Une révolution copernicienne.
le savant humaniste qui a changé notre vision du monde
en plaçant le Soleil au centre de l'Univers (peinture de Jan Matejko)
Alors, moi, Jules Labesse, excédé par le discours du Président, je lui lance :
"Eh pourquoi le matin, nous les hommes, et pas l'après-midi ?". Et le Jean : "Parce que, le matin, Labesse, c'est les femmes qui font la popote, et si on inverse les rôles...tu vois ce que je veux dire ?".
Je voyais, en effet, et même plus qu'il ne pouvait penser. Je me rendais compte qu'on ne verrait plus beaucoup d'Ouchiennes aller retirer leurs billets ni entrer et sortir du Comptoir d'Ouche, ni Nelly exposer son pigeonnant au balcon, parce que, c'est bien connu dans toute la région, c'est surtout l'après-midi que les paroissiennes vont faire leurs dévotions dans les commerces, c'est presque une maladie, et nous, les Aubergines, il nous restera plus qu'à nous regarder dans le blanc des yeux, et après tout, ce sera déjà pas si mal que du blanc d'yeux on puisse encore en avoir à regarder, alors le Simonet, il a peut être pas tort.
Et le Jean qui, sans doute, avait deviné mon encouragement muet, il rajoute :
"Et faites pas cette tête-là. C'est quand même pas une punition de rester l'après-midi au chaud, à la maison. Et puis vous avez tous vos vieux phonos du temps de la Communale. Eh bien mettez-y quelques 33 tours du Georges et ça vous réchauffera jusqu'au tréfonds de l'âme ".
Sur ce, le Jean descend de son banc, et tous, comme des glands, à la queue-leu-leu, on reprend le chemin du casernement. Le jour se lève. Au fond de l'Avenue de la Gare on entend encore les couinements de nos Conjugales entre les murs du "Cleup de l'Eternelle Jeunesse". On traverse le pont comme si c'était le "pont des soupirs", comme si le Destin lui-même venait de nous rejoindre, traçant les ornières étroites qui, dorénavant, seraient notre horizon ordinaire. On se serre les mains, comme après un enterrement, et puis on se dit qu'on peut tout de même pas renoncer à notre devise, qui est celle de Paris et de "Tonton Georges" en même temps. "SES FLUCTUAT NEC MERGITUR". On franchit la Leyze sans se faire submerger. Maintenant je remonte seul la Rue du Square. Y a la Mère Wazy qui gueule toujours après Noiraud, "Viens ici mon petit chat chéri, que j'ai des croquettes si bonnes". Je pousse le loquet. Cette fois, je suis sûr, y a pas de bombe à retardement cause à Henriette qui s'envoie encore en l'air au joyeux Cleup des Foldingues. Je me fais une chicorée. Je remplis une bouillotte. Je dresse la table pour le retour de "l'Epouse Prodigue". Je lui mets un napperon brodé avec le service en porcelaine, je passe au four quelques croissants du Comptoir, je lui tourne un chocolat comme elle l'aime avec de la mousse dessus et de la poussière de "Van Hooten" pour faire joli. Je file au jardin. Je cueille une rose. Rouge. Je sais, elle va apprécier. J'allume le phono. J'y pose le vinyle qui commence à tourner. Tiens, j'entends ses pas dans la rue, même on dirait qu'elle marche pas droit. Juste le temps de sauter dans le pieu. Dans la chambre qu'est contiguë à la cuisine, et vu que la cloison elle est pas plus épaisse que les murs japonais, j'entends tout comme si j'y étais. C'est même comme si je voyais au travers des briques. Et, en fait, je vois rien, sauf le disque qui tourne et le Georges qui chante et, d'ailleurs, je vous en fais cadeau de la chanson de "Tonton", elle est si belle :
"Je n'avais jamais ôté mon chapeau
Devant personne
Maintenant je rampe et je fais le beau
Quand ell' me sonne
J'étais chien méchant ell' me fait manger
dans sa menotte
J'avais des dents d' loup, je les ai changées
Pour des quenottes !
Je m' suis fait tout p'tit devant un' poupée
Qui ferm' les yeux quand on la couche
Je m' suis fait tout p'tit devant un' poupée
Qui fait Maman quand on la touche.
J'étais dur à cuire ell' m'a converti
La fine mouche
Et je suis tombé tout chaud, tout rôti
Contre sa bouche
Qui a des dents de lait quand elle sourit
Quand elle chante
Et des dents de loup, quand elle est furie
Qu'elle est méchante.
Je subis sa loi, je file tout doux
Sous son empire
Bien qu'ell' soit jalouse au-delà de tout
Et même pire
Un' jolie pervench' qui m'avait paru
Plus jolie qu'elle
Un' jolie pervenche un jour en mourut
A coups d'ombrelle
Tous les somnambules, tous les mages m'ont
Dit sans malice
Qu'en ses bras en croix, je subirai mon
Dernier supplice
Il en est de pir's il en est de meilleur's
Mais a tout prendre
Qu'on se pende ici, qu'on se pende ailleurs
S'il faut se pendre."
La ritournelle vient à peine de s'arrêter. J'entends frapper à la porte. La porte s'ouvre et Henriette elle entre tout doucement, comme si elle marchait sur des balles de ping-pong. Elle est toujours en Lolita Marine, même ça lui va bien avec son béret bleu, sa robe mini, ses mi-bas couleur carotte, ses chaussures vernies :
"Dis, Jules, tu vas pas te pendre, quand même ? "
"Pour sûr, je vais pas me pendre, Henriette. Même la vie elle fait que commencer !".
FIN DE LA RECRE.