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10 juin 2016 5 10 /06 /juin /2016 07:47
Celle, sous le ciel de Bruges.

Photographie : Katia Chausheva.

Cela faisait quelques jours que j'étais descendu à L'Hôtel Atlantique, près de ces grandes plages de Vendée balayées par le vent. Il me fallait ces vastes horizons, ce ciel infini, la courbure des choses et le silence alentour. Vous vous êtes inscrite, un jour, dans mon regard à la manière d'une brise sur la face d'un lac. Dans la pure discrétion qui, sans doute, était distraction de vous-même. Tellement vous paraissiez dans le recueil, l'abstinence, tellement installée dans ce qui semblait être votre "arrière-saison", ce sentiment que vous donniez de vouloir parcourir votre existence vers l'aval et de parvenir au crépuscule alors que l'été n'était même pas entamé. Entre nous, il n'y eut de rencontre que ces rapides parenthèses, ces esquisses d'existence réduites à la salle commune. Votre petit déjeuner était songeur, le tube de vos lèvres resserré sur le chalumeau où courait le jus d'orange en un mince filament. Je buvais du thé noir, très chaud et la brûlure qu'il provoquait était comme une incitation à m'inscrire dans le rythme du temps. Rarement nos yeux s'étaient rencontrés - mais le firent-ils jamais ? -, votre regard sur un horizon flou, le mien au-delà des rivages de sable. Parfois, vous receviez un coup de fil et mettiez votre main en conque devant votre téléphone, comme pour vous abriter de ceux qui auraient pu percer votre mystère. Alors, je me levais, gagnais la verrière de l'hôtel d'où je ne percevais nullement le contenu de votre conversation, seulement le rythme souple de la voix, l'intonation vaguement étrangère dont je n'arrivais pas à identifier l'origine. Pourtant, cet accent-là, je l'avais déjà entendu. Mais ne cherchiez-vous à le modifier afin de demeurer dans cet évident anonymat dans lequel vous paraissiez vouloir vous dissimuler ?

Mais, plus que votre voix énigmatique, ce qui m'avait le plus intrigué c'était cet air infiniment songeur, cette manière de double masque dont vous affubliez votre singulière épiphanie. Comme un écho du temps vous situant dans un passé dont, peut-être, vous peiniez à vous extraire. A moins que ce ne fût l'effet d'une simple volonté. Je crois que j'inclinais pour la deuxième hypothèse, le refuge dans quelque chose de douloureux ou bien une naturelle affinité avec la couleur de la mélancolie. Je ne sais pourquoi, observant votre visage de pâle carnation, vos yeux perdus dans une éternelle brume, je vous avais spontanément placée du côté de "La naissance de Vénus" de Botticelli.

Celle, sous le ciel de Bruges.

"La naissance de Vénus".

Botticelli.

Source : Google Art Project.

Même inclinaison de la tête, même regard éloigné de soi, même ovale du visage signant l'esquisse d'une perfection, même tristesse contenue dans les limites d'une infinie beauté. Mais, plutôt que la grâce florentine, plutôt que les doux vallonnements de la Toscane, la chandelle de ses cyprès plantés dans le ciel, la lumière ruisselant sur les feuilles des oliviers, la clarté un peu aveuglante de la Méditerranée si proche, c'est d'une autre essence dont vous étiez l'illustration, plus effacée, plus nordique, prise dans les remous d'une Flandre équivoque, avec la clarté lunaire de la Mer du Nord, le lacis des canaux plombés de lourds nuages, l'enceinte de briques des demeures flamandes.

Celle, sous le ciel de Bruges.

Portrait de femme.

Rogier Van Der Weyden.

Source : Photographie Francis Toussaint.

Oui, vous me faisiez penser, inévitablement, à ce tableau aperçu autrefois au hasard de mes visites, à cette si belle effigie de la femme peinte par un primitif hollandais, Rogier Van Der Weyden, à sa douce carnation pareille aux tuileaux des maisons, à cette sublime introversion qui disait la vie intérieure, sa richesse, peut-être l'exercice d'une profonde méditation ou la fixation en quelque événement du destin seulement connu de vous. Oui, j'en étais sûr, je vous avais identifiée. A la manière de l'entomologiste, je vous avais clouée, caprice d'homme oisif, sur la carte des Flandres, fragile insecte non averti de son sort, quelque part dans cette Bruges qui m'avait tant fait rêver, à la confluence de canaux du côté de Groenerei, dans une maison de briques aux fenêtres étroites, penchée sur une lecture studieuse ou bien un ouvrage d'art, peut-être une broderie. Peut-être un livre de peinture dans lequel vous cherchiez à vous découvrir, oeuvre belle parmi les lumières flamandes. Oui, à vous découvrir, à moins que ce ne fût l'exact contraire, à vous dissimuler encore davantage dans l'ombre primitive qui semblait descendre du ciel pareille à une ample capeline vous abritant du monde. Je vous imaginais, plongée dans l'or d'une lumière telle celle des tableaux de Rembrandt, en arrière du jour, réduite au silence d'un étrange clair-obscur - c'est bien cela, les Flandres, cette vérité se disant en même temps qu'elle se voile ? -, occupée, dans les corridors de cendre de l'hiver, à ranger le contenu d'un meuble, à feuilleter le parchemin d'une ancienne revue comme vous l'auriez fait de vos jours passés, déjà archivés dans le songe du doute. Parfois, lorsque la lumière déclinait, votre silhouette en demi-teinte, je pouvais l'apercevoir, longeant le canal qui court le long des pavés, en direction de ce pont miniature, alors que les pignons des demeures flamandes faisaient leurs découpes crénelées sur le sol pris de cet indéfinissable gris qui fait le charme des arrière-saisons. Vous alliez jusqu'à Steenhouversdijk - ce nom imprononçable -, demeuriez un moment, regardant les façades de briques de deux grands bâtiments couverts d'ardoises - étaient-ce des musées ? -, faisant bientôt demi-tour pour rejoindre le havre de paix dont vous sembliez ne pouvoir vous éloigner qu'à regret. Mais, quel était donc l'événement qui vous avait conduite sous les ciels clairs, du côté de la Vendée, dans la démesure du vent et la plénitude de l'espace ? Cette subite clarté, que lavait-elle en vous que vous ne pouviez effacer ? Et la force abrasive de l'air, les particule de mica qu'il entraînait, ceci contribuait-il à vous mettre en repos de vous-même ?

Mais je percevais combien mes questions étaient impuissantes à résoudre votre énigme. A la fin de votre séjour, je crois bien que, vous voyant, je demeurais au silence, la meilleure façon de vous cerner. Puis, un matin comme les autres, dans la vacuité du jour, dans les mailles complexes des heures, votre présence s'est réduite à la taille de ce journal quotidien qui semblait, lors de vos petits-déjeuners songeurs, vous fasciner, tellement votre regard paraissait n'en pouvoir se détacher. Ces feuilles qui restaient de vous, j'ai eu la curiosité de les parcourir du regard, comme cela, par la simple grâce d'un désœuvrement. Un magazine aux belles pages glacées, portant surtout des reproductions d'œuvres d'art. Je crois bien, qu'en filigrane, votre troublant éloignement du monde s'y lisait, dans la nervure même des images. Tout en bas d'une page, dans un encadré gris, une simple annonce disait ceci :

"Primitifs Flamands.

Portraits de

Rogier Van Der Weyden.

Galerie des Flandres.

Bruges.

Du 5 au 20 Octobre.

Entrée libre.

Voilà, je ne m'étais pas trompé, vous étiez l'incarnation vivante de cette pure beauté venant du plus loin du passé, aux alentours de l'année 1450. C'est, sans doute, la raison pour laquelle vous demeuriez en-deçà de vous, en-deçà du monde dans cette si belle renaissance dont vous paraissiez l'icône indépassable, comme si, avant, après, le monde ne s'était illustré qu'à la manière d'une distraction. Votre journal, je l'ai mis dans le maroquin qui me suit partout. J'ai ouvert une carte routière de l'Europe. Bruges y figurait dans un flou de brume avec, en toile de fond, les meutes blanches de la Mer du Nord. Bruges que je rejoindrais dans un peu moins de huit heures. Déjà L'Hôtel Atlantique n'était plus qu'une vague silhouette se dissipant dans le lointain, les Flandres n'étaient pas encore qui faisaient leur faible lueur de sémaphore. Je connaissais un hôtel en bordure du canal dont je souhaitais qu'il fût proche de votre demeure imaginaire. Demain, dans la fraîcheur de la Galerie des Flandres, m'apparaîtrait peut-être celle dont je pensais qu'elle était votre double, alors que vous en étiez la réplique contemporaine. Ou vous, au détour d'une rue pavée de gris. Alors mon voyage n'aurait pas été effectué en vain. Comment, d'ailleurs eût-il pu l'être puisque vous étiez présente jusque dans mes pensées les plus secrètes ? Jamais l'on ne peut effacer d'image surtout lorsqu'elle prend sa source dans une si belle contrée. Vous étiez le paysage et tout ce qui s'y reflétait. Vous étiez la renaissance, la vôtre, la mienne, celle de tous ceux qui savaient lire dans la beauté des choses. Il y avait infiniment à découvrir !

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Published by Blanc Seing - dans NOUVELLES

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