux Omnibus de Maldoror, puis à nouveau plein de débris épars, selon les bons vouloirs de mon infinie déambulation parmi les errances de la ville, dans telle ou telle bibliothèque, dans tel ou tel musée, dans cette salle des pas perdus de l'immense gare ou parmi les flots continus de migrateurs des quais ou bien sous les coupoles ouvragées des grands magasins - eh bien, cher Prédateur, car avoue-le donc, tu n'es que cela, tournant les pages de mon précieux incunable orné de mes gribouillis nauséeux, tu n'es qu'à la recherche de ce qui, encore, pourrait me confondre, m'envoyer, sans détours, en Place de Grève, au pied de l'échafaud avec, pour unique serviteur, discret autant que policé et efficace, ce bon Docteur Guillotin s'impatientant de savoir si sa fidèle lame, cette Durandal au fil brillant comme la gloire consent toujours à accomplir ses basses œuvres. Ô, Lecteur épargne-moi la peine de te dire combien ce serait un ravissement, pour toi et tes semblables, de voir ma tête rouler parmi la sciure et console-toi d'avance, ce serait, pour moi, un encore plus grand ravissement. Mais tu devras surseoir encore un instant à ton juteux plaisir car tu ne saurais faire l'économie de quelques uns des épisodes de mon existence, lesquels pour ne pas être glorieux, n'en sont pas moins hautement estimables pour un Lecteur en quête de pures jouissances terrestres. Je projetais de t'emmener dans une grande bibliothèque où je t'aurais fait découvrir, par le menu, te prodiguant force détails, ces ouvrages par lesquels me parvient mon oxygène quotidien. En effet, c'est bien de ces compagnons discrets, toujours disponibles, mystérieux à souhait, insondables à force de savoirs cumulés, que je tire l'énergie suffisant à entretenir la flamme de mon lumignon étique. Car c'est bien d'eux que me vient mon salut provisoire, de la chaude intimité dont m'assurent leurs pages, du fourmillement fascinant auquel se livrent les signes noirs imprimés sur la livide page blanche que j'exhume une dernière volonté de vivre afin, qu'encore, tant qu'il en est temps, je puisse me livrer au déchiffrement de ma propre énigme. Scindé par l'Histoire, oblitéré par ma propre fable, ligoté par les multiples fictions dont les autres m'entourent, ou plutôt m'assiègent, je n'ai de cesse de progresser parmi les plis de ténèbres dont mon cheminement sur Terre est la piètre mise en musique. Je ne sais si la Mort - tu remarqueras que j'ai pris le soin de mettre une Majuscule à l'initiale du mot, tout comme j'ai l'habitude de le faire lorsque je nomme le somptueux Néant, la suprême liberté dont l'homme ne peut être atteint qu'à l'aune de sa disparition, de son effacement total du monde, y compris de la mémoire de ceux avec lesquels il a eu à entretenir un quelconque commerce - je ne sais si La Dame-à-la-faux m'en fournira les clés ou bien s'il me faudra encore composer avec elle, l'énigme, de manière à ce qu'elle me révèle, comme dans un suprême haut-le-corps, la pelote de régurgitation dont ma vie est détentrice depuis mon premier souffle et qu'elle ne consentira, peut-être, à me restituer uniquement lors de ma dernière respiration.

Donc, immense Lecteur à la conscience torturée du seul fait que la mienne conscience  l'est encore plus que celle que tu prétends posséder tout en donnant la preuve, à chacun de tes mots, au moindre de tes actes, qu'elle ne te visite que bien trop rarement, tout occupé que tu es à une vaine curiosité dont tu espères qu'elle te donnera le savoir absolu te sauvant des griffes de l'incomplétude; donc, très honorable Lecteur, c'est à mon dernier chevet que je te convoque afin que tu puisses assister au spectacle, unique en son genre, de l'ancien moujik confronté à sa troublante énigme. Laquelle m'a poursuivi, toute ma vie durant, pareille à mon ombre dont je devinais la sombre présence sans, toutefois, qu'elle se manifestât en aucune manière, si ce n'est, précisément, par sa vacuité, son abîme généreusement commis à recevoir l'obole de ma piètre existence.  Cependant, je ne sais si un tel concept tellement proche de la notion du vide absolu parlera en quelque façon à ton entendement et je crains fort que tu  ne renonces, avant la fin, à poursuivre ton voyage, hissé que tu es sur le siège du Cocher que je suis, Cocher te conduisant peut-être à ta perte ou bien même à nos deux pertes conjuguées. Toute lecture en profondeur est de cette nature. Il faut toujours consentir à mourir un peu, à chaque chapitre, chaque page, chaque paragraphe.

Mais approche-toi donc, homoncule, de mon semblant de corps. Il n'est en réalité qu'amas difforme d'écritures embouclées, de lettres enlacées, de pleins et de déliés dont tu devras consentir à faire ton ordinaire, afin qu'abandonnant tes habituelles nourritures terrestres - cochonnailles et autres tripes à la mode du pays -, tu te délestes de tes lourdeurs cellulitiques et qu'enfin, ton esprit - en supposant qu'il te visite parfois - , délivré de ses brumes, parvienne à s'élever à des hauteurs suffisantes. Alors, de concert, nous naviguerons  vers de nouvelles contrées, dont, pour l'instant, il serait inopportun de dresser les contours.  Mais arrêtons là nos aimables divagations et occupons-nous plutôt du Chant Premier de Maldoror. Et essayons d'y apporter un peu de notre non-savoir d'irrémédiables pourceaux croyant avoir accès au sens de toutes choses pareillement à l'âne étirant son cou nécessiteux vers la mangeoire salvatrice. Et, Lecteur, pendant mon soliloque sur mon lit d'agonie et de questions coruscantes comme la giration des planètes dans le cosmos, garde-toi bien d'agiter ta langue sirupeuse et enrubannée de questions idiotes et hémiplégiques, lesquelles ne feraient que me distraire de ma propre fin dont tu sais bien que j'attends tous les bienfaits cachés dans l'au-delà des hommes. On ne sait ce qu'il est en réalité, si ce n'est que l'humaine condition en est absente, ce qui, déjà est la plus vive des satisfactions qui se puisse concevoir. Et si, depuis le retrait de la mansarde dans lequel tu te tiens, dans une attitude hiératique - est-ce donc le visage de la Mort qui t'effraie tant ? -, tu consens seulement à regarder la Grande Faucheuse faire ses fenaisons  définitives, alors peut-être comprendras-tu où se situe ton intérêt et réserveras-tu, sur-le-champ, ta concession à perpétuité dans le premier carré de terre venu. Car tu ne saurais mieux faire. Mais laisse-moi donc, maintenant face à mon Destin. Nous avons, tous les deux, plus d'un compte à régler.

Ceci étant formulé avec clarté et conviction, Nevidimyj, allongé sur son havresac mangé par les rats, éclairé par l'avaricieuse lumière de la mansarde du septième ciel où le non-amour le retient obliquement, tenant le volume des "Chants" d'une main assurée, tournant les pages maculées de notes et de traces de doigt poisseuses, peccamineuses pour tout dire, spermatiques, la littérature ayant toujours constitué, pour le lecteur qu'il a toujours été, une activité hautement érotique, Youri donc, comme en extase, le regard fiévreux, les paupières comateuses, les lèvres enflées par la manducation sacrée des signes et des lettres, alors que, dans l'embrasure de l'ouverture crépusculaire se tient le Lecteur, vous-même, saisi de crainte et d'effroi face à ce qui ne saurait tarder à survenir : la Mort ou bien la Vérité. Ce qui est la même chose. Enfin, si vous avez compris cela, vous venez de dérider vos cerneaux poisseux, leur apportant l'infime lumignon qui leur manquait quant à une intelligence adéquate de l'existence et, déjà, votre corps de papier se convulse sous la poussée des phrases et des lettres, enfin vous consentez à entrer dans le livre, union fusionnelle dont, vous le savez en cet instant précis, vous ne ressortirez jamais, victime des Lettres, de leur voracité, de leur intransigeance. Ou bien vous devenez Lecteur et vous consentez au sacrifice. Ou bien vous demeurez sur le seuil, empreint de cécité qu'aucune lumière ne saurait féconder. Mais assez disserté. Il ne sert jamais à rien de différer les rencontres, fussent-elles fatales !

 

"On ne me verra pas, à mon heure dernière..."

 

"On ne me verra pas. Enfin invisible. Aux yeux des autres, des inquisiteurs de la Ligne 27 qui reluquent tellement ma nuque, mes épaules, mon dos, mon bassin, mes jambes, qu'au fil des jours je suis devenu une manière de hareng saur se déplaçant sur son pointilleux coccyx, bientôt, anatomiquement réduit à un simulacre, à une brume s'élevant d'un lac solognot par les jours brouillardeux de l'automne. Mais que ne poursuit-on donc mon dépouillement jusqu'à sa logique dernière, au moment où je serais devenu cette feuille privée de son limbe, n'exhibant plus que d'étiques nervures ?"

 

"Mon heure dernière.."

 

"Celle-ci pût-elle arriver avant même que j'aie pu terminer cette phrase, crayon saisi dans l'air glacé de ma geôle, feuille transpercée de la dernière vérité d'une écriture haletante !

Mais qui donc entendra ma supplique ? Ma prière et pourtant je ne suis pas croyant. Comment croire à autre chose qu'à la finitude lorsqu'on a été abandonné sur le bord de la route, sa vie durant ? Et qui donc se souciera de mon absence ? Olga retournera à son éternel Solitaire, les bibliothécaires à leurs rayonnages, les feuilles du Quai de Bourbon aux eaux boueuses de la Seine. Juste trois p'tits tours..."

 

 

"(j’écris ceci sur mon lit de mort), entouré de prêtres."

 

"J'écris, mais quelle audace de prononcer ceci. Quelqu'un sur la Terre a-t-il jamais écrit ? Cela n'est-il pas réservé au calame divin trempant son bec acéré dans l'Absolu qui transcende toute chose de son vol pareil à celui d' Itzam-Yeh - l'Oiseau céleste des Mayas ? N'est-ce pas blasphémer, que d'oser prononcer, à la première personne - ô inconscience sans fond de la condition humaine ! -, le geste sacré - j'écris -, d'où naissent les oiseaux, les arbres, l'élévation des montagnes, les eaux profondes des abysses et la fleur de lotus, la seule flottant au-dessus de l'eau, pareille au chat abyssin faisant son arc gracieux tout détaché du sol, léger comme l'Eveillé lui-même.

"J'écris", en termes concrets et ordinaires, en assertions nevidimyjiennes, veut simplement dire "je meurs à moi-même par la trace que chaque lettre inflige, incise, dans la propre densité obscure du hiéroglyphe dont la charge secrète ne consent à se dévoiler qu'au prix de son propre délitement. "J'écris-je-meurs."

C'est pour cette raison que j'écris sur mon lit de mort. Chaque mot tracé sur la feuille blanche est un ossuaire déjà presque consommé, chaque phrase un exhaussement de catacombe, chaque page un assemblage de croix mortuaires faisant, dans l'air glacé de la mansarde, ses giclures ouvrant l'espace du Néant. De la liberté pure. Mais qui donc, sur la Planète courbe et aveuglée de cendres, est capable de redresser l'échine, de porter son visage émacié au-devant de l'éclat de lumière, de dévisager ce qui voudrait se dire libre et soutenir la confrontation avec l'indicible clarté ? Pour cette seule raison, la liberté est la Mort elle-même reconnue comme telle. Moi, Youri l'Abandonné, je ne consens à l'écriture qu'à l'aune de ma propre disparition. Et Toi donc, Lecteur, ne te désole point d'assister à ma propre fuite dans l'au-delà. Elle n'est que le prélude à la tienne. Seulement, fuyant éternellement cette cruelle vérité, tu crois pouvoir assurer la paix de ton âme alors que tu n'en es que le fossoyeur. La Mort, tous les jours de ta piteuse existence, à chacun de tes pas, à chacun de tes souffles, est collée à ta condition comme la bernique au rocher et, bien sûr, ta vanité de rocher ne s'aperçoit même pas de la succion qui, déjà, l'incline au galet, puis au sable, enfin à la poussière.

En réalité, cher Lecteur, valétudinaire occupant de la mansarde, pointilleux pèlerin privé de son bâton, tu n'es même plus assuré d'un quelconque appui. Mais regarde donc comme ta marche est erratique, sautillante, comique à souhait. Or, tu le sais, rien n'est plus risible que la Mort. RIEN. Mais nous voilà donc en train, derechef, de nommer le surprenant Néant, l'Incontournable, l'Incoercible dont la Dame-à-la-faux n'est que la figure grimaçante et obséquieuse. Et, du reste, comment pourrait-il en être autrement ? La Mort, piètre serviteur, figure famélique, silhouette ossifiée et hautement relative de ce quelque chose qui la dépasse pareillement à la montagne toisant le monticule dérisoire de la taupe à l'allure chafouine et céciteuse. Car la Mort dont tu fais tes gorges chaudes n'est que l'humble serviteur de l'inconnaissable Absolu. Nul ne saurait nommer le Néant et, à plus forte raison, le décrire, en dresser les contours selon une plausible métaphore. C'est pour cela que les hommes l'ont habillé de guenilles et d'oripeaux, qu'ils ont inventé Dieu, le Diable, les Anges, les Saints, les Religieux et leur cohorte claudicante de gens de robe, prélats vermoulus, évêques à la crosse nécessiteuse, curés aux oreilles mangées par les mites, prêtres au goupillon glaireux tout juste en pensant à la Vierge Marie.

Mais Lecteur incrédule et indécrottable, croirais-tu, par hasard, que je sois présentement en train de plaisanter, d'inventer quelque sotie afin que des miséreux émus vinssent applaudir mon délictueux spectacle ?  Mais es-tu si abscons et refermé étroitement sur ta bogue que tu ne puisses éveiller la flamme de ta conscience qu'à illuminer faiblement le bout ulcéré et recroquevillé de tes piquants ? Mais serais-tu, à ce point, nul et non avenu que tu ne puisses figurer que par défaut comme l'inconséquence que tu es depuis les siècles des siècles ?

Mais cessons nos invectives. Elles ne contribuent qu'à obscurcir un tableau déjà bien sombre. Moi, ou ce que je celui que je crois être, dont la nomination Youri Nevidimyj, n'est autre chose qu'une vibration verbale commise à me faire apparaître aux yeux des autres le temps de ma nomination - mais, en réalité, moi, comme toi, comme tous les Fugitifs sur Terre, ne sommes que des spectres reflétant l'abîme sans fond dont nous nous croyons toujours exclus, alors que nous en sommes les représentants les plus sûrs, immédiatement perceptibles, provisoirement incarnés, doués de parole, mais c'est le Néant qui parle en nous, l'Absolu qui nous revendique comme sa possession ultime, indépassable, dernière probabilité qui nous est offerte afin que nous commencions à y comprendre quelque chose à cet écheveau que l'homme s'est complu à compliquer à l'infini, faisant du fil originel, premier, qui le reliait au pur Néant directement accessible, une pelote obtuse, enchevêtrée, sans début ni fin, comportant toutes sortes de nœuds dont tout un chacun s'occupe plutôt que de chercher à en percevoir la forme initiale, simple, interprétable, hautement lisible. C'est ainsi, l'homme dirige sa myopie sur la densité de l'écheveau, ses voltes et ses arabesques facétieuses alors que le pur objet qui lui a donné lieu est simplement remisé aux objets perdus, quelque part dans un lointain nébuleux."

 

"...entouré de prêtres..."

 

 "N'as-tu pas compris que cette noble assemblée de prêtres dispendieux - ils n'oublieront pas de réclamer leur obole afin de réparer la tuile absente au toit de leur église, laquelle donne accès au ciel bien plus sûrement que ne le saurait faire la plus éprouvée des prières qui fût -, ces gueux en robe noire et surplis blanc, comme s'ils voulaient métaphoriser le passage de vie à trépas, cette meute discrète mais non moins inquiète de son propre sort plutôt que du tien est là, dans ta mansarde - mais ne te gêne donc point, prends donc ma place un instant sur mon confortable pucier, lequel me sert de lit de mort -, donc, les Prêtres veillant sur ton dernier souffle, t'aspergeant d'eau bénite puante comme l'égout, faisant leurs signes de croix méticuleux, récitant, parmi les remugles d'hosties leurs cantiques d'effroi, - mais ne lisent-ils quelque ouvrage licencieux en sourdine ? -, se livrant à toutes sortes de simagrées dans la ferme intention de te distraire du Néant, lequel pourrait t'apparaître comme l'ultime Vérité, ils ont bien trop peur de perdre leur fond de commerce et puis, sois-en assuré, à force de réciter leurs litanies bancales, ils ont fini par y croire à leur écheveau gonflé comme une outre vide de sens. Qu'ils gardent donc leurs illusions, nous garderons les nôtres, reconnaissant cependant une primauté de sens à ce Néant dont nous sommes issus et auquel nous retournerons, tâchant, parmi les bruits divers du monde de percevoir quelque linéament d'une parole originelle si tant est qu'elle pût, un jour, trouver son site, ce qui est donc hautement indémontrable, ceci nous reconduisant, en dernier lieu, à percevoir avec d'autant plus de rigueur le sans-fond dont, un jour, nous fûmes exhumés."

 

 

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