Sous quelles formes le temps nous affecte-t-il ?
Photographie : Blanc-Seing
Le temps qu'il fait, le temps qui passe jouent-ils une identique partition ou bien sont-ils de nature si différente que leur rencontre soit toujours fortuite, simplement livrée au pur hasard ? Ce jour d'hiver, par exemple, où tout vire au blanc, où les choses, se métamorphosant selon une autre esquisse qu'à l'ordinaire, nous apparaissent sous la figure de l'étrange, ne fait-il phénomène, pour nous, qu'à signifier le froid, ses manifestations physiques, sa simple géométrie ? Sans plus et il n'y aurait, associée à cette brusque survenue, que l'inclination de l'âme à errer sans raison particulière à l'entour des cristaux, à figurer de telle ou telle manière, autrement dit à afficher ses états d'être, pareillement au spleen baudelairien ou à la désespérance kierkegaardienne ?
Le temps qu'il fait, chaleur accablante, touffeur de l'air, coupure de la bise, fuite diagonale du vent; le temps des éléments, donc, ne serait-il que ce genre d'inconséquence dont le souvenir, la prégnance, ne dureraient qu'à l'aune de l'instant vécu; l'accueil d'un foyer rassurant reprenant vite en son sein pacificateur les contrariétés dont, un moment, nous aurions été affectés ?
La pluie, le gel, la nuée de sable rouge venue du désert parlent-ils seulement le langage d'autres peuples dont les signaux nous parviendraient par-delà l'immensité de l'espace ? L'eau diluvienne coulant du ciel en larges nappes, parle-t-elle l'arawak des Indiens de l'Orénoque ? La poussière portée par l'harmattan, celle du dialecte tamacheq des populations Touaregs ? La bise incrustée de givre, celle de la langue inupiaq des peuplades Inuits ? Et si, déjà, au travers de ses diverses apparitions, le temps nous initiait à cette manière de géopoétique nous unissant esthétiquement à des contrées, à leurs populations indigènes, à leurs si belles et étonnantes langues, nous aurions fait un saut vers un possible accroissement de notre horizon, vers une expansion de notre conscience.
Mais, le plus souvent, le blizzard, la tempête, la canicule réduisent nos silhouettes à n'être que de bien piètres effigies en quête d'un abri où nous mettre en sécurité. Pourtant celle-ci n'est jamais mieux assurée que lorsque notre vue porte au loin et que nos oreilles s'ouvrent à l'infini bruissement du monde.
Mais revenons à l'image, à sa simplicité, à ses bulles d'air que la glace emprisonne alors que l'eau est noire, mutique, presque inapparente et l'herbe sidérée de froid. Partout sont les signes du règne polaire, de la dérive boréale, et la banquise est une simple question de dimensions, non de nature. Marchant le long du ruisseau paralysé, engourdi, il s'en faudrait de peu que nous ne devenions des Aléoutes en quête de quelque phoque à chasser. Sans doute l'imaginaire est-il là hyperbolique, saisi de fantasmagorie. Et quand bien même ! C'est là son rôle que de nous ôter toute vision quotidienne, étroite, cernée de doute et de nous conduire vers des régions libres de contraintes, où les choses se déploient à leur guise, tellement les dimensions spatio-temporelles ont volé en éclats !
Mais portons-nous, maintenant, vers une autre représentation nous livrant une bien étrange énigme. Cette fantaisie des cristaux de glace est sans doute l'effet d'un pur hasard, la conséquence d'une physique des fluides opérant en sourdine, dont nous ne percevons guère que la forme achevée. Mais, là, posé devant nous, c'est bien d'un point d'interrogation dont il s'agit ??? - Mais qui donc pourrait le nier. Même un tout jeune enfant en conviendrait. Il y a des évidences incontournables. Mais, pour autant, ces manières de certitudes disent-elles plus que ne le fait leur simple présence ? N'y a-t-il pas lieu de se livrer, à leur sujet, à une brève remarque de l'ordre de l'esthétique et puis vaquer à nos occupations sans autre forme d'intrigue pouvant lui être associée ? Nous inquiétons-nous, outre mesure, de la perfection de la toile d'araignée, de sa superbe géométrie, de son étoilement à nul autre pareil ? Certes pas. Mais, s'il y a toile, il y a aussi, surtout, araignée. Il y a aussi "volonté". Il y a explication, il y a chaîne de causalité.
Mais le signe du questionnement sur la face gelée du ruisseau, quelle signification lui donner qui soit extérieure à l'événement physique ou au trop facile recours à un supposé Démiurge ? Nous nous exonèrerons de ces deux types de causalité pour la simple raison qu'à les convoquer, nous refermons aussitôt la boucle de l'interrogation. Il nous faut emprunter d'autres sentiers. Et, sans se fourvoyer dans les arcanes d'un panthéisme béat autant que naïvement puéril, nous dirons simplement qu'un tel phénomène résulte d'une action créatrice (poïétique, disaient les anciens Grecs), de la Nature. Bien évidemment avec une Majuscule parce qu'ici nous entrons dans le domaine des concepts fondamentaux de la philosophie, au même titre que lorsque nous nommons l'Histoire, l'Art, le Langage.
Donc la Nature ordonnatrice, modelant, sculptant, faisant surgir de ce qui était en attente, en réserve, une matière nouvelle, une "œuvre" pour utiliser le langage de l'artisan. Et ce surgissement, quand bien même il n'affecterait pas la forme du point d'interrogation, vient à notre encontre avec sa charge de mystère, de secret. Mais que veut donc nous transmettre la Nature à ainsi métamorphoser continuellement le réel ? Tout croît et se transforme sous nos yeux, sans que nous y prêtions attention.
Regardons le bris de glace, ses bulles prisonnières, les brins d'herbe pareils à des aiguilles, regardons les cristaux faire leurs boucles interrogatives. Car tout questionne bien au-delà des apparences et c'est sans doute pour cette raison que, pris dans les mailles denses des questions-réponses, nous n'apercevons plus ce qui s'y dissimule et, finalement, s'y abîme. Mais nous avons beau nous appliquer, les significations jamais ne s'exhaussent d'elles-mêmes, nous livrant la chair dont elles sont tissées. C'est à nous qu'incombe la tâche. Il nous faut donc nous déciller. Il nous faut donc remonter à la source. Mais nous ne savons comment procéder, le réel est si compact, si serré, à proprement parler, impénétrable. Certes il l'est. Mais il faut biaiser, en quelque sorte et trouver l'outil qui nous permettra de désoperculer la coquille, de toucher la nacre, d'atteindre le corail. Car toute chose, y compris la plus modeste, est capable de cette donation.
Alors, ces fragments de glace, il ne faut pas les laisser dans leur état horizontal, il faut les dresser métaphoriquement dans l'espace afin qu'ils consentent à libérer leur charge de sens. Verticaux, ils n'auront plus d'abri symbolique auquel se rattacher pour dissimuler leur essence. Verticaux, ils se mettront à parler. A cette fin, il suffira d'avoir recours à la très ancienne dialectique, c'est-à-dire provoquer l'art de la discussion à partir d'une idée que nous qualifierons de "paradoxale", laquelle dégagera l'empan suffisant à partir duquel les prémisses du sens pourront apparaître. Nous dirons simplement que l'apparition de la glace procède d'une négation de la chaleur. Cette assertion, contrairement à ce que l'on croît habituellement, ne résultant aucunement de la mise en œuvre d'une déduction logique, mais d'une simple constatation empirique. C'est seulement parce que nos sens ont pu faire l'expérience du gel lors des périodes froides que nous le connaissons et non en raison d'une opération discursive. Le zéro du thermomètre n'est aucunement une abstraction mathématique, simplement la représentation graduée du point à partir duquel l'eau commence à se solidifier avant de se transformer en glace. Il nous faut donc consentir à sortir du cercle étroit d'une rationalité qui, souvent, nous abuse, afin de retourner "aux choses même", ce mouvement constituant le thème fondamental de la phénoménologie.
La survenue, dans notre horizon simplement optique, un jour d'hiver, de ces cristaux de givre nous mettait seulement en situation d'en prendre acte. Sans plus. On conviendra que les congères et autres frimas ne disposent guère à la méditation. Donc, cernés par l'événement, nous nous employons à en circonscrire la silhouette immédiate, l'apparence première. C'est seulement plus tard que les choses se déploient et arrivent à maturité. Or, convoquant soudainement la chaleur et tout ce qui y est attaché de bien-être, de confort, de plénitude, d'insouciance, de liberté, d'aisance, de puérilité, de facilité, de "luxe, calme et volupté", nous aidons soudain cette image, ce souvenir et, de proche en proche, cette situation ancienne à s'actualiser sous son vrai jour, avec toute sa charge d'austérité, de sérieux, de resserrement, de condensation de l'espace, avec sa rigueur, sa précision, sans doute son hostilité, sa capacité à ne percevoir que l'essentiel, à ne délivrer qu'avec parcimonie ses angles, ses perspectives, ses reliefs atones, sa monochromie, (le noir et blanc en photographie est le médium privilégié pour traduire la neige, le froid, la désolation) - son exigence d'une vision dépouillée de fioriture, sa révélation en forme de scalpel.
Car la glace, le froid, n'autorisent jamais la distraction, l'approximation, l'estimation fantaisiste. La vie est constamment menacée par leur agression, aussi bien la végétale que l'animale ou l'humaine. S'aventurer parmi les glaces, comme le faisaient de grands explorateurs, exigeait non seulement un courage exceptionnel, de l'audace, mais un sens de la décision, une juste appréciation du risque, une saisie du réel sans faille. Sans doute le désert présente-t-il une exigence de même nature, et ici, les excès, la démesure sont en tous points comparables. Cependant demeurons sous des latitudes plus clémentes, les différences n'en seront pas moins grandes, la nature des oppositions contrastée. Si la rapide relation à l'art plus haut évoquée concernant l'œuvre de Matisse, "Luxe, calme et volupté" peut donner toute sa mesure d'ambiance sereine et quasiment paradisiaque, elle prend d'autant plus de valeur si on lui oppose, par exemple, les glaciations hivernales de Brueghel l'Ancien.
Ici, l'abrupte dialectique qui s'inscrit entre des œuvres diamétralement opposées donne bien la mesure de ce que le temps qu'il fait joue bien, et non seulement en mode mineur, avec le temps qui passe. Être, par l'imaginaire, l'un des personnages du tableau de Matisse nous reconduit à un radieux hédonisme, à un épicurisme facile, à une causerie entretenue sur quelque agora lumineuse, pleine de chants et de rires, alors, qu'autour de nous la fête dionysiaque déroulera ses anneaux.
Et, d'une manière antithétique, se plonger dans les rigueurs bruegheliennes, nous projette immédiatement dans de sombres fosses métaphysiques. Ici, nulle latitude pour une pensée sans attache, déliée, primesautière, mais simplement une relation austère aux choses de l'intellect, une attitude cernée de teintes froides, bleues, aux arêtes nettes, aux fragments géométriquement imbriqués, une élévation dans l'éther identique au surgissement de l'iceberg parmi la froide solitude. Nous serons livrés à nous-mêmes, déchiffrés à l'aune d'une métrique apollinienne, reconduits à notre condition première, en quête d'une possible vérité.
Mais tout ceci, toutes ces hypothèses que nous bâtissons constamment depuis le domaine de notre réflexion, tous ces affects qui nous submergent selon des tonalités chaudes ou bien froides, toutes ces perceptions qui toujours nous assaillent à la vitesse des comètes, tout ceci, donc, se déroule le plus souvent à notre insu, s'illustrant uniquement au-dessous d'une ligne de flottaison longuement existentielle. Constamment préoccupés de nous-mêmes, nous fondant dans les choses qui font, autour de nous, leur constant bourdonnement, notre horizon ne se pare plus que d'étranges feux crépusculaires dont il nous est bien difficile de démêler les fils d'un écheveau complexe. Et pourtant nous vivons, nous aimons, nous vibrons sous la rumeur du monde. Et pourtant nous avançons parmi les écueils sans bien comprendre la réalité de notre cheminement. Tout est si imbriqué, réel, symbolique, imaginaire et nous sommes comme un toton fou ivre de sa propre giration. Le mouvement, jamais nous ne pouvons l'arrêter, à moins de consentir à notre propre finitude. Alors nous vivons à continuellement girer, à nous inscrire dans le pullulement infini de ce qui fait phénomène alors que le temps nous visite longuement, aussi bien le temps qu'il fait, que le temps qui passe.
Tour à tour, nous sommes pluie et tristesse; mistral et vivacité; ciel bas au-dessus des tourbières et mélancoliques; tantôt nous visite l'harmattan et la joie; le froid polaire et la raison; les giboulées et l'inconstance; la chaleur blanche et l'enthousiasme; le givre et la délicatesse; les courants alizés et les élans du cœur; le blizzard et le sentiment du tragique; la tempête et l'humeur colérique; le frimas et le trouble de l'âme; l'ouragan et la passion; la bise étroite et la sensiblerie; la douceur automnale et la délicatesse des sens.
Le temps qui passe; le temps qu'il fait, ne s'illustrent jamais mieux qu'à refléter nos états d'âme. De toutes ces choses nous faisons la synthèse . Nous ne sommes que du temps immergés dans un temps qui nous dépasse de sa dimension d'éternité. Depuis toujours nous consentons à cela par le simple fait d'exister, ou bien notre condition y consent sans que nous en soyons alertés.