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20 novembre 2012 2 20 /11 /novembre /2012 16:47

 

PERPETUUM MOBILE (1)

 

 Prologue

 

 

Immergés dans le grand mouvement perpétuel de la vie, les Hommes finissent par l'oublier, la vie, la confondant parfois avec ce qu'elle a de plus éloigné d'elle, à savoir les excès de la technique. Constamment arraisonnés par ses prouesses, sollicités par les minuscules boîtiers au centre desquels fourmillent de bien étranges mouvements corpusculaires, nous devenons, par une sorte d'étrange inversion, les Serviteurs de la Machine plutôt que d'en demeurer les Maîtres. Ainsi le discernement dont l'homme, par essence, ne peut qu'être atteint finit, parfois, souvent, par s'occulter sous les récurrents sédiments du monde virtuel. Le bruit de fond des inventions modernes contribue à dissimuler le message que le monde est venu nous adresser, le merveilleux langage des choses, le fastueux déploiement de la nature, auxquels il nous faut bien répondre afin de ne pas sombrer dans une compacte immanence.

  Il va de soi que la nature de la condition humaine diffère sensiblement de celle de ses inventions, celles-ci fussent-elles "géniales", pour employer un facile néologisme. Ces inventions ne sont que son artificiel prolongement, lequel médiatise l'environnement afin que puissent s'ouvrir, en sa direction, d'infinies ressources. Jamais les piquants de l'oursin ne pourront se confondre avec l'intérieur de sa bogue, là où se dissimule son essence.

  Mais il est un fait indubitable aujourd'hui, lequel reçoit le prédicat de "fait de société", celui de faire du hérissement de nos antennes dardées en direction du monde une manière de fin en soi. Combien, parmi la multitude, ne paraissent recevoir leur oxygène que du seul petit boîtier collé contre le rocher temporal. Ne serait-ce pas là l'illustration "amusante" du mythe de Sisyphe, rocher à l'assaut continuel d'un autre rocher, lequel serait sourd à ses vaines tentatives, puisqu'aussi bien ces dernières semblent ne jamais s'épuiser ? Mais n'est-ce pas ici, sous cette métaphore, l'illustration d'une insularité, d'une solitude confondante à laquelle nous tenterions d'échapper, logeant laborieusement dans la conque de nos oreilles la rumeur continue de l'humain ?

  La fiction ci-après, par le biais de multiples circonlocutions, par le recours à quelques unes des multiples langues qui peuplent la Tour de Babel humaine, voudrait faire émerger cette constante et fiévreuse recherche de l'Existant, sorte de mouvement perpétuel inextinguible, lequel, en définitive, quel que soit le chemin emprunté, n'est que la mise en musique d'un sens parfois perdu. 

 

**********************

 

 

  Ce matin Henri a traversé la rue. Il avait des problèmes avec son Mobile. Il n’arrivait pas à faire entrer dans son joujou, un peu ancien quoique repliable, les quatorze numéros de sa recharge Mauve. Comme je suis plus jeune que lui il en a déduit que, pour moi, l’informatique devait aller de soi. Sa supposition était toute relative, et, pour tout vous avouer, les machines et moi ça fait deux et c’est tout juste si j’arrive à faire courir la souris sur le tapis et à produire un double clic correct pour ouvrir une image. Pour autant je pensais qu’il n’y avait pas péril en la demeure et que, d’une façon ou d’une autre, je finirais bien, grâce à la méthode des essais et tâtonnements, par trouver le sésame qui lui permettrait de pianoter à nouveau sur son clavier magique. Au fait, j’oubliais un détail, je n’ai pas la moindre idée de la façon dont fonctionne un Mobile. Ça fait trois ou quatre ans que Cécile et moi on se tâte et se retâte, on se dit que c’est pas mal de pouvoir appeler qui on veut quand on veut, et puis on constate que c’est plutôt les Autres, les « bien intentionnés », ceux qui veulent nous débusquer où que nous soyons qui nous le recommandent chaleureusement, le Mobile. Mais c’est toujours pareil, au moment de passer à l’acte, on a toujours autre chose à faire, une pile de livres à ranger, les rosiers à tailler ou la poubelle à vider. A moins, des fois, qu’on ait vraiment rien à faire et qu’on préfère rien faire que d’aller écouter les sornettes des vendeurs sur les appels décomptés à la seconde, les appels intra-France Métropolitaine pour un minimum d’une demi-heure dans le mois calendaire et autres économies réalisées entre le tarif de base linéaire et le tarif dégressif, économies recréditées par tranches de trente minutes sur notre compte Dupont-Mobile. Cécile et moi on aime pas trop que les Types des supermarchés noient le poisson, surtout qu’en l’occurrence le poisson c’est nous et qu’en définitive on aimerait pas trop l’avoir le fil-à-la-patte-Mobile.

  Imaginez donc une catastrophe plus réellement concrète que celle d’être joignable 24 heures sur 24, un scénario pire que d’être obligé de décrocher son Mobile dans la salle chaude et calfeutrée d’un cinéma, au beau milieu d’un film de Bunuel ou d’Antonioni, tout cela pour entendre votre amie Chantal vous dire qu’elle s’est enfin décidée, que pour le mariage de Robert et d’Octavie, elle portera un tailleur de soie grège cintré à la taille, qu’elle aura des talons hauts et une capeline rose sur la tête avec un brin de dentelle qui retombera sur son épaule gracieusement dénudée.

  Imaginez donc votre contentement lorsque, admirant les études de Picasso pour "Les Demoiselles d’Avignon", dans le Musée de la rue de Thorigny, en plein cœur du Marais, vous apprendrez, toujours au bout de votre Mobile, de la vois sucrée et doucereuse de Tante Amélie, que sa voisine Artémise, mais oui, tu la connais, celle qui tire les cartes, eh bien, le caniche abricot d’Artémise vient de mettre au monde trois adorables chiots à la truffe couleur de cannelle, même que votre Tante aimerait vous en offrir un exemplaire de l’adorable caniche pour votre anniversaire qui, sauf erreur de sa part, ne saurait tarder, même qu’on fera un repas entre nous avec de la galantine de volaille et du pâté truffé de chez Alphonse.  Imaginez donc, alors que, pierre à pierre, vous vous ingéniez à édifier un cairn sur les dalles noires et trouées, face aux cubes blancs des maisons de Cadaqués, au milieu des effluves d’eucalyptus et de mimosa, imaginez la voix de cette connaissance du temps très ancien du Collège, cette voix que vous identifiez à peine tant elle a vieilli et qui vous invite au repas des Anciens de Clément Marot, aux retrouvailles fraternelles de 14-18, ça sera sympa tu sais, on parlera des cordons de stores qu’on faisait brûler dans les tiroirs du Prof de maths, il s’appelait Delmont, je crois, et puis tu me raconteras ce que tu es devenu ; tu as des enfants ? … ah, oui, moi aussi, mais tu sais, c’est toujours des soucis les enfants, petits soucis quand ils sont mômes, grands soucis quand ils sont adultes, enfin la vie c’est comme ça, on peut pas la changer !, alors dis, Philippe, on t’appelait « Phil », je crois entre potes, ah c’était le bon temps, tu sais, on peut compter sur toi pour la soirée du 21 Juin ?, t’es tellement boute-en-train, ça serait dommage que tu fasses faux bond, et blabla et blabla…

  Imaginez cela, ce cocon qu’on tisse autour de vous, ces paroles qui s’emmêlent et font des écheveaux, ces voix qui passent et repassent comme une navette au milieu des nappes de fils, ces multitudes de courants sonores comme des rivières qui tressent des gouttes d’eau le long de vos bras, de vos jambes, ces effusions vocales qui surgissent de partout et habillent votre corps de couches superposées de bandelettes et vous réduisent à l’état de momie. 

 

                                                                                                                            A suivre...

 

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