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6 novembre 2015 5 06 /11 /novembre /2015 08:44

 

Perdition du jour.

 

pdj 

 

 Source : A & M ART and Photos.

Avec Rosa Morotti et Migma Amasq.

 

 

  C'était cela qui passait et nous laissait au bord de nous-mêmes, dans un genre d'indistinction. De simples confluences d'air, de faibles mouvements de pensée et les choses impalpables, comme les trous des étoiles. Comment étions-nous arrivés ici, dans ce château baroque de la Forêt Noire ? Nous n'aurions su le dire. Sauf inventer et imaginer une vie qui n'était pas la nôtre.

  - La Forêt Noire, quelle drôle d'idée ! m'avais-tu dit.

Et ta parole avait flotté, un instant, entre deux remous de fumée. J'aimais cet air absent que tu prenais, les volutes qui semblaient surgir de toi. Sans doute à ton corps défendant, tellement il y avait d'onirisme dans cet abandon.

 - Drôle, la Forêt? Noire? les deux ? avais-je répondu, histoire de meubler l'espace vide.

 - La forêt, c'est un peu comme une île…avais-tu esquissé et les mots s'étaient évanouis dans la brume naissante.

Par la croisée, nous apercevions la houle des grands arbres sous le vent, leur rythme souple. Des vagues attentives d'elles-mêmes, présentes par effraction. Tu t'étais levée. Ton image se découpait à contre-ciel, si mince parmi l'aube grise. Si belle effigie et qui, pourtant, menaçait de s'échapper à chaque instant. D'une volute l'autre, et puis plus rien. Seulement le lieu cendré du rêve. Tu étais si décalée, fugitive et c'est à peine si ta présence était visible. Un tremblement de luciole, un bruissement d'élytres. Sans doute étais-tu semblable à ces êtres sylvestres qui se confondent avec la feuillaison. On les voit puis ils disparaissent comme le font les frimas dès que l'air se réchauffe. A se questionner sur sa propre vision.

  - La Forêt, l'île, que disais-tu ?

  - Oh, comme cela, un sentiment de solitude…mais c'est si beau, une clairière, une trouée dans l'obscur...          

  - Oui et la canopée, le faîte des arbres, leur fuite dans le ciel vide.

  - On pourrait vivre comme cela, sans penser à autre chose qu'à la présence des arbres.

  - Sans doute, avais-je dit, préférant laisser à l'ellipse le soin de conclure.

Nous avions pris notre petit-déjeuner, deux thés noirs et quelques tranches de pain. Vêtus légèrement. Nous voulions sentir l'air frais laver notre peau, poser sur nos visages l'empreinte de l'éphémère. Automne lumineux. Feuilles d'argile qui froissaient sous nos sandales. Le chemin montait parmi des aulnes, de sombres épicéas, des bouleaux frémissants, des chênes aux ramures immenses. Ailes d'oiseaux posées sur le silence du monde. De simplement marcher, de respirer, suffisait à notre entente avec ce qui se montrait dans la simplicité.

  - Pourquoi Noire, la forêt ?, les arbres sont tellement cuivrés, pareils à des tessons de briques anciennes.

  - Une fantaisie sûrement. Un promeneur égaré qui ne trouvait plus son chemin. La noirceur n'avait peut-être pas d'autre cause que cet égarement-là !

  - Tous des égarés parmi la multitude…

J'avais feint de ne pas entendre. A voir les deux colonnes de fumée qui entouraient ton ombre, je savais ta préoccupation, cette solitude qui t'enserrait. Dont, jamais, sans doute, tu ne parviendrais à te libérer. Tellement semblable à ces filaments s'écoulant parmi les trouées du sous-bois. Une suite de clairs-obscurs. On aurait simplement pu te définir à l'aune de ces clignotements, à leur incertitude à être. A leur fuite éternelle et jamais la lumière on ne parvient à l'enserrer dans la cage étroite de ses doigts.

  - C'est si fuyant la lumière, avais-tu rajouté, comme si tu avais lu dans mes pensées.

  - Oui, si fuyant et pourtant…

Nous descendions au milieu des frondaisons qui, par intermittences, laissaient s'ouvrir des cercles de ciel plus clair. Nous nous sommes arrêtés au bord d'une fontaine. Assis sur la margelle. Le marbre était cassé par endroits, semé de vert-de-gris, de plaques de lichen.

  - Car rien ne dure vraiment…il faudrait être des arbres. Séculaires, et ses racines avançant dans le sol…

  - Le sol, c'est nous et nos assises les rhizomes qui courent sous la terre, mais nous ne savons pas leur trajet…

Le jet d'eau, par instants, faisait un bruit de source claire, fouetté par quelques sautes de vent. Près de l'eau, une statue représentant, on le supposait, Clio, partiellement usée, son péplos dénudant une partie du corps.

  - Rien ne dure vraiment…

Ceci comme une antienne, une mélodie sortant des choses. Nous avions si peu à faire pour exister. Respirer le même air limpide, nous abreuver à la même source des mots, nous glisser dans cet automne doucement incliné vers sa chute. Une question de jours. Puis les premiers froids, une distance entre les hommes. Des lames d'air comme des vitres. Il y avait tellement à combler, d'heures à remplir et nous ne le savions pas, ne pouvions le savoir. D'être immergés dans le monde ôtait toute distance et nous étions parmi les objets, les déplacements, les actes, de simples événements. Anodins. De simples présences sans distance.

  Longtemps nous sommes restés sous le couvert des arbres, mangeant des baies, quelques biscuits que nous avions emportés pour tromper cette sourde angoisse qui semblait collée à la peau. Pourtant, nous étions bien, tout semblait aller de soi, sauf cette impression d'être un simple accident de la nature. Les arbres nous regardaient, les fougères guidaient nos pas, les mousses retenaient notre marche alanguie. Bientôt le sous-bois commença à s'assombrir, quelques nuages pommelés s'accrochaient à la cime des futaies, la nuit se préparait à être.

  - Nous devrions rentrer, je crois, la fraîcheur gagne, avais-je fait remarquer.

Tu avais semblé ne pas entendre et ton regard cerné par la clairière s'habillait de gris, cette si belle teinte métaphysique dont, jamais, tu ne reviendrais vraiment. Je te savais déjà loin. Là où tu étais, je ne pouvais aller te chercher. Au travers des alignements des troncs, nous apercevions des fragments du château, angles de briques, toit d'ardoises bleues, cadres blancs des portes. J'ai pris quelques buches dans la remise, des feuilles de papier, des brindilles sèches. Dans la grande cheminée j'ai allumé un feu. Tu t'es installée sur le sofa, à demi allongée, faisant tes volutes rêveuses, ta main doucement arrimée à cette cigarette qui faisait partie de toi, ta poitrine se soulevant à peine, une dernière lumière courant le long de ton visage. Je n'ai pas allumé le lampadaire. Je savais ta dévotion aux heures rares, aube, crépuscule, comme une métaphore existentielle, un passage presque tangible. Palpable.

  Nous n'avons pas dîné. Nous avons regagné la chambre, ouvert grand les fenêtres. A l'orient, posée sur un voile laiteux, la Lune flottait alors que les étoiles commençaient à poindre. Nous ne parlions guère, sauf pour commenter quelque phénomène, la pureté de l'air, le glissement du vent dans les ramures, les craquements du plancher, les hululements des dames-blanches. Nous nous sommes endormis, toi repliée sur le sofa, moi allongé sur une méridienne. Lorsque nous nous sommes réveillés, l'aurore décolorait à peine le contour des meubles, cernait les arbres. Un léger brouillard montait des étangs. Nous sommes descendus dans la verrière que la fraîcheur matinale couvrait d'une buée diaphane. Nous avons grignoté quelques fruits, distraitement. Et déjà ta première cigarette. Ta première concession à ce qui rampait au-dedans de toi, avec des murmures de finitude. J'ai rassemblé quelques affaires dans mon sac de cuir. J'ai descendu les marches de pierre, lentement, comme pour être présent encore autant que je le pouvais. Mais je savais que je n'étais rien contre ces ombres qui t'habitaient et auxquelles, en définitive, tu semblais tenir.

  Tu t'es vêtue d'une robe légère, un châle sur les épaules. Tu m'as accompagné jusque sur le perron aux ferrures noires. Es restée ainsi, fragile dans le matin qui montait. Je me suis installé dans la voiture, t'ai regardée une dernière fois.

   - La Forêt Noire, quelle drôle d'idée!, ai-je dit, comme pour refermer la parenthèse.

 Longtemps je devais être habité de ce sourire énigmatique. Ce château baroque, désuet, empreint d'un temps incertain, les couleurs ambigües, qui semblaient inachevées, tout ceci dressait un décor conforme à ton personnage fantasque. Si troublant. On aurait voulu entrer, s'immiscer, trouver quelque faille. Mais alors tu n'aurais plus été ce mystère auquel je me vouais depuis tellement de temps. J'ai remonté les vitres. Dans le miroir, ton image déjà fuyante, le tremblement des feuilles d'automne, le chant assourdi des oiseaux matinaux et la forêt si présente, comme un parchemin à déchiffrer. Le jour avait entamé sa longue perdition.

 

 

 

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